Santé

Neurones miroirs 
ou neurones 
miracles?

© Indiapicture • © kiankhoon

Découverts au début des années 1990, les neurones miroirs ont la propriété de s’activer non seulement quand nous exécutons une action, mais également lorsque nous observons une autre personne accomplir une action similaire. Cette découverte a suscité un élan d’enthousiasme d’une telle ampleur que les neurones miroirs ont pratiquement accédé au statut de «neurones miracles». On leur a reconnu de nombreuses vertus, dont une implication dans l’imitation, l’apprentissage ou encore l’empathie. Aujourd’hui, toutefois, l’emballement scientifique et médiatique dont ils ont fait l’objet semble devoir être tempéré

Les neurones miroirs ont été découverts par hasard en 1992 à l’Université de Parme, dans le laboratoire du professeur Giacomo Rizzolatti. Y était étudié le répertoire moteur du singe macaque, via des enregistrements unitaires de neurones au sein des cortex pariétal et prémoteur. Les gestes de préhension du primate constituaient un des centres d’intérêt des chercheurs. Leurs enregistrements montraient notamment qu’un neurone du cortex frontal inférieur (aire F5) s’activait à chaque fois que l’animal tendait le bras pour saisir une cacahuète et la porter à sa bouche. Un des expérimentateurs saisit lui-même une cacahuète. Surprise ! Le neurone se mit de nouveau à s’activer dans le cerveau du singe alors que l’animal était immobile. Que fallait-il en déduire ? Selon Rizzolatti et son équipe, qu’une classe de neurones déchargent aussi bien lorsque l’animal effectue une action spécifique que lorsqu’il observe un autre individu, de préférence appartenant à son espèce, en train d’exécuter la même action.

En l’occurrence, le codage cérébral ne se réfère pas à la commande de muscles précis (de l’avant-bras, du bras, de la main…), mais à une intention motrice relative à un geste pris dans sa globalité. Ainsi, les neurones miroirs n’émettent de potentiels d’action ni à la simple vue d’objets préhensibles, telle une cacahuète sur une table, ni à celle de mouvements de préhension qui seraient effectués en l’absence de tout objet. Et si l’interaction entre la main et ­l’objet est cachée, la partie ­distale de la main ayant été masquée, les neurones miroirs de l’aire F5 s’activeront malgré tout à la condition qu’un objet préhensible soit présent. L’interprétation classique de cette situation est qu’ils sont à même de coder cet aspect très abstrait des actions d’autrui qu’est leur intentionnalité.

Dans la foulée de la découverte des neurones miroirs de l’aire F5, les mêmes chercheurs mirent en évidence, toujours chez le macaque, une autre catégorie de neurones miroirs, dont la localisation était cette fois la partie antérieure du ­cortex ­pariétal inférieur, région anatomiquement connectée à l’aire frontale F5 et avec laquelle elle pratique des échanges réciproques d’informations. Fut ainsi identifié, chez le primate, le «système des ­neurones miroirs fronto-pariétaux».


Une grande limitation

Peu après, plusieurs équipes, dont celle de Rizzolatti, ont réalisé des enregistrements en neuro­imagerie fonctionnelle (pet scan et IRMf) chez l’homme, afin de déterminer si lui aussi était doté d’un système miroir. «Classiquement, on demandait aux participants d’accomplir une action, comme saisir un objet, puis on leur projetait un film où l’on voyait une autre personne effectuer la même action», rapporte Julie Grèzes, directrice de recherche à l’Inserm et responsable de l’équipe «cognition sociale» dans le Laboratoire de neuro­sciences cognitives de l’École normale supérieure, à Paris. Comme elle le précise, l’idée était de réaliser des analyses dites de conjonction afin de déterminer quelles étaient les régions cérébrales activées dans l’une et l’autre condition, et donc de mettre en évidence un réseau commun à l’observation d’une action et à son exécution.

