Chimie

Des colorants azoïques aux promédicaments

PAUL depovere • depovere@voo.be

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Faisant suite à la découverte de la mauvéine par William H. Perkin en 1856 (voir Athena n° 329), celle des colorants azoïques par Peter Griess quelques années plus tard eut non seulement pour effet de supplanter pratiquement totalement l’emploi des pigments d’origine naturelle mais aussi d’ouvrir une page importante de la pharmacologie en mettant en évidence l’action de promédicaments

Peter Griess fut un scientifique allemand tout à fait atypique: ayant été engagé en
tant que chimiste dans une brasserie de Burton-on-Trent, célèbre pour ses
fameuses pale ales (bières blanches), il passa finalement toute sa vie
en Angleterre où il mit au point, dès 1858, un test de détection des nitrites
basé sur une réaction de diazotation (couplage de 2 molécules par
l’entremise d’une fonction azoïque, —N=N—, ce qui se
traduit par l’apparition d’une couleur). Ce faisant, il synthétisa le premier
colorant azoïque à usage industriel, en l’occurrence le brun Bismarck.

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Bien d’autres molécules intéressantes suivirent, dont la chrysoïdine, ainsi qu’un dérivé de celle-ci, le Prontosil, un composé d’une vive couleur rouge obtenu par Fritz Mietzsch et Josef ­Klarer chez Bayer (une filiale du groupe IG Farben). ­Destinée au départ à teindre la laine et le cuir, cette substance était en outre capable de colorer certaines bactéries, telles des streptocoques, ce qu’avait remarqué un médecin allemand, Gerhard Domagk, au début des années 1930. En fait, ce pigment n’exerçait aucun effet sur des streptocoques cultivés in vitro (dans des boîtes de Pétri), alors qu’il faisait preuve d’une puissante action anti-infectieuse in vivo (sur des souris inoculées avec des doses massives de streptocoques). Quelle était donc la raison de ces résultats contradictoires ? Le hasard voulut que sa fille se piqua accidentellement avec une épingle en faisant de la couture, ce qui entraîna une septicémie foudroyante. Désespéré, Domagk se risqua à lui administrer du Prontosil, ce qui eut un effet miraculeux !

En fait, c’est un pharmacologue italien d’origine suisse, Daniel Bovet, qui comprendra, à l’Institut Pasteur, que le Prontosil, inactif, est dégradé par les mammifères de manière à en libérer une entité antibactérienne effective, le sulfanilamide. Une sorte de «bioactivation» avait donc eu lieu !

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Les mammifères sont capables, au contraire des micro-organismes, de dégrader le Prontosil en sulfanilamide, qui est véritablement la substance pharmacologiquement active contre ces derniers. Cette molécule sera le chef de file de l’ère féconde des médicaments sulfamidés, appartenant à la classe des sulfonamides. La structure moléculaire de ces sulfamides ressemble fortement ‒ on dit qu’il s’agit d’isostères ‒ à celle de l’acide p-amino­benzoïque
(PABA), lequel est le substrat qu’incorporent normalement les bactéries afin de synthétiser leur acide folique. La cellule bactérienne sera leurrée (de manière
compétitive) et incorporera cette fausse molécule (concurrente) dans sa biosynthèse, ce qui perturbera la poursuite normale des étapes suivantes. Au final, lesdites bactéries feront l’objet d’une inhibition de nombreuses voies métaboliques (dont la production d’ADN), ce qui se ­traduira par un effet bactériostatique. L’homme, par contre, étant incapable de synthétiser son
propre acide folique, est obligé de l’assimiler à partir de son alimentation (c’est pourquoi cet acide est aussi appelé vitamine B9).

Cette découverte a ouvert la voie à ce qu’on appelle les promédicaments: il s’agit de composés pharmacologiquement inactifs que l’organisme auquel ils sont administrés transforme en un métabolite actif. Bon nombre de promédicaments sont actuellement offerts par l’industrie pharmaceutique. Ainsi, pour traiter la maladie de Parkinson (qui est due à des concentrations trop faibles de dopamine en des endroits précis du cerveau), on administre de la lévodopa per os (c’est-à-dire par voie orale) au patient. Cette molécule, au contraire de la dopamine, traverse facilement la barrière hémato-encéphalique et atteint la zone cérébrale voulue, où une décarboxylation enzymatique libère la dopamine active (1).

(1) En pratique, il faut y associer un inhibiteur de la décarboxylase
périphérique (comme la carbi­dopa) afin d’éviter que la lévodopa ne soit
décarboxylée avant son arrivée au cerveau.

Autre exemple de promédicament: la méthénamine, qui est une molécule-cage contenant 4 atomes d’azote reliés entre eux par 6 groupes méthylène (CH2). En milieu acide, cette substance s’hydrolyse, ce qui provoque la libération de 6 molécules de formaldéhyde (H2C=O), lesquelles sont bactéricides. Voilà pourquoi la méthénamine peut être administrée (sous la forme de comprimés à enrobage gastro-résistant) afin d’agir sélectivement en tant qu’antiseptique en cas d’infections au niveau du tractus urinaire dont le pH est acide.

La méthénamine ou hexaméthylènetétramine, une molécule-cage.

Daniel Bovet (1907-1992), prix Nobel de médecine 1957, pour la découverte du sulfanilamide résultant du catabolisme du Prontosil, mais aussi des antihistaminiques
(c’est pourquoi on aperçoit la structure de l’histamine sur ce timbre monégasque).

Une bonne part des promédicaments font intervenir une fonction ester, essentiellement parce qu’il est facile de les synthétiser et que l’organisme humain a la possibilité de les rompre tout aussi aisément par hydrolyse. Ainsi, le chloramphénicol est un antibiotique bactériostatique qui, comme tel, présente un goût trop amer lorsqu’on l’administre per os. De ce fait, en usage pédiatrique, ce principe actif est plutôt proposé sous forme d’une suspension de son ester palmitique (impliquant l’accrochage d’une chaîne alkylique à 15 carbones, ce qui rend la molécule insoluble dans la salive et donc insipide). Mais dès que ce promédicament atteint l’intestin dont le pH est basique, une enzyme permet d’y hydrolyser – irréversiblement – l’ester, ce qui restitue le chloramphénicol libre. De même, l’énalapril, un inhibiteur de l’enzyme de conversion de l’angiotensine, est un promédicament antihypertenseur. Le futur principe actif contient, lui aussi, une fonction ester (éthylique cette fois), indispensable pour en améliorer la résorption mais qui devra nécessairement être enlevée pour que ledit médicament puisse agir.

Manifestement, la conception rationnelle de promédicaments permet d’optimiser l’absorption et la distribution des principes actifs en vue d’une meilleure biodisponibilité. Il s’agit là d’un des domaines les plus passionnants de la pharmacologie ! 

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