Chimie

La découverte des halogènes

Paul DEPOVERE • depovere@voo.be

Dans le contexte de la classification chimique entreprise par Mendeleïev (voir Athena n° 344), les circonstances de la mise en évidence des congénères que sont le fluor (F), le chlore (Cl), le brome (Br), l’iode (I) et autres éléments méritent d’être racontées…

Dans ce tableau périodique en version anglaise, la colonne ombrée se terminant par
le numéro atomique 117 (Ts) correspond à la famille des halogènes

 
Le chlore et l’iode

En 1772, alors qu’il venait de découvrir – après sa journée à l’officine – l’air de vitriol (qui sera appelé oxygène par Lavoisier) en chauffant un mélange de dioxyde de manganèse et d’acide sulfurique concentré (vitriol), un ingénieux pharmacien suédois, Carl Wilhelm Scheele (1742-1786), eut une autre idée: remplacer cet acide par de l’acide chlorhydrique (muriatique). À son grand étonnement, il vit apparaître un gaz jaune verdâtre (Cl2) qu’il qualifiera d’acide muriatique déphlogistiqué et auquel Humphry Davy donna par la suite le nom de chlore (du grec khlôros, signifiant vert).

L’existence de l’iode sera démontrée par pur hasard (sérendipité). Un pharmacien français, Bernard Courtois (1777-1838), qui travaillait avec Armand Seguin sur l’opium dont il isola la morphine (un des premiers alcaloïdes), possédait une nitrière, c’est-à-dire une fabrique de salpêtre (nitrate de potassium, un des ingrédients de la poudre à canon). Classiquement, ce salpêtre était obtenu en exposant à l’air des résidus végétaux en putréfaction additionnés de chaux et de purin. Le nitrate de calcium qui en résultait était ensuite lessivé. À la solution ainsi obtenue, il suffisait d’ajouter des cendres de bois (riches en potassium). Après filtration et évaporation, le salpêtre cristallisait. Ce procédé était cependant peu efficace car une bonne part du potassium présent dans les cendres ‒ par ailleurs coûteuses ‒ réagissait avec d’autres sels calciques. Courtois songea dès lors à remplacer au départ les cendres de bois par des cendres de varech (dont le fucus vésiculeux qui abonde en Bretagne).

Les cendres de varech, qui contiennent plutôt du carbonate de sodium, permettaient d’obtenir, à partir de la saumure de nitrate de calcium, une solution de nitrate de sodium qu’il était aisé de purifier. Un traitement subséquent avec du carbonate de potassium provenant cette fois de cendres de bois permettait d’obtenir du salpêtre avec un excellent rendement. Courtois remarqua cependant que ce procédé impliquant des cendres de varech faisait apparaître un dépôt visqueux au fond de ses cuves métalliques. Il fallait donc les nettoyer de temps à autre avec de l’acide sulfurique.

Mais un beau jour de l’an 1811, Courtois avait, par mégarde, employé de l’acide plus concentré que d’habitude: il constata avec stupéfaction que sa cuve s’emplissait de magnifiques fumées violettes et que, très étrangement, celles-ci se transformaient en superbes cristaux violacés au contact des parois froides (sublimation inverse). Cette substance (I2), provenant du varech, s’avéra correspondre à un nouvel élément qui fut appelé iode (du grec iôdês, signifiant violet) par Louis J. Gay-Lussac.

 
Le brome et le fluor

1826: Justus von Liebig (l’inventeur de l’extrait de viande) apprend, sidéré, que le pharmacien Antoine-Jérôme Balard (1802-1876) a isolé un nouvel élément à partir des eaux mères restant après avoir cristallisé le chlorure et le sulfate de sodium d’échantillons aqueux provenant des prés salés de Montpellier. L’élément en question est un liquide (1) rouge foncé (Br2) qui émet des vapeurs lourdes, dangereuses à respirer et dont l’odeur est désagréable. En conséquence, Balard l’appela brome (du grec brômos, signifiant puanteur).

On raconte que J. von Liebig se leva, se dirigea vers sa collection de produits chimiques, prit un flacon qu’il avait déposé l’année précédente, lequel contenait le même liquide rouge que celui de Balard et qu’il avait obtenu en traitant par du chlore la liqueur mère des sources de Kreusnach (celles-ci sont ‒ on le sait maintenant ‒ très riches en bromures). Ce flacon contenait, pensait-il, du chlorure d’iode. En fait, c’était du brome ! J. von Liebig eut bien du mal à se remettre d’être passé à côté de la découverte de ce nouvel élément. Mauvais perdant, il ironisa: «Balard n’a pas découvert le brome, c’est plutôt le brome qui a découvert Balard !» C’était quand même peu amène pour le travailleur si modeste et infatigable qu’était Balard !

Quant au fluor, son existence était pressentie depuis bien longtemps. Lavoisier en parlait déjà sous le nom de «radical fluorique» dans son Traité élémentaire de Chimie en 1789. Mais c’est à Henri Moissan, un pharmacien, professeur de chimie, que revient le mérite d’avoir isolé le fluor en 1886. Ce «superhalogène» est si réactif que 2 chimistes avaient auparavant trouvé la mort lors de leurs tentatives d’obtention de cet élément. Après 2 années d’effort sur une petite paillasse installée derrière un amphithéâtre de la Sorbonne, Moissan parvint à réaliser l’électrolyse du fluorure d’hydrogène anhydre, liquéfié à ‒35 °C et rendu conducteur par adjonction de KHF2. Il vit se dégager à l’anode de platine un gaz jaune-vert, très pâle, résultant de l’oxydation du fluorure: c’était le fluor (F2) tant recherché, qu’il réussit à liquéfier, avec l’aide de James Dewar (l’inventeur du vase isolant qui permet de conserver les gaz liquéfiés). Moissan obtint le prix Nobel de chimie en 1906. L’autre nominé était … Dmitri I. Mendeleïev, qui mourut l’année suivante !

  

L’expérience qui a permis d’isoler le fluor a été faite le 26 juin 1886 par H. Moissan.

Timbre français de 2006 mettant en avant Henri Moissan et sa découverte du fluor.

 
L’astate et le tennesse

N’oublions pas l’élément astate (At), situé sous l’iode et découvert en 1940 par Emilio G. Segrè. Il s’agit d’atomes dont les isotopes sont caractérisés par de courtes demi-vies: leur période radioactive est de l’ordre de quelques heures, ce qui explique l’origine du nom (du grec astatos, signifiant instable). De l’astate apparaît transitoirement dans la chaîne de désintégration d’éléments plus lourds. Il s’agit de l’élément naturel le plus rare, avec moins d’un gramme censé exister à chaque instant dans la croûte terrestre. Toutefois, il est possible d’en synthétiser en bombardant, à l’aide d’un cyclotron, du bismuth-209 avec des particules alpha.

Enfin, quelques noyaux du dernier halogène [le tennesse (2), Ts], situé en dessous de l’astate, ont été obtenus en Russie dès 2010, à la suite du bombardement d’une cible de berkélium-249 (en provenance d’un laboratoire du Tennessee, d’où le nom) avec des ions calcium-48. Mais cet élément ne présente qu’un intérêt purement académique.

   

(1)  Il n’existe en fait que 2 éléments qui se trouvent, dans les conditions ordinaires, à l’état liquide: le mercure et le brome.

(2) En anglais, c’est le tennessine

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Plus d’infos

La classification périodique des éléments –
La merveille fondamentale de l’Univers
,
Paul Depovere, 3e édition, De Boeck Supérieur, 2020

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