De la sorte, des régions homologues à celles trouvées chez le singe macaque furent identifiées chez l’être humain: primo, la pars opercularis du gyrus frontal postéro-antérieur dans l’aire de Broca; secundo, le lobe pariétal inférieur. Déjà à l’heure des recherches initiales chez le singe, d’aucuns avaient émis l’hypothèse que le système miroir pourrait être le précurseur du système neuronal du langage. Étant donné l’importance de l’aire de Broca dans la production du langage verbal, ils se sentirent confortés dans leur opinion lorsque des travaux en neuroimagerie fonctionnelle conclurent que les neurones miroirs du pars opercularis du gyrus frontal postéro-antérieur s’activaient à la vue d’expressions faciales caractéristiques du langage oral humain, et ce en ­l’absence de toute parole prononcée.

À ce stade, Julie Grèzes émet une première critique. «Si certaines études ont mis en évidence des activations au sein de l’aire de Broca, nombre d’autres expériences détectaient des activations plus postérieures, au niveau du cortex prémoteur, très proche.» La question de la localisation exacte des neurones miroirs au sein du cortex frontal était donc posée. Aujourd’hui, il ressort de nombreuses méta-analyses que l’ensemble des régions impliquées est composé du cortex pariétal, du gyrus frontal inférieur et du cortex prémoteur, du cortex somatosensoriel (et parfois moteur).

En outre, pour des raisons éthiques évidentes, les recherches chez l’homme ne s’appuient pas sur des enregistrements unitaires de neurones, comme chez le singe, mais sur la neuroimagerie fonctionnelle, laquelle ne donne accès qu’à des régions cérébrales, ce qui constitue une grande limitation dans l’interprétation. Au sein des cortex pariétal et prémoteur, dont la fonction première  est de permettre d’agir, quelque 20% seulement des neurones possèdent des propriétés visuelles, c’est-à-dire sont susceptibles de décharger lors de la perception d’une action réalisée par autrui. «Dès lors, commente le professeur Grèzes, les activations régionales que révèlent l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle ne permettent pas d’affirmer formellement que ce sont les mêmes populations de neurones qu’active le sujet lors de l’exécution ou de l’observation d’une action spécifique.»

Pince à escargots

Pour que les neurones miroirs déchargent à la vue d’une action effectuée par un autre individu, il faut que celle-ci appartienne au répertoire moteur de l’observateur. De même, le degré ­d’expertise de ce dernier pour la réalisation de l’action ­perçue module le niveau d’activation de son système miroir. Ainsi, Julie Grèzes, avec des collaborateurs londoniens, a montré chez l’humain que les ­neurones miroirs de danseurs de capoeira s’activent à la vue de quelqu’un qui pratique cette danse, mais moins en voyant un danseur classique à l’œuvre. Et la réciproque est vraie également. L’expertise est donc cardinale dans le fonctionnement du système miroir.

Ce dernier est doté d’une certaine neuroplasticité dont on essaie aujourd’hui de tirer parti chez l’homme à des fins thérapeutiques, notamment dans le cadre de déficiences motrices post-AVC. Au départ, le système miroir du singe reste silencieux lorsqu’une action de préhension dont ­l’animal est le témoin se réalise avec un outil. Rizzolatti a entraîné durant plusieurs mois 2 singes à utiliser une pince à escargots, ustensile aux propriétés relativement complexes puisqu’il faut fermer la main pour que la pince s’ouvre. Au terme de cet apprentissage, les neurones miroirs des 2 primates émettaient des potentiels d’action à la vue d’une personne se servant de cet accessoire domestique. «En revanche, si on montre régulièrement à un singe, pendant ­plusieurs mois, un film dans lequel apparaît une personne qui manipule un outil, l’animal n’apprendra jamais à l’utiliser, explique Julie Grèzes. Cependant son système miroir aura appris à prédire le déroulement de cette action et sera donc actif pendant son observation. C’est un enseignement à retenir pour des applications thérapeutiques humaines: l’apprentissage par observation pure ne marche pas; il faut observer et répéter.»

Les neurones miroirs sont-ils devenus la tarte à la crème de la psychologie ? Certains auteurs l’affirment, bien qu’ils n’en contestent pas l’existence et le rôle majeur.

Socle du système miroir, la correspondance entre percevoir et agir a éveillé la termino­logie de «représentations partagées», eu égard à la mise à contribution de processus communs. Mais quelle est l’utilité de ce «partage» ? Selon le courant classique dont Giacomo Rizzolatti est le principal représentant, l’activation du système moteur pendant l’observation des actions d’autrui permettrait leur compréhension et leur imitation, terreau de l’apprentissage (surtout chez l’enfant). Cette propriété de compréhension de l’action est remise en question de façon convaincante par des ­chercheurs comme Gregory Hickok, de l’Université de Californie à Irvine, Gergely Csibra, de la Central European University à Budapest, Jean Decety ou Julie Grèzes.

