Santé

Épigénétique, épimémétique: les clés du changement

© StockSnap/Pixabay

Dans son nouvel essai, le scientifique et écrivain français Joël de Rosnay défend l’idée que l’épigénétique et l’épimémétique nous offrent la possibilité d’améliorer notre santé et de métamorphoser notre démocratie représentative en une démocratie participative. Sa thèse est que par nos comportements individuels, nous pouvons agir sur l’expression de nos gènes et par nos comportements collectifs, sur l’«ADN sociétal» et sur son expression

En 1942, le généticien, embryologiste et philosophe britannique Conrad Waddington eut une intuition féconde en proposant l’idée que l’expression des gènes pouvait être conditionnée par l’environnement sans que ne soit induite aucune modification de la séquence de l’ADN. Concomitamment, il créa le terme «épigénétique» pour désigner la discipline vouée à l’étude de l’interaction entre les gènes et leur environnement. Cette action réciproque est à la base de l’apparition du phénotype, l’ensemble des caractères observables d’un individu – taille, couleur des yeux, groupe sanguin, etc. – dont on sait qu’il résulte de la combinaison du génotype (patrimoine génétique) et de l’influence exercée par les conditions du milieu ambiant.

Dans son nouveau livre intitulé La symphonie du vivant. Comment l’épigénétique va changer votre vie (1), Joël de Rosnay  rappelle que le préfixe grec epi signifie «au-delà» ou «au-dessus». «L’épigénétique englobe des propriétés, un code « au-dessus du code », c’est-à-dire un métalogiciel biologique qui transforme profondément le rôle de la génétique classique en agissant sur l’ensemble des processus qui entraînent des modifications de l’expression des gènes sans altérer la séquence de l’ADN», écrit-il.

À l’occasion d’expériences sur la drosophile, Conrad Waddington avait mis en évidence que des stress environnementaux, en particulier un choc thermique, conduisaient à des variations phénotypiques et que les caractères acquis étaient transmis à certains descendants. Aujourd’hui, divers travaux semblent confirmer l’existence d’une transmission héréditaire de caractères acquis. Or, comme il faut entendre au sens large la notion d’environnement en considérant que nos comportements en lien avec l’alimentation, le stress ou l’exercice physique, par exemple, peuvent aboutir à des modifications dans l’expression de nos gènes, notre responsabilité vis-à-vis de nos descendants directs et des générations futures s’en trouve plus que jamais engagée.

De nos jours, plus aucun biologiste, ou presque, ne contestera que des anomalies épigénétiques contribuent au développement de certaines maladies et à leur progression. De nombreuses études montrent que des aberrations épigénétiques se traduisant par l’activation d’oncogènes, gènes dont la surexpression favorise la cancéro­genèse, ou l’inhibition de gènes suppresseurs de tumeurs sont impliquées dans la majorité des ­cancers. Mais tout indique également que l’épigénétique a son mot à dire dans les maladies métaboliques telles que l’obésité ou le diabète de type 2, les pathologies neurodégénératives (maladies d’Alzheimer, sclérose latérale amyotrophique…), les affections psychiatriques ou le vieillissement.

(1) Joël de Rosnay, La symphonie du vivant. Comment l’épigénétique va changer votre vie, Les Liens qui Libèrent, 2018.

Un réel pouvoir d’action

À l’époque de Waddington, les bases moléculaires de l’épigénétique restaient nimbées de mystère. Outre ceux que l’on ne connaît peut-être pas encore, on sait à présent que 3 mécanismes principaux président à l’expression ou à la répression des gènes, donc à leur activité ou à leur inactivité.

Les 2 premiers sont enzymatiques. Ils reposent sur le dépôt, via des enzymes spécialisées, de marques biochimiques sur l’ADN ou sur les protéines qui le structurent – les histones. Par exemple, la méthylation de l’ADN (de petits groupes méthyles s’attachent à la structure de l’ADN) occasionne l’inactivation des gènes concernés. De même, les diverses modifications chimiques des histones (méthylation, acétylation…) conduisent tantôt à l’ouverture de la chromatine (substance constitutive du noyau des cellules), tantôt à sa fermeture. Dans le premier cas, les gènes impliqués pourront s’exprimer; dans le second, ils demeureront silencieux.

