Chimie

Molécules
au doux parfum

Paul Depovere • depovere@voo.be

©producer – stock.adobe.com, LA POSTE

Jusqu’à la fin du 19e siècle, les parfums – dont l’étymologie per fume («par la fumée») rappelle les fumigations sacrées, par exemple avec de l’encens – étaient réservés aux personnes les plus nanties de la société. Par contre, de nos jours, il est manifeste que les substances odoriférantes se retrouvent partout, qu’il s’agisse d’eaux de toilette sophistiquées, de savons, de détergents et autres nettoyants ménagers (1). Cette omniprésence des parfums est la conséquence directe de l’essor de la chimie organique 

Depuis des milliers d’années, les parfumeurs ont exploré la réponse humaine aux odeurs, principalement en concentrant les senteurs naturelles avant de les combiner. Celles-ci provenaient surtout d’organes végétaux (sommités fleuries de lavande, pétales de rose, rhizome d’iris, etc.), voire de sécrétions animales (comme le musc et l’ambre gris). Les techniques d’extraction évoluèrent (avec, notamment l’entraînement à la vapeur et, plus tard, l’extraction avec du CO2 supercritique), de sorte que des essences de plus en plus délicates purent être obtenues. Mais le prix des huiles essentielles variait considérablement. Ainsi, si l’huile de lavande est relativement peu coûteuse et abondante, de l’ordre de 80 euros pour 100 ml, il n’en va pas de même avec les extraits de jasmin, qui sont bien plus chers, vu que leurs prix atteignent 25 euros pour seulement 5 ml. Il faut 600 millions de fleurs pour obtenir 100 ml de ce principe odorant et celles-ci doivent idéalement être cueillies dès la pointe du jour. C’est dans des cas tels que celui-ci que la chimie de synthèse allait démontrer l’étendue de ses possibilités.

Les savoir-faire dans le domaine des senteurs ont fait de la ville de Grasse (dans les Alpes-Maritimes) la capitale mondiale du parfum

Qualifié de «plus grand parfumeur de son temps» par Ernest Beaux (le créateur de Chanel N°5), Paul Parquet révolutionna l’art de  concevoir des fragrances nouvelles

 

Copies conformes et structures innovantes

Ainsi, on savait que la coumarine, une substance qui sent le foin fraîchement coupé, était assez abondante dans une graine appelée couramment fève tonka. En fait, depuis que le chimiste anglais William H. Perkin ‒ mieux connu pour sa découverte de la mauvéine (voir Athena n° 329) ‒ eut réussi à obtenir cette coumarine par synthèse en 1868, on pouvait s’en procurer à moindre frais en comparaison avec celle provenant des sources naturelles (40 fois plus chère). 

La coumarine

Et c’est ainsi que quelques années plus tard, en 1882, Paul Parquet créa pour la maison Houbigant (2) une nouvelle fragrance à base de coumarine synthétique, en l’occurrence Fougère Royale (3). Il sera bientôt imité par Guerlain avec Jicky, l’ancêtre du fameux Shalimar. Dès cette époque, les parfumeurs se mirent en effet à incorporer divers ingrédients synthétiques inspirés des molécules issues du monde naturel (comme la vanilline) pour ensuite envisager des structures analogues, totalement originales, résistant beaucoup mieux aux pH délétères et autres conditions agressives. Le vaste monde de la chimie organique s’ouvrait pour eux. De fait, il devint évident que si la nature ne peut offrir que les parfums dont elle dispose, l’éventail des molécules de synthèse est quasi illimité. Ce fut le début d’une nouvelle ère en parfumerie. Ainsi, les chimistes découvrirent que la molécule majoritaire présente dans l’absolu de jasmin était la jasmone, pourvue d’une chaîne latérale avec double liaison en cis difficile à synthétiser. Ce problème sera résolu en remplaçant cette insaturation par une liaison carbone-carbone ordinaire.

Disposant d’une palette bien plus vaste de senteurs, les «nez» (4) se mirent à incorporer des substances qui n’avaient plus rien à voir avec les molécules naturelles.