Dans des articles récents, Hickok et Csibra contestent l’idée chère à Rizzolatti que les ­neurones miroirs permettraient de comprendre une action dès son initiation, c’est-à-dire de ­saisir l’intention sous-jacente au geste amorcé. Et de fait, quand quelqu’un prend un verre en main, est-ce pour le boire ou aller le laver, voire pour en verser le contenu sur une personne ou le ­briser sur le sol ? Aux yeux de Hickok et Csibra, le ­cerveau doit d’abord analyser le contexte. À partir des hypothèses qui se dégagent de cette analyse, une prédiction quant à l’intention sur laquelle se fonde le geste observé est proposée au cortex moteur, qui produit alors une simulation. «Pour Rizzolatti, il y a passage direct du visuel au moteur, tandis que pour Csibra, le passage du visuel au moteur suppose une analyse préalable du contexte par le cortex frontal», précise Julie Grèzes.


Cerveau social

Hickok met en exergue un argument fort pour soutenir sa thèse: il n’existe aucune preuve que le système des neurones miroirs permette aux macaques de comprendre les actions de leurs congénères. De même, chez l’homme, des lésions au niveau du système des neurones miroirs ­n’influent en rien sur la compréhension des actions d’autrui. «Ainsi, on sait depuis plus de 100 ans que si l’aire de Broca est lésée, le sujet connaîtra des problèmes dans la production du langage oral, mais n’aura aucun ­déficit dans la compréhension des actions d’autres personnes», souligne Julie Grèzes. Et d’ajouter: «Il y a déjà une vingtaine d’années, j’ai testé des patients présentant des lésions dans l’aire de Broca et dans le cortex prémoteur, voisin. Jamais, je n’ai observé de déficits dans la reconnaissance d’actions.»

Selon la neuroscientifique, les «représentations partagées» sont principalement vouées à la prédiction (non à la compréhension) d’actions dont nous percevons l’accomplissement par d’autres individus, mais cela vaut uniquement quand ces actions nous sont familières. Pour des actions potentiellement nouvelles ou inattendues – imaginons par exemple que quelqu’un allume un interrupteur avec son  genou -,  le recours à des systèmes d’inférence sous-tendus par des régions appartenant au «cerveau social» (sillon temporal supérieur, pôles temporaux, cortex médial préfrontal) serait nécessaire pour comprendre le contexte dans lequel ces actions sont réalisées. Selon Csibra et d’autres auteurs, le cerveau social ­pourrait alors informer le système miroir afin qu’il puisse prédire les prochaines étapes de ces actions. Ces 2 systèmes sont donc unis par des liens de complémentarité.

Au début des années 2000, les neurones miroirs ont investi un autre espace: celui de la compréhension des sensations et émotions d’autrui. En 2003, une étude en IRMf réalisée par le docteur Bruno Wicker, en collaboration avec l’équipe de Rizzolatti, montra que tant le dégoût éprouvé lors de l’exposition à des odeurs nauséabondes que la vision de l’expression faciale d’une personne ressentant la même émotion activent notamment l’insula et le cortex cingulaire antérieur. Quelle conclusion en tirèrent les chercheurs ? Que des régions cérébrales identiques sont recrutées par l’émotion de dégoût, que celle-ci soit vécue à la première ou à la troisième personne. Deux ans plus tard, un phénomène de nature analogue fut constaté pour la douleur. D’après Giacomo Rizzolatti, «ces observations suggèrent que l’empathie dépend de l’activation, au cours de l’observation de l’autre en état émotionnel, de circuits qui élaborent les réponses émotionnelles correspondantes chez l’observateur».

Trop vite et trop loin

On a considéré que les autistes étaient incapables de ­comprendre les émotions des autres personnes parce qu’ils ne disposaient pas de système miroir. Plusieurs articles récents ont révélé, au contraire, des activations dans les régions ­cérébrales concernées. «Ce n’est ­probablement pas là que le bât blesse chez les autistes, dit Julie Grèzes. Avant de ­poursuivre des thérapies basées sur les neurones miroirs, encore faudrait-il mieux cerner les propriétés exactes de ces cellules. Les actions entreprises peuvent être dommageables pour les patients, car elles constituent une perte de temps dans la prise en charge. On est allé trop vite et trop loin.» Un raisonnement similaire vaut entre autres pour la schizophrénie.