Le 3e grand mécanisme épigénétique s’appuie sur les micro-ARN, petites molécules d’ARN qui, comme l’écrit Joël de Rosnay, «circulent dans tout le corps et agissent comme des interrupteurs on/off». À la grande surprise des biologistes, il est apparu que 98% du génome humain était ­constitué d’ADN non codant, c’est-à-dire non dévolu à la production de protéines. N’en ­percevant pas ­l’utilité, les chercheurs le baptisèrent péjorativement «ADN poubelle». Surnom manifestement inapproprié puisqu’il est établi aujourd’hui que cet ADN se traduit entre autres en micro-ARN qui agissent comme des régulateurs de l’expression des gènes.

Les modifications épigénétiques peuvent être provoquées par des facteurs sur lesquels nous avons peu ou pas de prise – le rayonnement solaire, la combinaison de certains médicaments, le bruit… -, mais elles sont surtout le fruit de nos comportements, de nos émotions, de notre mode de vie. Or, contrairement aux mutations génétiques, elles sont réversibles. Cette propriété est essentielle, car elle nous offre un réel pouvoir d’action. Aussi, la nature de nos comportements favorisant ­l’expression de certains gènes plutôt que d’autres, Joël de Rosnay soutient-il dans son livre que nous pouvons être les coauteurs de notre santé, de notre qualité de vie, et que nous sommes en mesure de ralentir notre vieillissement.

De l’épigénétique à l’épimémétique

Dans la seconde partie de son essai, Joël de ­Rosnay manie la pensée analogique pour évoquer une autre responsabilité qui nous incombe, selon lui. Celle, collective, qui consiste à agir sur l’«ADN sociétal», principalement à travers l’écosystème numérique, pour permettre le passage d’une démocratie représentative à une ­démocratie participative dans laquelle les citoyens influeraient directement sur les décisions politiques. Pour exposer son propos, il se fonde sur l’analogie entre les «mèmes» et les gènes, entre la «mémétique» et la génétique, mais il donne également corps à une notion nouvelle: l’«épimémétique», pendant culturel de l’épigénétique.

Dans son livre Le gène égoïste, publié en 1976, le biologiste et éthologue britannique Richard Dawkins désigna sous le nom de mème «une unité d’information contenue dans un cerveau et échangeable au sein d’une société». Trois ans plus tard, la psychologue britannique Susan Blackmore écrivait le premier traité de mémétique (The Meme Machine). Pour ces 2 auteurs, chaque mème est sujet à des mutations et soumis à un processus de sélection naturelle. Comme le rapporte Joël de Rosnay, les mèmes sont multiples – slogans, images publicitaires, mots, tweets d’une personnalité politique, ­chansons, proverbes, expressions, rituels, images chocs diffusées sur les médias, etc. Les plus importants, par exemple les notions de Dieu, de bonheur ou de maladie, sont ceux qui habitent le plus grand nombre de cerveaux et sont les plus fréquemment évoqués oralement ou visuellement (dans des écrits, des vidéos, sur des affiches…).

Pour l’auteur de La symphonie du vivant, l’ADN sociétal renferme maintes composantes, tels la Constitution d’un pays, ses lois et règlements, les statuts d’une entreprise, son organigramme, ses procédures de production, les règles du jeu d’un sport, etc. À ses yeux, nous pouvons changer collectivement l’ADN de la société (et des «sociétés» si l’on se réfère à l’ADN d’entreprises, d’associations, etc.) en agissant sur les mèmes qui y sont en vigueur par une «modulation épimémétique» de leur expression.

Docteur ès sciences, ancien chercheur et enseignant au Massachussetts Institute of Technology, ancien directeur des Applications de la recherche à l’Institut Pasteur, Joël de Rosnay est actuellement écrivain scientifique, conseiller du président d’Universcience et président de Biotics International. Il nous en dit plus sur les thèmes de son livre.

Questions-réponses

Parlant de «l’épigénétique en pratique», vous
indiquez dans votre essai qu’il existe 5 clés interdépendantes de la
longévité et de l’équilibre physique et mental, dont les effets cumulatifs sont
déterminants pour notre santé: une nutrition équilibrée, l’exercice physique,
une réduction du stress, la recherche du plaisir et l’harmonie du réseau
humain, social et familial. Il s’agit de conseils de bon sens, mais quelles
preuves scientifiques a-t-on d’un retentissement positif de ces pratiques sur
les mécanismes épigénétiques ?

