Dossier

Égalité
des genres: un
chemin toujours semé d’embûches

Tim Mossholder/Unsplash, Tima Miroshnichenko from Pexels, karlyukav/freepik.com

Les progrès sont indéniables, mais de nombreux obstacles se dressent encore devant la concrétisation pleine et effective de l’égalité des genres. Des stéréotypes tenaces, la tendance pour certains de continuer  à percevoir la femme comme un objet sexuel ou des phénomènes  pernicieux comme celui dit de la reine des abeilles demeurent des écueils à contourner pour libérer la voie

  

«Les femmes n’ont pas les mêmes capacités que les hommes pour les postes à haute responsabilité, mais elles sont plus attentionnées.» Ce stéréotype se fond parfaitement dans le modèle proposé par la psychologue américaine Susan Fiske, de l’Université Princeton. Selon la chercheuse, le jugement social revêtirait une structure bidimensionnelle et les groupes sociaux seraient dès lors rangés en 4 catégories par ceux qui les jugent: les uns disposeraient d’une faible compétence et d’une faible chaleur humaine; d’autres, d’une haute compétence et d’une faible chaleur; d’autres encore, d’une faible compétence et d’une haute chaleur; d’autres enfin, d’une haute compétence et d’une haute chaleur. Dans le champ social, 2 types de groupes occupent largement le terrain: ceux qui sont réputés compétents mais peu chaleureux et, à l’inverse, ceux qui sont perçus comme chaleureux mais peu compétents. Pour Vincent Yzerbyt, professeur de psychologie sociale à l’Université catholique de Louvain, la tendance lourde dans les interactions sociales est en effet de considérer que les groupes (ou leurs membres) sont d’autant moins sociables qu’ils sont compétents, et vice-versa.

L’idée voulant que, par nature, les femmes seraient plus douces, plus avenantes, plus attentionnées que les hommes, lesquels seraient plus rationnels, plus ambitieux, plus compétents, est profondément ancrée dans notre culture. Cette façon de voir trace le profil d’une société où, par exemple, les femmes sont sous-représentées dans les assemblées parlementaires des pays de l’Union européenne (en moyenne, 27,2% en 2014), au sein des conseils d’administration de ses entreprises (15% en 2016) et à la tête de ces dernières (6% des PDG en 2016). Une société où la prostitution est à large prédominance féminine, où le harcèlement sexuel touche bien davantage les femmes que les hommes, où, selon l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC), 3 000 féminicides ont été recensés en Europe en 2017… «Il y a des croyances sur les différences qui entretiennent les stéréotypes et recèlent des explications qui sont souvent présentées ou vécues comme des justifications de l’état du monde», indique Vincent Yzerbyt. Car si l’on décrète que les femmes sont naturellement attentionnées et les hommes naturellement compétents, on ne peut qu’être enclin à cautionner un système qui, entre autres, renforcerait le rôle des femmes dans la garde des enfants et en ferait des fées du logis.

Certes les idées évoluent, l’égalité entre les genres devient une aspiration de plus en plus partagée. Toutefois, de nombreux obstacles se dressent encore devant sa concrétisation. Selon le professeur Yzerbyt, un des rôles de la psychologie sociale dans ce domaine est d’abord d’établir un relevé objectif des différences observées entre les hommes et les femmes, notamment sur le plan des tâches et des rôles qui leur sont généralement conférés, des aspirations qu’ils peuvent nourrir ainsi que de la réalisation de leurs ambitions individuelles, et ensuite de relier cet état des lieux aux croyances qui peuvent le sous-tendre et le perpétuer.

Les recherches actuelles font de la socialisation la cause majeure des différences constatées au niveau des comportements et des rôles dévolus respectivement aux 2 genres. Sous cet angle se pose la question des obstacles à l’égalité des sexes et celle des facteurs qui la favorisent. Probablement existe-t-il de nombreux écueils à contourner. Dans un chapitre de livre à paraître, Vincent Yzerbyt, Virginie Bonnot (Université Paris-V) et Klea Faniko (Université de Genève) en citent 4, essentiels à leurs yeux.

 
Une déshumanisation des femmes 

Le premier est l’objectification sexuelle, c’est-à-dire le fait de rabaisser les femmes au rang d’objets sexuels, de «corps à consommer» comme le disent les 3 auteurs. La violence sexuelle en est un corollaire.