En revanche, la neuroscientifique de l’Inserm pense que la plasticité dont est doté le système miroir – preuve par les primates entraînés à utiliser une pince à escargots (voir p.25) – pourrait vraisemblablement être mise à profit pour la réhabilitation des patients présentant des déficiences motrices post-AVC. «Toutefois, tempère-t-elle, on n’a pas encore le recul suffisant pour entreprendre des méta-analyses qui ­permettraient de conclure à l’efficacité d’une telle approche thérapeutique.»


Tarte à la crème

Pour Julie Grèzes, qui partage l’opinion de ­Hickok, Csibra ou Decety, Rizzolatti allait un peu vite en besogne. Primo, le recouvrement constaté en neuroimagerie fonctionnelle entre les régions impliquées respectivement dans l’observation et le ressenti personnel n’est pas complet. Secundo, l’insula et le cortex cingulaire antérieur n’ont pas de lien direct avec l’activité motrice, à laquelle était initialement chevillé le concept de système miroir. D’aucuns ont néanmoins étendu le spectre à ces régions. Puis, l’extension s’est poursuivie, au point qu’en poussant le raisonnement dans ses derniers retranchements, on en viendrait à l’idée que tout le cerveau est miroir. «Il faudrait alors reconceptualiser les choses», estime le professeur Grèzes. Quant à Jean Decety, il considère que les neurones miroirs sont devenus la tarte à la crème de la psychologie. Aujourd’hui, certains auteurs ne leur confèrent-ils pas mille et une vertus: être à la base de tous les comportements sociaux, du ­langage, des conduites d’imitation et d’apprentissage, de l’empathie, de l’altruisme, de l’amour maternel, de l’orientation sexuelle ou encore des choix politiques ? C’en était trop aux yeux de ­Gregory ­Hickok, qui n’hésita pas à publier en 2014 un livre au titre éloquent: The myth of Mirror ­Neurons. Nul ne nie pourtant l’existence des neurones miroirs ni le rôle majeur qu’ils semblent jouer au niveau des interactions sociales. Mais pour les contradicteurs de Rizzolatti, la fonction de ces cellules n’est pas de permettre la compréhension des actions d’autrui, nous l’avons évoqué, ni une résonnance empathique.

Revenons-en à ce dernier élément: l’empathie. Ce que Hickok conteste n’est pas le fait qu’il y ait des activations cérébrales communes, mais l’interprétation qui en est donnée. L’idée de Rizzolatti et de ses collaborateurs est que pour comprendre les émotions d’autrui, on doit les ressentir soi-même. Or, par exemple, une étude du neurologue français Nicolas Danzinger a mis en évidence, en IRMf, que des personnes en proie à une insensibilité congénitale à la douleur activent, à la vision d’expressions faciales de douleur, les mêmes régions cérébrales que des sujets ­normaux. Il faut en déduire que ce qui importe pour ­comprendre les autres n’est pas d’éprouver les mêmes ­émotions qu’eux, mais d’être capable d’imaginer ce qu’ils ressentent. De façon similaire, des patients souffrant du syndrome de Mœbius, ­maladie congénitale se manifestant par une paralysie de la face, parviennent néanmoins à reconnaître les émotions traduites par les mimiques faciales d’autrui. Ce qui, comme l’indique Jean Decety, «va à l’encontre du rôle des neurones miroirs dans la reconnaissance des émotions.»

Julie Grèzes a une autre critique fondamentale à formuler au sujet du mimétisme supposé entre les émotions ressenties et celles que leur perception engendre chez un témoin. «Chaque émotion possède une fonction sociale différente, dit-elle. Faire du mimétisme de la colère, par exemple, n’est pas nécessairement adapté. Dans certains cas, peut‑être la peur, ou une autre émotion, est-elle préférable.» Decety considère d’ailleurs qu’être en permanence en résonance émotionnelle avec l’autre ne relèverait pas de l’empathie mais de la contagion émotionnelle. 

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