Chimie

De l’alchimie à la chimie

PAUL depovere • depovere@voo.be

© Wellcome Collection

S’il est bien vrai que la chimie, cette science omniprésente telle qu’on la conçoit aujourd’hui, soit d’origine assez récente, on admet toutefois que déjà à partir du néolithique (5000 à 2500 avant J.-C.), les hommes avaient appris à transformer les matériaux qu’ils connaissaient en des formes leur apportant quelque confort de vie… 

Scène de distillation dans un laboratoire d’un alchimiste, gravure par P. Galle.

 

 

Au départ, l’homme préhistorique se servait de simples pierres, notamment de silex, pour façonner les armes et autres outils indispensables à sa survie. Jusqu’au jour où il remarqua la présence, parmi ses cailloux familiers, de quelques «pierres» étranges, brillantes et malléables: ce sera la découverte de divers métaux existant à l’état natif, en l’occurrence l’or, le cuivre et l’argent. Au début, l’homme se contentera de les travailler par simple martelage, à l’instar de ses matériaux lithiques traditionnels. Mais la découverte du feu lui permettra de franchir une étape déterminante, eu égard à la fusibilité de ces matériaux. En outre, nos ancêtres seront peu à peu capables d’atteindre, de maintenir des températures de plus en plus élevées et dès lors d’obtenir – à partir de minerais diversement colorés – de l’étain, du plomb, du mercure et plus tard, du fer. Ils auront ainsi en définitive découvert un ensemble de 7 métaux qui seront associés à des planètes: Saturne (1) pour le plomb, Mars (2) pour le fer, etc.

   

Quel a dû être l’étonnement de ces métallurgistes amateurs voyant couler un métal liquide tel que le mercure alors qu’ils grillaient du cinabre (HgS), un splendide minerai vermillon, par ailleurs tellement toxique que seuls des condamnés à mort étaient désignés pour l’extraire. Vint aussi, entre-temps, la mise au point d’alliages, par exemple le bronze (cuivre + étain), ouvrant la voie à la confection d’objets mieux adaptés (par leur résistance ou leur dureté) à l’usage recherché. Ce raffinement des technologies correspondra à la succession de périodes classiquement appelées «chalcolithique» (2500 à 1800 avant J.-C.), «âge du bronze» (1800 à 700 avant J.-C.) et enfin, «âge du fer» (700 à 52 avant J.-C.). D’autres artisanats ont également vu le jour, comme la poterie, la ­verrerie, le tannage des peaux ou encore l’extraction de pigments et la confection de boissons fermentées. Sans le savoir, nos ancêtres effectuaient des manipulations de chimie, c’est-à-dire qu’ils réalisaient des réactions grâce auxquelles la matière était transformée en quelque chose de plus utile.


Le temple de Zeus à Olympie: le premier tour de magie de l’histoire

À côté des 7 métaux précités, il existait une autre matière bien connue se présentant sous la forme d’une poudre jaune: le soufre. Le mot latin sulphur dérive lui-même d’un mot arabe signifiant «jaune». Mais, en grec, soufre se dit qeion (theion), issu du mot QeoV, Zeus, le dieu suprême. Ceci explique pourquoi le nom de certains dérivés soufrés comprend le préfixe «thio» (thiosulfate, thioesters, etc.). La question est: pourquoi les Grecs ont-ils associé une substance aussi anodine que le soufre au dieu le plus important de leur panthéon ? La réponse est simple: il existait, au 5e siècle avant J.-C., un temple à Olympie où l’on pouvait admirer une impressionnante statue chryséléphantine de Zeus.

Les pèlerins qui accouraient par milliers à ­Olympie pour implorer les faveurs de Zeus devaient nécessairement s’adresser aux prêtres. Ceux-ci, pour prouver leur relation privilégiée avec leur dieu et pour montrer que la statue était l’émanation de Zeus, avaient recours à un artifice ingénieux: ils jetaient subrepticement une poignée de soufre dans l’un des brasiers sacrés faisant face à la statue. Ce soufre s’enflammait immédiatement (en formant du SO2): l’éclair bleu, le bruit soudain et l’odeur âcre avaient tôt fait de convaincre les plus incrédules de la preuve d’une manifestation divine ! 

Timbre émis par la Hongrie en 1980, montrant l’une des sept merveilles du monde antique (entre-temps détruite lors d’un incendie), en l’occurrence la statue de Zeus à Olympie, réalisée par le sculpteur grec Phidias.

L’effigie de Démocrite, sur un timbre grec de 1961. Son concept de l’atome lui vint à l’esprit alors qu’il admirait la surface parfaitement lisse d’une plage à marée basse, laquelle est en réalité constituée de grains de sable distincts.