Avant la révolution sexuelle et les mouvements sociaux prônant l’égalité, les rapports de pouvoir entre hommes et femmes étaient plus tranchés qu’aujourd’hui. Ainsi, jusque dans les années 1950, certains ouvrages destinés aux futures mariées leur donnaient des conseils pour la tenue de leur maison ou les usages auxquels devait se plier une bonne mère de famille. Révélateur de l’attribution des rôles ! «L’objectification, elle, est aujourd’hui le fruit d’une culture qui, via l’industrie pornographique, la publicité, certains programmes TV ou encore des jeux vidéo ou des clips, continue de promouvoir un regard et des pratiques délétères à l’endroit du corps féminin tels le harcèlement de rue, des regards concupiscents, des allusions sexuelles, etc.», explique Vincent Yzerbyt. À notre époque, le poids de l’objectification – pourtant combattue par les mouvements féministes, notamment – est tel qu’on assiste régulièrement à un phénomène d’auto-objectification, nombre de femmes devenant «complices» d’un rapport au corps qui les déshumanise parce qu’elles ont intériorisé les points de vue et les regards dominants dans la société. Le professeur Yzerbyt insiste sur le fait que, contrairement à une idée répandue, les hommes et les femmes ne vivent pas sur 2 planètes distinctes, mais sur la même planète, caractérisée par des rapports de pouvoir très clairs. «Si les 2 genres ne participaient pas de la même culture, la situation évoluerait radicalement», souligne encore le psychologue.

Outre l’auto-objectification, la réduction au statut d’objets sexuels peut entraîner de nombreuses autres conséquences psychologiques et physiques pour les femmes, dont la honte de son corps, de l’anxiété, des troubles dépressifs et alimentaires, mais aussi une diminution des ressources cognitives. En effet, allouer une attention soutenue à son apparence physique va de pair avec une érosion des ressources mentales allouées à d’autres tâches. Par ailleurs, Vincent Yzerbyt, Virginie Bonnot et Klea Faniko mettent un autre élément en exergue: les recherches montrent que, lorsque les femmes sont objectifiées, elles sont également déshumanisées au point de se voir dénier certaines qualités humaines comme la «brillance intellectuelle». Aussi sont-elles considérées comme moins intelligentes que les hommes, mais plus attentionnées, plus gentilles. De la sorte, la boucle est bouclée, puisqu’on en revient ainsi aux stéréotypes, communément partagés par les hommes et les femmes, d’une compétence supérieure des premiers et d’une plus grande chaleur humaine des secondes.

L’objectification des femmes draine dans son sillage le spectre de violences sexuelles à leur égard. Des études ont d’ailleurs montré qu’elle est en lien avec un renforcement du «mythe du viol», fort heureusement de plus en plus contesté de nos jours, dont une des caractéristiques est de rejeter sur la victime une partie de la responsabilité d’un épisode de violence sexuelle. «Quand on objectifie la femme, l’homme est perçu comme la victime d’un attrait irrépressible pour l’objet sexuel, commente Vincent Yzerbyt. Et l’on entend alors des propos, qui peuvent émaner tant d’hommes que de femmes, tels que: « Elle l’a bien cherché, elle n’avait pas à porter une jupe aussi courte ».»

  

Un homme en jupon

Un deuxième obstacle à l’égalité hommes-femmes est le phénomène baptisé en anglais «backslash», sorte de retour de manivelle qui correspond à une pénalisation sociale et économique des femmes (dans le cas présent) qui dérogent aux normes de genre. Parmi les stéréotypes intervenant dans le jugement social, certains sont prescriptifs (ce que les hommes et les femmes sont censés devoir faire respectivement) tandis que d’autres sont proscriptifs (ce qu’ils ou elles ne peuvent pas faire). Par conséquent, lorsque des femmes sortent du rang en accédant à des postes à haute responsabilité, elles sont généralement dénigrées, tant par les hommes que par les autres femmes. Tolérée pour les hommes, la dominance est perçue négativement pour les femmes, que l’on juge alors arrogantes ou directives à l’excès. «D’une certaine manière, une femme très compétente n’est plus perçue comme une femme, mais comme un homme en jupon», déclare Vincent Yzerbyt. Voilà assurément qui tend à perpétuer la hiérarchie de genre selon laquelle les comportements doivent être canalisés dans le but d’éviter une mise en question des rapports sociaux qui privilégient les hommes dans des positions en lien avec la compétence et les femmes dans des positions centrées sur des valeurs de sociabilité.

