Société

Les gamers : de fins stratèges aux compétences recherchées

Anne-catherine DE BAST

Sean Do/Unsplash, rawpixel.com/Teddy Rawpixel, Matilda Wormwood/Pexels

Une perte de temps, vraiment ? Reconnus comme premier loisir au monde, les jeux vidéo permettent à ceux qui les pratiquent de développer d’étonnantes capacités organisationnelles, de gestion des conflits ou encore de management. Bien loin du cliché de l’ado sédentaire désociabilisé et en décrochage scolaire…

  

Les jeux vidéo ? C’est bien connu: ça ne sert à rien et ça ne mène pas très loin. En résumé: une perte de temps devant un écran. Les joueurs ? Des jeunes et des adolescents attardés, qui s’inventent une vie en ligne, aux antipodes de la réalité. La vie, la vraie ! Ce cliché, il a la peau dure… Pourtant, le gaming (action de jouer aux jeux vidéo) est aujourd’hui le premier loisir au monde. Il est transculturel: on y joue partout, jusque dans les coins les plus reculés du globe. On estime à 1,5 à 2,5 milliards le nombre de gamers qui le pratiquent ! Difficile de croire que tous sont des jeunes accros à leur console, en quête de sens et d’occupation…

«Le profil type du gamer, l’adolescent sédentaire et mal alimenté qui joue aux jeux vidéo toute la journée, est totalement dépassé», constate Olivier Servais, professeur au laboratoire d’anthropologie prospective de l’UCLouvain, auteur du livre Dans la peau des gamers (Éditions Kartala(1), qui compile 10 années de recherche sur les jeux vidéo. «Aujourd’hui, tout le monde joue: hommes, femmes, parents, enfants, peu importe l’origine sociale ou même religieuse. Quand on parle de gamers, il ne s’agit pas seulement des joueurs qui passent une dizaine d’heures par jour devant les jeux vidéo.» Dans certains cas, l’investissement en temps peut se limiter à 1 ou 2 h par semaine, dans un bus ou une salle d’attente. 

 
Un lien social

Les plus gros joueurs sont les moins de 30 ans. «S’ils n’ont pas de charge familiale, ils ont peut-être plus de temps…», remarque le chercheur. Mais les jeux vidéo atteignent désormais toutes les strates de la population… Jusqu’aux seniors, qui apprécient le côté pratique des réussites ou autres solitaires en ligne ! «On voit émerger une première génération de parents gamers. Ceux qui se sont initiés aux jeux vidéo hors ligne, non connectés, dans les années 70-80. Aujourd’hui, les jeux connectés permettent de garder un lien avec les enfants et les petits-enfants, particulièrement apprécié depuis quelques mois. Certains jouent en famille ou en couple.»

Ces nouvelles pratiques démontrent à quel point le gaming s’est répandu dans la société. Pourtant, les réticences étaient nombreuses. «Lors de l’apparition du télégraphe au milieu du 19e siècle, les médias ont annoncé une désociabilisation des gens, évoque Olivier Servais. C’est assez cocasse, quand on y pense ! À chaque fois qu’apparait une nouveauté, qui prend du temps et qui change les interactions sociales, elle provoque des inquiétudes. Et elles sont légitimes. La pratique des jeux vidéo s’est généralisée. Vu l’ampleur de la pratique des gamers, on est dans quelque chose qui pose questions. Il y a bien sûr des pratiques problématiques, des excès, mais c’est le cas dans toutes les passions.»

La manière de jouer a évolué, aussi… S’il était courant de jouer seul sur sa console il y a 30 ans, voire à 2 en étant relié par un câble, côte-à-côte, l’apparition des jeux connectés fin des années 90 a changé la donne. «Qui dit connexions dit pratiques collectives, précise le chercheur. Des communautés qui se rejoignent autour d’une passion commune se sont créées à distance. Une dépendance sociale s’est créée en parallèle: le jeu évolue même quand on n’est pas connectés, car les autres joueurs le sont. S’instaure alors une inclination à jouer, et ça, c’est nouveau !»

  

    

 

Curriculum
et confinement

2020, année digitale par excellence… Les différentes périodes de confinement mises en place aux 4 coins de la planète ont été propices à l’industrie du jeu vidéo. «Les jeux vidéo permettent de s’évader, souligne Olivier Servais, chercheur en anthropologie prospective à l’UCLouvain. Le confinement a eu un impact important sur les communautés de gamers. Dès la fin du mois d’avril 2020, on a constaté une augmentation importante des pratiques. 200 millions de personnes se seraient mises aux jeux vidéo durant le confinement, soit une augmentation d’environ 10% du nombre de gamers à travers le monde ! Il y a eu une montée en puissance. Mais ces joueurs vont-ils entrer dans une pratique régulière ? Ce sera à analyser une fois qu’on sera sorti de la crise…»

Particularité des gamers: ce sont eux qui se sont le mieux adaptés au télétravail, à la vie en distanciel. «On a constaté que les gros gamers étaient les populations les plus résilientes au confinement. Ils ont appris à gérer et coordonner des équipes à distance, à s’organiser, à faire des médiations. C’est vraiment très positif. Les maîtres de guilde, les chefs d’équipe, ont développé des compétences particulières, des capacités précieuses en cette période de travail à distance». 

