Chimie

La cuisine selon ­Maillard

Paul DEPOVERE • depovere@voo.be

Designed by Freepik, ©Thomas Faivre-Duboz

Sans le savoir, vous avez certainement déjà réalisé l’une ou l’autre réaction de Maillard, même si vous n’êtes pas chimiste ! Viande grillée, tranche de pain rôtie, beurre noisette, etc… voilà divers résultats de réactions chimiques dont Maillard perça le secret ! 

De nombreux aliments contiennent des molécules qui leur confèrent une saveur sans qu’il faille nécessairement les cuire. C’est le cas notamment de certains fruits, légumes, mollusques, etc. D’autres variétés de produits exigent une cuisson afin de devenir digestes et appétissants. On ne mange pas des pommes de terre crues ! De telles plantes emmagasinent l’énergie sous la forme d’amidon et non de glucides (oses) plus simples parce que ces derniers seraient lessivés par les pluies. Quant aux molécules constitutives de l’amidon (l’amylose et l’amylopectine), il s’agit de polymères de glucose. La cuisson permettra d’hydrolyser ces molécules complexes, bref de rendre ces aliments plus aisément assimilables. Mais le phénomène chimique le plus important qui se déroule lors de la cuisson des matières alimentaires est ce qu’on appelle la réaction de (Louis-Camille) Maillard, du nom d’un médecin et chimiste français (1878-1936) ayant publié, en 1912, un article qui en décrivait les principales étapes.

Ce processus implique au départ des réactions de condensation des divers acides aminés présents dans les protéines avec toutes sortes de glucides réducteurs, suivies de modifications aléatoires (cyclisations, réarrangements d’Amadori, dégradations de Strecker, etc.). Tout ceci se traduit par un brunissement de l’aliment ainsi traité (par exemple le «saisi» des viandes grillées, la croûte du pain) et par le dégagement d’une flaveur qui renforce l’attrait du produit. En fait, plusieurs réactions se déclenchent au hasard entre les groupes amino libres des protéines dénaturées et les fonctions aldéhydiques des oses présents et ce, en fonction de la température de cuisson, du pH (de préférence légèrement basique pour éviter la protonation desdits groupes amino) et de la teneur en eau. Plus d’un million de molécules différentes ont pu être identifiées, parmi lesquelles des pyrazines, des furanones, des thiazoles et autres mélanoïdines, responsables de la coloration brunâtre qui apparaît. Les réactions de Maillard ne se produisent qu’aux températures supérieures à 140 °C, de sorte que seule la périphérie d’une viande est concernée. Comme on l’aura compris, à l’intérieur, l’eau contenue ne peut être chauffée au-dessus de 100 °C sans devenir de la vapeur ! Voilà pourquoi la cuisine au wok, où on fait sauter rapidement dans un peu d’huile de la viande coupée en menus morceaux (c’est-à-dire que sa surface «saisissable» est augmentée), est si savoureuse ! Attention toutefois aux flammes des barbecues: des températures exagérées peuvent créer des molécules au goût déplaisant – tel le benzopyrène -, lesquelles sont cancérigènes.  

Le médecin et chimiste français Louis-Camille Maillard

Morue en séchage en Norvège
(Photo: Thomas Faivre-Duboz)

 
Le pH au service de la cuisson

On se doit de signaler qu’il est possible de «cuire à froid», chimiquement, certains aliments. Ainsi, dans les pays scandinaves, le lutefisk est de la morue (salée et séchée à l’air sur des bâtons – stockfisch) qui est mise à dessaler pour être traitée ensuite par de la chaux, Ca(OH)2, puis par de la soude, Na2CO3. Ce milieu fortement basique rend la chair gélatineuse. Après rinçage abondant, ce poisson est chauffé avec de la purée de pois cassés et de pomme de terre, et le tout se mange en buvant quelques verres d’aquavit (à consommer avec modération !).

À l’opposé dans l’échelle des pH, en Amérique latine, le ceviche est une recette qui consiste à faire macérer du poisson cru coupé en dés dans une marinade acide composée de jus de citrons verts (limes). Ledit poisson est ensuite servi froid, accompagné de rondelles d’oignons, de petits morceaux de poivrons et d’épis de maïs.

 
Du nouveau dans les saveurs

Jusqu’ici, on distinguait classiquement 4 saveurs fondamentales qui, dans les aliments, se combinent en proportions et en intensités variables, conférant ainsi à chaque bouchée particulière un goût bien défini. Ainsi, le sucré qui correspondait jadis surtout au miel était un véritable cadeau divin, lequel sera remplacé par le sucre de canne ou de betterave, puis, éventuellement – pour des raisons diététiques – par des édulcorants synthétiques. La saveur acide est due quant à elle par exemple à du vinaigre (acide acétique) que l’on retrouve dans le potage pékinois piquant. Par ailleurs, un plat non salé est insipide. Dès le Moyen Âge, l’usage de servir des salaisons (riches en NaCl) pour pousser à boire était très répandu ! Il se poursuit de nos jours avec les amuse-gueule: quoi de plus délicieux que des radis à la croque-au-sel ? Enfin, l’amertume caractérise typiquement les molécules appartenant à la classe des alcaloïdes (quinine, caféine…) présentes dans certaines plantes (quinquina, caféier…), parfois recherchées pour leurs propriétés physiologiques à une dose bien déterminée.

En réalité, une cinquième saveur, appelée umami, complète actuellement cette panoplie. Ce mot (signifiant délicieux), inventé au Japon par le professeur Kikunae Ikeda, correspond au goût du glutamate monosodique [HOOC‒CH2‒CH2‒CH(NH2)‒COONa], un acide aminé qui est largement utilisé comme exhausteur de goût dans la cuisine d’Extrême-Orient.

D’autres qualités gustatives nous sont moins familières. Ainsi, l’astringence, cette sensation râpeuse au niveau de la cavité buccale, qui se manifeste par exemple lorsqu’on mange une banane qui n’est pas assez mûre, donne une impression d’assèchement. L’âcreté est un autre paramètre qui, souvent, surprend le gourmet trop gourmand: une sauce au raifort monte immédiatement au nez. Son goût piquant est dû à la présence de sinigrine, tout comme le caractère brûlant des piments (dont le poivre de Cayenne) résulte de la présence de capsaïcine (et est mesuré sur une échelle dite de Scoville). À l’inverse, certaines molécules créent une sensation de froid: c’est le cas du menthol qui, incorporé aux chewing-gums, procure une fraîcheur mentholée fort agréable.

Ceci étant dit, la vie serait bien triste si tous les aliments avaient la même texture et la même couleur. Fort heureusement, la réalité est bien différente ! Quoi de plus appétissant que la chair bien blanche et ferme d’un demi-homard dans sa carapace rouge cardinal, ou le croustillant d’un canard laqué, voire encore le moelleux des anguilles au vert ? Mais ceci est une autre histoire !

Plus d’infos

Oh, la chimie ! Quiz, tours de magie et autres anecdotes chimiques extraordinaires !, Paul Depovere, 2e édition, Dunod, Paris, 2008.

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