La psychologue française Catherine Verniers, maîtresse de conférences à l’Université Paris-V, insiste sur le fait que les femmes de haut statut sans enfant courent un double risque de pénalisation car, écrivent Vincent Yzerbyt, Virginie Bonnot et Klea Faniko, «elles remettent en cause non seulement la domination masculine au travail mais également l’injonction à la maternité, autre norme prégnante à laquelle les femmes sont censées se conformer.» (Voir Athena n° 348, «Le choix d’une vie sans enfant», pp. 18-21).

De nos jours, on observe par ailleurs un renforcement de certaines idéologies de légitimation des inégalités. Les croyances essentialistes prônent l’idée que naturellement, par essence, les femmes ne sont pas faites pour des postes à responsabilités. Et les croyances néolibérales, en particulier méritocratiques, les décrivent comme seules responsables de leur sort et disposant du choix de dire non, en particulier aux avances sexuelles. «C’est dans cette mouvance que s’est inscrite, en réaction au mouvement #metoo, la tribune intitulée « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle » signée par un collectif de 100 femmes et publiée dans le journal Le Monde le 8 janvier 2018», précise le professeur Yzerbyt.

Lorsqu’une femme sort du rang en accédant à un poste à haute responsabilité, elle est généralement dénigrée, tant par les hommes que par les autres femmes. D’une ­certaine manière, elle est ­perçue comme un homme en jupon

 
La reine des abeilles 

Parfois, ce sont spécifiquement certaines femmes qui entravent la voie vers l’égalité des genres. On parle alors métaphoriquement du phénomène de la «reine des abeilles». En effet, il n’est pas rare que des femmes ayant accédé à des postes à haute responsabilité habituellement réservés aux hommes abondent dans le sens des stéréotypes communément partagés vis-à-vis des 2 sexes, légitimant ainsi la hiérarchie des genres, et adoptent des comportements qui nuisent à la carrière d’autres femmes. Par référence aux femmes occupant des positions subordonnées, les reines des abeilles s’attribuent habituellement des caractéristiques plus masculines, comme l’ambition, la compétence ou la réceptivité à la prise de risques. Elles dévalorisent leur groupe d’appartenance, celui des femmes, et en viennent à nier que ces dernières sont victimes de discriminations.

Mais quelle est la source de ces prises de position et de ces comportements ? La nature ou la personnalité des femmes qualifiées de reines des abeilles ne seraient pas en cause. «Les femmes qui atteignent des postes à haute responsabilité ont certes une personnalité qui les a poussées vers des choix ambitieux, mais le parcours qu’elles ont suivi pour les concrétiser a aussi forgé leur personnalité, explique Vincent Yzerbyt. Elles ont dû faire des sacrifices dans les domaines de la famille, des relations sociales, des loisirs, et contourner les écueils auxquels une femme est confrontée dans un univers essentiellement masculin. Ces difficultés amènent certaines à se distancier psychologiquement des autres femmes, à les juger moins compétentes, moins ambitieuses, moins volontaires, et à ne pas adhérer à leur combat pour l’égalité.» Le psychologue tient cependant à préciser que le terme de reine des abeilles lui paraît très discutable. Primo, parce qu’il entretient une perception univoque des femmes dans une position de pouvoir. Or, une fraction seulement d’entre elles est concernée. Beaucoup d’autres restent solidaires de la cause féminine et contribuent à son amélioration. Secundo, le phénomène décrit n’est pas propre aux femmes, mais se rencontre tout autant chez certaines personnes étant parvenues à gravir les échelons de la hiérarchie sociale alors qu’elles étaient membres d’un groupe défavorisé, minoritaire ou ostracisé.

 
De «petites choses» précieuses  

La tribune publiée dans Le Monde le 8 janvier 2018, en réaction au mouvement #metoo, illustre parfaitement le quatrième obstacle à l’égalité des genres: la résistance à l’action collective. Un facteur important qui freine l’adhésion de certaines femmes aux courants féministes revendiquant l’égalité des genres est le sexisme bienveillant. Les femmes y sont perçues comme de «petites choses» faibles et merveilleuses qui doivent être protégées, aimées, aidées et placées sur un piédestal. Ces préjugés paternalistes sont de nature à réduire la résistance des femmes face à la domination masculine. De fait, le sexisme bienveillant les conduirait à moins protester contre le pouvoir des hommes, qu’elles percevraient comme une source de protection et de ressources. Cette vision est en adéquation avec celle de «complémentarité de genre», dans laquelle les hommes sont décrits comme possédant des traits positifs dont les femmes seraient dépourvues (en particulier, la compétence), et vice-versa, la chaleur humaine étant considérée, nous l’avons vu, comme une qualité essentiellement féminine. En outre, toutes les études mettent en évidence une corrélation positive entre les 2 formes de sexisme – le sexisme hostile, qui renvoie notamment à l’objectification des femmes et au backslash, et le sexisme bienveillant.