Si la recherche de ce type de compétences s’est généralisée ces derniers mois, certaines entreprises en ont compris les atouts depuis longtemps. «Il y a quelques années, une multinationale française a procédé au recrutement d’un haut responsable, se rappelle OIivier Servais. Maître de guilde, il a développé certaines compétences en termes de gestion d’équipe, de coordination. On oublie souvent que le gaming est un monde d’apprentissage. Il permet de tester ses compétences collectivement.»

Les recruteurs l’ont compris: les jeux vidéo affutent certaines qualités, jugées difficiles à acquérir dans le monde professionnel. Et le panel de jeux disponibles étant très large, les compétences développées, qu’elles soient techniques ou relationnelles, sont différentes. Les jeux de stratégie privilégient la prise de décision, la résolution de problèmes ou la persévérance, tandis que les jeux d’équipe favorisent la collaboration, la communication et la coordination. Mais la majorité des joueurs, quels que soient leurs jeux de prédilection, affichent un perfectionnisme, de la créativité et une capacité à s’adapter à leur environnement et à résoudre des problèmes complexes.

 
Des communautés se développent en ligne

Nombreux sont ceux qui trouvent dans les jeux vidéo un réconfort ou un sentiment d’évasion de la vie quotidienne. Le monde virtuel permet de faire sauter les barrières, sociales comme psychologiques, le gamer étant évalué sur ses compétences et ses qualités de joueur plutôt que sur son physique, sa couleur de peau, son sexe ou son âge. Le profil type des gamers se base avant tout sur leurs compétences: pour réussir, il faut être stratégique, sociable et collaboratif.

Et même parfois faire preuve d’excellentes capacités de management, pour ceux qui évoluent au point de devenir chef de d’équipe.

Par l’avatar ou le personnage qu’elles créent pour les représenter, des personnes peu confiantes dans la vie osent s’affirmer, évoluant dans un anonymat rassurant: «Elles ne sont pas jugées sur leur apparence, mais sur leur capacité à apporter quelque chose au jeu, aux autres joueurs et joueuses, insiste Olivier Servais. Il n’y a pas de place pour les jugements de valeur.» Le gaming permet ainsi à des personnes issues de cultures et de milieux différents de collaborer spontanément, dans le but d’atteindre un objectif commun: évoluer dans le jeu.

En ligne se développent de véritables communautés humaines, les individus créent des liens parfois très forts au cours de leurs quêtes, ces actions à accomplir pour avancer dans le jeu, avec des personnes qu’ils n’auraient jamais rencontrées dans un autre contexte. On parle alors de guildes ou de clans, des groupes de joueurs qui jouent régulièrement ensemble, chacun chez soi. «Les membres créent une vie sociale complexe pleine de nouveautés comme d’emprunts, constate Olivier Servais. On assiste au retour d’un modèle communautaire, mais articulé à une société d’individus très autonomes. Le social y est choisi, et non subi».

Preuve que les jeux vidéo sont entrés dans les mœurs, ils ont désormais leur propre musée ! Le Pixel Museum a ouvert ses portes à Bruxelles en octobre 2020. Des centaines de consoles, ordinateurs et bornes d’arcade, ainsi que des milliers de jeux sont exposés dans l’Hôtel des Douanes, sur le site de Tour & Taxis. Lorsque les conditions sanitaires le permettent, le musée propose également des activités: ateliers de création de jeux vidéo, team-building, démonstration ou encore mise à disposition des nouveautés et avant-premières.

https://pixel-museum.brussels

Trouver l’équilibre

Pour le chercheur, pas question de parler d’une vie virtuelle, car jouer n’implique pas de quitter la réalité. Les gamers ont plutôt une vie en ligne, et une vie hors ligne. «Tout est question d’équilibre. C’est vrai qu’on constate une montée en puissance de la sociabilité digitale. Par le passé, dans les transports en commun, les gens lisaient. Aujourd’hui, ils sont tous sur leur smartphone. Je constate aussi que mes étudiants s’envoient des messages d’un bout à l’autre de l’auditoire plutôt que de se déplacer. Il y a un côté pratique mais aussi une forme de dégagement: on évite les face-à-face et ce type d’interactions mord sur le temps en présentiel».

Néanmoins, si les gamers communiquent en ligne avec leur communauté, bon nombre d’entre eux souhaitent dépasser les limites du jeu et se rencontrer «IRL» (In Real Life). «Beaucoup de joueurs ont le désir de se rencontrer physiquement. L’apogée n’est pas la vie en ligne ! Connaître vraiment une personne implique un passage en présentiel.» Certaines guildes ont pris l’habitude d’organiser des rencontres à grande échelle, afin de permettre à leurs membres de se rencontrer.