L’épopée alchimique

Dès le 4e siècle avant J.-C., les Chinois avaient appris à maîtriser parfaitement la pyrotechnie ainsi que d’autres procédés de laboratoire qui les amenèrent à inventer notamment la poudre à canon. Mais ils cherchaient également à transmuter les vils métaux en or et ce, afin de créer un élixir d’immortalité. Les techniques décrites par les Chinois furent par la suite connues des Égyptiens qui, depuis des millénaires, avaient eux aussi acquis des compétences très spécifiques, comprenant en cela la momification de leurs morts mais également l’obtention de métaux précieux. Le sarcophage de Toutankhamon par exemple, contient plus de 110 kg d’or ! En réalité, les Égyptiens ne comprenaient pas grand-chose aux bases scientifiques de leurs manipulations. Certes, à la même époque, des philosophes grecs tels Leucippe, Démocrite puis Aristote basculèrent d’une timide théorie de l’atome vers un concept à 4 éléments (eau, air, feu, terre) pour rendre compte de la constitution de la matière, mais aucune expérience n’était réalisée pour étayer ces hypothèses.

  

Vers 400 avant J.-C. en effet, Démocrite se demandait ce qui se passerait si on divisait un bloc de matière en 2, puis encore en 2 et ainsi de suite. Selon lui, cette opération ne peut pas être poursuivie à l’infini: on aboutira toujours à une limite, c’est-à-dire à une entité ultime, indivisible, qu’il appela atome [atomoV (atomos en grec, qui signifie «qu’on ne peut diviser»).

À la mort d’Aristote, la tradition philosophique de la Grèce se déplaça progressivement vers Alexandrie et se mêla aux techniques érudites des Égyptiens: la véritable alchimie (3) était née ! 


 

Dès le 7e siècle, les conquérants arabes envahirent l’Égypte et se mirent à traduire la plupart des documents alchimiques, ce qui relança les recherches en vue de réaliser la transmutation des métaux en or grâce, cette fois, à une pierre dite philosophale. Parmi les alchimistes les plus célèbres de l’époque, on se doit de citer Geber, Rhazès ainsi qu’Avicenne. C’est Geber (721-815) qui réfuta le concept grec des 4 éléments pour proposer le soufre et le mercure en guise de constituants fondamentaux de la matière. Soufre et mercure, un peu comme le yang et le yin dans le taoïsme, étaient considérés comme le père et la mère des divers métaux, sous les influences astrales ad hoc. Rhazès (850-932) ajoutera à ce système binaire un 3e constituant, en l’occurrence le sel, censé assurer la cohésion entre le soufre et le mercure. Avicenne, quant à lui, commencera à comprendre intuitivement que la transmutation des métaux devait être impossible, battant ainsi pour la 1e fois en brèche la logique alchimique

Dès la fin du 12e siècle, l’alchimie fit cependant son entrée en Europe grâce aux traductions des ­travaux arabes, en particulier en latin. Albert le Grand (1193-1280), Thomas d’Aquin (1225-1274) et Raymond Lulle (1235-1315) seront des expérimentateurs sanctifiés ou béatifiés par l’Église catholique. Peu à peu toutefois, l’alchimie perdait sa crédibilité. Vers 1500, Paracelce déclarait ouvertement que la vraie tâche d’un alchimiste devrait se limiter à la préparation de remèdes. La chimie pharmaceutique (à l’époque appelée iatrochimie) faisait timidement son apparition. En outre, la large ­diffusion de livres, grâce à l’invention de ­l’imprimerie (vers 1450), va peu à peu libérer la chimie de son langage ésotérique et archaïque.

 

Mais c’est en définitive un médecin bruxellois, Jean-Baptiste van Helmont, qui assura la transition nette entre alchimie et chimie. Celui-ci se servit systématiquement d’une balance et tenta d’établir diverses relations quantitatives au sujet des transformations de la matière. Ce faisant, il découvrit le CO2 et inventa le terme «gaz» en prononçant le mot «chaos» à la flamande ! Avec van Helmont, la chimie acquerra enfin une respectabilité académique et deviendra une science désormais enseignée dans les universités.

Il faudra cependant encore attendre les travaux de Boyle, Priestley, Scheele et autres pour qu’enfin, Antoine Laurent de Lavoisier (1743-1794), avec sa célèbre maxime «Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme», établisse définitivement les fondements de la chimie moderne, mais ceci constitue le début d’une toute autre histoire !

Gravure de l’alchimiste Geber (ou Abu Mūsā Jābir ibn Hayyān).

Jean-Baptiste van Helmont, dont l’effigie apparaît ici sur un timbre belge de 1942. Curieusement, cet ingénieux savant, qui découvrit par ailleurs le CO2, n’imagina pas le rôle joué par ce gaz dans la croissance d’un saule qu’il arrosa pendant cinq ans au cours d’une expérience restée célèbre. La masse du terreau étant restée strictement identique, van Helmont en conclut que l’arbre avait gagné du poids exclusivement aux dépens de l’eau d’arrosage. Bien sûr, le processus de photosynthèse était encore inconnu à l’époque !

(1) Voilà ­pourquoi ­l’intoxication ­chronique par les sels de plomb s’appelle «saturnisme».

(2) D’où l’expression «thérapeutique ­martiale» pour désigner un traitement par du fer.

(3) Al kimiya signifierait «l’art égyptien», ­c’est-à-dire toutes les opérations de laboratoire (distillation, chauffage au ­bain-marie, cristallisation…).

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