L’engagement dans une lutte collective est également bridé par les croyances essentialistes, méritocratiques et néolibérales. Vincent Yzerbyt rapporte que selon une étude des psychologues françaises Lola Girerd et Virginie Bonnot, publiée en 2020 dans Social Justice Research, plus les femmes adhèrent à l’idéologie néolibérale, moins elles s’identifient comme féministes, moins elles jugent que les actions collectives en faveur des femmes sont importantes. Attention cependant ! Ce n’est pas tant l’objectif d’égalité qui est remis en cause, mais la manière d’y parvenir. Dans la conception néolibérale, c’est à chaque femme qu’il appartient de prendre individuellement ses responsabilités, d’agir à titre personnel pour améliorer sa situation.

De petites choses précieuses qu’il faut protéger ? Cette affiche de 1943
a été reprise par le courant féministe dans les années 80 pour clamer qu’il
n’en était rien et promouvoir l’auto-émancipation de la femme

L’identification des expertes qui les guident et auxquelles elles aspirent à ressembler offre aux femmes moins expérimentées une aide précieuse pour le développement de leur carrière, spécialement dans des univers professionnels majoritairement masculins. Un constat similaire vaut au niveau des études pour les filières dites MINT (mathématiques, informatique, sciences naturelles, techniques), très souvent considérées comme l’apanage des hommes.

 
Le soutien des hommes

Or, précisément, parmi les facteurs contribuant à l’égalité des genres, l’un des piliers est l’action collective au profit des femmes. D’après les travaux de Lola Girerd et Virginie Bonnot, l’identité en tant que féministe s’avère déterminante pour la promotion de l’égalité. Alliés à la perception de la plus grande efficacité des combats menés en commun, l’identité politisée (féminisme) et le sentiment d’injustice constitueraient des éléments cardinaux pour promouvoir l’action collective. Quant à Vincent Yzerbyt, Virginie Bonnot et Klea Faniko, ils estiment que «l’exposition à des « modèles » féministes au travers notamment de leur présentation dans les médias ou de leur rencontre dans des cours sur les questions de genre à l’Université permet non seulement de mobiliser certaines normes sociales (par exemple, de justice), mais également de favoriser l’identification féministe nécessaire à l’engagement dans l’action collective

Un autre facteur primordial est que les hommes soutiennent le combat engagé par les femmes. Dans cette optique, la visibilité d’hommes ayant rejoint le courant féministe représente un moteur de l’adhésion d’autres hommes à la cause de l’égalité. «Il est important de signaler que contrairement à une croyance largement partagée, l’expression des revendications féministes relève rarement d’un féminisme qui dénigre et ostracise les hommes», souligne Vincent Yzerbyt.

Certaines femmes plus avancées dans leur carrière ou leurs études apportent leur soutien à d’autres femmes, moins expérimentées. Ce tutorat, qui est antagoniste du phénomène de la reine des abeilles, se révèle très fécond dans la lutte pour l’égalité des genres sur les plans professionnels et académiques. L’identification à des expertes qui les guident et auxquelles elles aspirent à ressembler offre aux femmes moins expérimentées une aide précieuse pour le développement de leur carrière, spécialement dans des univers professionnels majoritairement masculins. Un constat similaire vaut au niveau des études pour les filières dites MINT (mathématiques, informatique, sciences naturelles, techniques), très souvent considérées comme l’apanage des hommes.

Enfin, abstraction faite des écorchures infligées à la beauté de la langue, plusieurs études concluent à l’intérêt du langage inclusif pour l’égalité des genres. «Il faut y voir des stratégies de démasculinisation ou de reféminisation de la langue», indique le professeur Yzerbyt. En découle entre autres un renforcement de la confiance des jeunes filles et des femmes dans la possibilité de s’investir pleinement dans des études ou des professions souvent étiquetées comme masculines et d’y suivre une trajectoire ambitieuse.

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