«Mais ce retour au hors ligne, au besoin de se voir n’apparait que dans la longue durée, quand on interagit depuis longtemps avec les mêmes joueurs. Il y a une limite dans le digital. Notre corps est notre être au monde. Durant le confinement, on a vu les manques que pouvaient créer l’absence d’interactions sociales en présentiel. On a été trop loin dans la digitalisation. Un équilibre entre les pratiques se dessine

Car si, contrairement aux idées reçues, les jeux vidéo peuvent être formatifs, il faut aussi garder en tête que des dérives existent, et que certaines pratiques peuvent aussi être contre-productives.

(1) Olivier Servais, Dans la peau des gamers, Anthropologie d’une guilde de World of Warcraft, Éditions Kartala, 2020.


36 ans, 2 enfants et une autre vie en ligne

Lore-Line a 36 ans. Un mari, 2 enfants, un job de secrétaire de direction et un diplôme de communication et de relations publiques. Si chaque jour, une fois son travail terminé, elle éteint son ordinateur, c’est pour mieux le rallumer quelques heures plus tard, une fois ses enfants au lit. Lore-Line est une adepte du jeu World of Warcraft, un jeu vidéo de type MMORPG, soit Massively Multiplayer Online Role-playing Game (jeu de rôle en ligne massivement multijoueur). Sous les traits d’un Tauren, un personnage mi-vache mi-hyène, elle rejoint sa guilde pour effectuer des quêtes, participer à des donjons, s’associer à des raids, qui lui permettent de faire évoluer son personnage.

«Être performant demande beaucoup de temps, sourit-elle. Je passe facilement 2 à 3 h à jouer, chaque soir. Mais parfois, quand j’en ai ras-le-bol, c’est plutôt une 1/2 h ou 1 h. C’est assez cyclique.» Si Lore-Line a aujourd’hui tendance à lever le pied sur sa pratique des jeux vidéo, il est arrivé qu’elle y joue des journées entières. «Quand je n’avais pas d’enfant, j’étais parfois connectée du matin au soir dans le même jeu, je ne m’arrêtais que pour manger un peu, puis j’y retournais…»

La jeune femme a toujours aimé les jeux de société. Elle a pris goût au jeux de rôle sur table et aux jeux sur console vers l’âge de 20 ans. Puis c’est son mari qui l’a initiée au jeux sur PC, qu’ils pratiquent désormais seuls ou en couple. «Sur World of Warcraft, nous faisons partie de la même guilde. Mais nous venons d’acheter des ordinateurs avec des écrans énormes… On est dans la même pièce, mais on ne se voit même plus ! Bien sûr, nous nous entendons, mais au même titre qu’avec les autres membres de la guilde, avec qui nous communiquons oralement…»

Des membres qu’ils connaissent depuis des années puisqu’ils participent notamment à des raids 2 fois par semaine. «Il y a certaines personnes qu’on connait IRL (In Real Life), mais aussi des joueurs qu’on a rencontrés dans le jeu. On a plus de contacts avec certains d’entre eux qu’avec des personnes qu’on fréquente dans la vraie vie, puisqu’on se parle tous les soirs ! Cela a mené à des rencontres IRL, aussi… Nous avons par exemple invité le chef de la guilde à venir passer quelques jours chez nous. C’est un Français, nous lui avons fait découvrir la Belgique

Au-delà de créer de liens, Lore-Line précise que la pratique des jeux vidéo lui permet d’entretenir sa pratique de l’anglais. «J’ai aussi développé des compétences en matière de gestion des conflits et en gestion de projets. Il y a également un côté stratégique. Quand on joue, il faut collaborer avec d’autres joueurs, parfois être diplomate. Il faut être capable d’expliquer son point de vue, se faire entendre des autres joueurs et rester calme, tout en gardant en tête qu’on est là pour s’amuser…»

Parfois, Lore-Line met sa pratique sur pause. Elle prend du recul par rapport aux écrans ou joue à un autre jeu. «Les jeux vidéo permettent de s’évader, c’est joli, on se laisse emmener. On oublie les soucis de la vie quotidienne. Mais on se fait parfois un peu trop emporter par le jeu, la limite avec la réalité est à peine perceptible… Il m’est arrivé d’avoir le sentiment d’être coupée du monde. Les pauses que nous faisons sont peut-être liées à cela, au fait de revenir les pieds sur terre… Certains n’y arrivent pas, ils se laissent emporter car c’est facile. Il n’y a pas de souci là-bas, tout va bien. Même si parfois, on peut aussi se prendre le bec avec les autres joueurs, on peut avoir tendance à les critiquer plus vite car on devient quelqu’un d’autre. Mais ce n’est pas la vraie vie, il faut être capable de s’en rendre compte…»

Pour le couple, il n’est donc pas question de perdre le sens des réalités. Si les jeux prennent une place importante dans la vie quotidienne, leurs filles de 2,5 et 6 ans n’y ont pas accès. «On joue moins depuis leur naissance ! Et globalement, on essaie de ne pas allumer nos ordinateurs quand elles sont là… Parfois la grande nous voit jouer, elle pose des questions. Mais cela reste très occasionnel. On passe nos journées devant nos ordinateurs, mais on est conscient qu’il ne faut pas les initier trop tôt aux écrans…»

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