La jasmone naturelle, avec sa liaison cis qui s’avère non indispensable pour créer une fragrance suave.
N.B. Dans le cas de composés éthyléniques (dont la double liaison ‒CH=CH‒ est disubstituée), la structure est dite « cis » si les 2 groupements sont situés du même côté. Ils seraient « trans » dans le cas contraire.

Mécanisme
de l’odorat

Les travaux de Linda B. Buck et Richard Axel (nobélisés en 2004 pour leurs recherches sur les modalités de l’olfaction) ont démontré que les cellules sensorielles de l’épithélium nasal humain contiennent des milliers de récepteurs ­différents (5) capables d’identifier les diverses molécules présentes dans une composition ­parfumée.

 
Ces récepteurs agiraient selon la très classique théorie clef-serrure (voir Athena n° 328 (6)) avant de transmettre le message olfactif global tout au long de leurs axones jusqu’à une aire particulière du cerveau qui l’interprètera en sa qualité d’odeur. Chacun de ces messages sera ainsi perçu d’après la combinaison des divers récepteurs activés. La spécificité de la reconnaissance des molécules odoriférantes avec leur récepteur est telle que des molécules énantiomères comme, par exemple la (R)-carvone et la (S)-carvone, se lient à des récepteurs propres, eux-mêmes en ­relation d’images spéculaires. Ceci se traduit par la ­perception d’odeurs différentes, en l’occurrence, ici, respectivement une fragrance de menthe verte ou de graine de cumin.

La création des parfums

Dans l’esprit d’un nez, la mise au point d’un ­parfum ressemble à la composition d’une œuvre musicale. Il faut distinguer diverses phases : tout d’abord les notes de tête, dues aux ingrédients les plus volatils du mélange, à savoir typiquement des essences d’agrumes ou de lavande, dont l’odeur faiblit généralement après quelques minutes. Les substituts synthétiques, ­notamment des aldéhydes, offrent une envolée immédiate des molécules qui s’évaporent facilement. Puis viennent les notes de cœur, comprenant par exemple des senteurs de rose ou de violette, ­provenant de molécules telles que le 2-phényléthanol et autres ionones. Cette strate sensorielle intermédiaire peut évoluer pendant quelques heures. L’aventure olfactive se termine ensuite par l’apparition des notes de fond, avec des ­fragrances ­boisées ou balsamiques, lourdes et tenaces parce que peu volatiles, incluant le musc, l’ambre gris, le santal ou le thuya.

Ici encore, les chimistes organiciens restent maîtres des développements continuels du secteur de la parfumerie. Dans ce contexte, il y a parfois ­intérêt, au vu de la fragilité de certaines molécules odoriférantes, à les protéger en les transformant par l’entremise d’une fonction «isolante» (et inodore), ­faisant office de précurseur dudit parfum. Incorporée à un savon par exemple, cette molécule de «proparfum» s’hydrolyse instantanément au contact de l’eau, ce qui libère la structure odorante, recréant ainsi le subtil parfum. Toutes ces démarches se justifient car le parfum n’est-il pas finalement, pour les mortels que nous sommes, le substitut de l’ambroisie des dieux (7) ?

(1) Certains parfums sont également abondamment employés en tant qu’arômes alimentaires.

(2) La maison Houbigant, rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris, avait le statut de fournisseur de la famille royale. On raconte que la reine Marie-Antoinette fut trahie par un tel parfum lors de sa fuite qui s’arrêta à Varennes en 1791.

(3) À côté de la famille des parfums de type «fougères», on retrouve classiquement les hespéridés, les floraux, les boisés, les chyprés, les cuirs et les orientaux ambrés.

(4) Nom donné aux créateurs de parfums.

(5) Ces récepteurs neuronaux appartiennent à ceux qui sont couplés à des protéines G.

(6) Une ancienne théorie complémentaire – mais assez contestée – a été reformulée par le biophysicien Lucas Turin. Selon celle-ci, il faudrait en outre que la molécule odorante soit capable de vibrer de manière adéquate, harmonieuse, comme c’est le cas pour le sens de l’audition.

(7) Dans la mythologie grecque, l’ambroisie est le nom donné à la nourriture délicieuse des dieux qui, avec le nectar, leur assure l’immortalité.

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