Prenons un exemple. Il a été établi expérimentalement que le fait d’entretenir des relations harmonieuses avec autrui engendre la production d’endorphines (hormones du plaisir), d’ocytocine (hormone de l’amour, de l’empathie, de la bienveillance) et de sérotonine, dont on sait que la carence est impliquée dans la dépression. Autre illustration: des travaux menés chez des rats, des souris, des chiens et des singes montrent qu’une restriction calorique de 20 à 40% augmente leur espérance de vie, tout en les rendant plus actifs et moins sujets à la maladie.

Plus difficile – et là réside sans doute le cœur de votre question – est de déterminer sur l’expression de quels gènes particuliers agit une pratique alimentaire, sociale ou autre. Une nouvelle science est née récemment: la nutrigénomique. Elle ­étudie comment la nutrition influence l’expression de certains gènes. C’est à ce niveau que se situe en effet une des limites actuelles de l’épigénétique, et plus particulièrement de l’épigénétique sélective: on n’a pas encore trouvé le moyen d’inciter par des produits naturels tel ou tel gène à s’activer ou à s’éteindre. Et un constat similaire vaut pour les autres domaines dans lesquels nos comportements influencent notre santé et notre façon de vieillir.

Absolument.
Les larves d’abeilles possèdent toutes le même ADN à la naissance. Néanmoins,
les unes deviendront reines et d’autres, ouvrières. On a pu mettre en évidence
expérimentalement que des larves nourries pendant au moins 5 jours avec de
la gelée royale, substance connue pour diminuer la méthylation de l’ADN, se
transforment systématiquement en reines. Des chercheurs de l’Université de
l’Arizona ont effectué le séquençage de l’ADN des cerveaux de reines et
d’ouvrières. Ils sont parvenus à identifier les sites méthylés et, in fine,
comme je l’ai écrit, à mieux comprendre ­l’importance de la gelée royale et de
la méthylation de l’ADN dans l’expression épigénétique d’un nombre réduit de
gènes déterminants pour l’acquisition de caractéristiques anatomiques,
physiologiques et comportementales très différentes.

Ce qu’on n’a pas encore réussi à réaliser chez
l’homme l’a été chez l’abeille ? 

Un élément cardinal des travaux en épigénétique
est qu’ils accréditent l’idée d’une transmission des caractères acquis.
L’opposition entre Darwin et Lamarck semble donc en passe de devenir
obsolète ?

Rappelons que pour Darwin, l’évolution biologique résulte de mutations au hasard. Certaines d’entre elles, positives pour la survie de l’espèce, sont sélectionnées et transmises à la descendance. Pour Lamarck, au contraire, la fonction crée l’organe. Selon lui, si les girafes possèdent un long cou, c’est parce que les premières d’entre elles, dotées d’un cou beaucoup plus court, ont consenti des efforts pour l’allonger dans le but d’accéder aux aliments disponibles sur les hautes branches des arbres. Leur cou se serait ainsi développé et ce nouveau caractère aurait été transmis à leurs descendantes qui, elles-mêmes, auraient poursuivi les efforts entrepris, de génération en génération, jusqu’à l’obtention d’un cou de longueur idéale.

Des études récentes en épigénétique ont ­permis de consacrer la possibilité d’une transmission des caractères acquis. Le darwinisme et le lamarckisme s’en trouvent réconciliés. Je citerai les travaux remarquables du groupe d’Isabelle Mansuy, de l’Université de Zurich, qui non seulement ont démontré que des souris rendues stressées, droguées ou dépressives donnaient naissance à une descendance ayant une propension au stress, à l’addiction ou à la dépression, mais ont également identifié les mécanismes épigénétiques sous-jacents, lesquels mettent en jeu des molécules de micro-ARN spécifiques produites au cours de la vie de l’adulte en réponse à des événements traumatisants ou des stress intenses.

D’une médecine prédictive, préventive, personnalisée et participative. Le Big Data se profile comme l’outil essentiel de la médecine prédictive. En ­s’appuyant sur l’ordinateur et l’intelligence artificielle, il permet, dans le cadre de l’étude des maladies, d’établir des corrélations et des connexions au sein d’une masse de données à ce point gigantesque que l’humain ne pourrait la traiter lui-même. D’autre part, alliée aux biocapteurs de l’e-santé, l’épigénétique ouvre la voie à une prévention médicale quantitative et personnalisée. Je préconise que chacun devienne expert de sa propre santé, participe activement à son maintien grâce à un programme que j’ai nommé Programme de maintenance de la santé (PMS).

Précisons les choses. Le business de l’industrie pharmaceutique est appelé à changer. Aujourd’hui, il est axé sur la marge que les firmes réalisent par la vente de médicaments. Demain, la marge sera remplacée par la rente. Et l’épigénétique sera la clé de voûte du nouveau système, de ce PMS où vous conclurez un contrat avec une entreprise pharmaceutique, elle-même liée à une compagnie d’assurances. Un peu comme un contrat de maintenance de votre voiture. L’objectif premier ne sera plus de vous traiter, mais de vous maintenir en bonne santé en vous aidant à choisir de bons aliments, à pratiquer un sport en adéquation avec votre morphologie, à vous ­connecter à de bons logiciels d’e-santé, etc. Dans cette optique, le rôle du médecin de famille sera celui d’un conseiller de vie.

Vous estimez que le système classique de santé doit s’effacer au profit d’une médecine que vous appelez «médecine des 4P». De quoi s’agit-il ? 

Autre point: l’épitoxicité. Une découverte à la
fois capitale et embarrassante ?

En effet, on a sous-estimé les risques d’effets
épigénétiques de médicaments et de produits ayant un impact environnemental,
tels les désherbants, les pesticides, les vapeurs de diesel, etc. Ainsi, on
soupçonne de nombreux médicaments ayant franchi sans encombre les tests
classiques de toxicité d’être épitoxiques, c’est-à-dire de modifier
l’expression génétique, de provoquer des «épimutations». Cela a été prouvé
récemment pour la Dépakine (valproate de sodium), par exemple. Prescrit à des
femmes enceintes, cet anticonvulsivant jugé initialement sans danger a causé
des malformations fœtales. En fait, le valproate de sodium n’est pas seulement
un anticonvulsivant; il inhibe aussi des enzymes essentielles dans les
mécanismes épigénétiques: les enzymes désacétylases. La découverte de
l’épitoxicité va nous contraindre à retester une multitude de produits. Quand
les tests épigénétiques seront disponibles, cela va nous occuper durant 20 ou
30 ans peut-être.

Elle se fonde sur le comportement collectif des humains. L’émotion y joue donc un rôle très important. Prenons un exemple: l’indignation suscitée par l’affaire Harvey Weinstein et le harcèlement sexuel en général a incité des dizaines de milliers de femmes dans le monde à rapporter sur Twitter, via le hashtag #MeToo, avoir été harcelées ou agressées sexuellement. La puissance de cette action collective a été telle que des lois ont été édictées pour protéger les femmes, que de nouvelles pratiques sont entrées en vigueur dans les entreprises, etc. Autrement dit, nous avons assisté à une modification très rapide de l’ADN sociétal et de son expression (via les décrets d’application des lois, par exemple).

Venons-en au second volet de votre essai:
l’épimémétique. De quelle façon peut-elle changer l’expression des mèmes et
agir ainsi sur l’ADN sociétal ? 

Le
hashtag #MeToo a déchaîné les foules… il a entraîné une modification très
rapide de l’ADN sociétal et de son expression.

Les émotions individuelles ou collectives vont
tantôt dans le sens du meilleur, mais tantôt aussi dans le sens du pire.
Songeons à l’effet ravageur des tweets provocateurs et agressifs de Donald
Trump ou au hashtag ­#BalanceTonPorc, qui s’ouvre largement à la
calomnie et au règlement de compte…

En effet. C’est pourquoi nous devons miser sur une approche éthique du monde. Par référence à la bioéthique dans le domaine de la biologie ou de l’«écoéthique» dans celui de l’environnement, il nous appartient de lutter contre l’«infobésité» et l’«infopollution» en développant une «infoéthique». Une approche commune de ce type est de nature à nous permettre de dégager des valeurs relevant de la sagesse. C’est pourquoi nous devons passer de la société de l’information à la société de la recommandation.

Cette étape est indispensable pour que notre société de profit et de croissance, destructrice de l’environnement, s’efface devant une société de la connaissance où les rapports de force seront remplacés par des rapports de flux propices à un partage de l’information, du savoir et de l’énergie.

Pas uniquement. D’autres structures peuvent
aussi contribuer à changer l’ADN sociétal. Je pense en particulier aux
mouvements associatifs, mutualistes et coopératifs. Les communautés qui y
adhèrent favorisent l’interaction des gens dans un réseau interne au sein
duquel sont partagés des valeurs communes et des objectifs sociétaux.

La démocratie participative se forgera-t-elle à partir des réseaux sociaux ?

Share This