Technologie

Résistance aux antibiotiques: la technologie au  service de la  médecine

Thibault Grandjean • grandjean.thibault@gmail.com

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Grâce à la découverte de la pénicilline, les antibiotiques ont largement contribué à l’existence de la médecine moderne. Grâce à eux, notre espérance de vie a augmenté de 10 ans. Mais depuis quelques temps, la résistance naturelle des bactéries aux antibiotiques s’est fortement accélérée, forçant les scientifiques à chercher des solutions alternatives

En 1945, Alexander Fleming recevait le prix Nobel de médecine pour la découverte de la pénicilline. Il émettait alors cet avertissement: «Il n’est pas difficile de rendre les microbes résistants à la pénicilline […]. Le risque existe qu’une personne ignorante s’expose à des doses insuffisantes pour tuer ses microbes et les rendent ainsi résistants au médicament.» Aujourd’hui, cette mise en garde résonne amèrement. Une étude publiée dans The Lancet Infectious Disease estime qu’en 2015 en Europe, les bactéries résistantes ont été responsables de plus de 670 000 infections, et ont abouti à plus de 33 000 décès. Au rythme actuel et selon un rapport paru en 2014 au Royaume-Uni, la résistance sera responsable de quelque 10 millions de morts par an dans le monde en 2050.

La résistance est un phénomène ancien. Les antibiotiques que nous produisons ont en effet une origine naturelle, comme certains champignons, et interfèrent avec le fonctionnement de la cellule. En réponse, les bactéries ont développé des parades. En les détruisant, en les expulsant ou encore en modifiant suffisamment, par mutation, la structure d’une protéine cible pour la rendre insensible à l’antibiotique. «C’est un peu le mécanisme de la clé et de la serrure, explique Françoise Van Bambeke, directrice de recherche FNRS et professeure ordinaire à l’UCLouvain. Les bactéries mutent très souvent et ces mutations aboutissent à des modifications de la serrure telles que la clé, c’est-à-dire l’antibiotique, devient inefficace

 

Nous n’avons donc pas créé la résistance. Mais l’utilisation en masse des antibiotiques depuis plus d’un demi-siècle a appliqué une pression de sélection constante sur les bactéries qui ont multiplié les parades, au point que certaines sont devenues insensibles à tous les antibiotiques connus !

La pharmacie s’amenuise

Cette mauvaise gestion s’est conjuguée à un autre problème: l’absence de nouveaux antibiotiques susceptibles de remplacer les anciens. Entre 1941 et 1968, 11 classes d’antibiotiques ont vu le jour. Puis plus rien, jusqu’aux années 2000. «Ce vide tient à 2 facteurs, résume Françoise Van Bambeke. Le premier a trait à l’industrie pharmaceutique, qui s’est peu à peu détournée de la recherche de nouvelles molécules.» Il faut comprendre que pour un antibiotique, des dizaines de molécules sont étudiées. Pour cela, un milliard d’euros et 10 ans de recherche et d’essais cliniques sont nécessaires. «Tout ça pour aboutir à une substance qui ne sera pas vendue et gardée en réserve pour le jour où on se trouve dans une impasse thérapeutique !», s’exclame la professeure.

L’autre problème réside dans le mode de fonctionnement des antibiotiques. Ils ont pour but d’être toxiques pour les bactéries, et elles seules. «Les antibiotiques ciblent soit des processus qui n’existent pas dans nos propres cellules, comme la synthèse de la paroi bactérienne, soit des rouages suffisamment différents des nôtres, comme la synthèse des protéines et la réplication du matériel génétique, détaille la scientifique. Or, toutes ces voies sont exploitées depuis longtemps, et la résistance vis-à-vis de ces cibles s’est développée. Dès lors, il n’existe plus beaucoup de processus encore inexploités et suffisamment spécifiques aux bactéries pour que leur ciblage n’interfère pas avec nos propres cellules.»

À long terme, il devient donc urgent de développer de nouvelles stratégies, et d’explorer de nouvelles directions, d’autant que la résistance n’est pas la seule cause des échecs thérapeutiques. Dans cette optique, Françoise Van Bambeke étudie la tolérance aux antibiotiques. «Les bactéries sont capables d’entrer dans une phase de dormance, et de ne maintenir que les mécanismes nécessaires à leur survie, révèle la chercheuse. Elles deviennent alors complètement insensibles aux antibiotiques, qui ciblent surtout des processus liés à leur croissance.» Cette «hibernation» peut également être couplée à ce qu’on nomme le biofilm. «Les bactéries communiquent entre elles pour se regrouper et former une communauté. Elles génèrent alors une matrice complexe faite de différentes molécules qui leur permet de se protéger des antibiotiques comme des défenses immunitaires.» Une protection qui perturbe le diagnostic. Les tests in vitro indiquent que la bactérie est sensible à tel antibiotique, mais en réalité le biofilm les protège ! Françoise Van Bambeke et son équipe travaillent donc au développement d’un cocktail chargé de digérer cette matrice, en collaboration avec une entreprise de biotechnologie de Louvain-la-Neuve.

Séquencer entièrement le génome des pathogènes permet d’identifier la lignée dont ils sont issus. Avec ce niveau de précision, il devient possible de savoir si deux épidémies ont la même origine

Bactéries, vos papiers !

Ces tests
d’identification sont par ailleurs d’une importance cruciale dans la lutte
contre la résistance. Indispensables pour savoir à quelle bactérie on a
affaire, ils servent aussi et surtout à traquer la propagation des pathogènes
et l’apparition des résistances, comme dans les centres de référence qui
participent au réseau de surveillance en Belgique. «Il y a 20 ans, les
premiers outils de microbiologie nous permettaient déjà d’identifier les
souches bactériennes, et éventuellement d’identifier des résistances
,
explique le Professeur Olivier Denis, microbiologiste au CHU UCL-Namur et
co-directeur du centre de référence des bacilles à gram négatifs. Mais
aujourd’hui, on est capable de séquencer entièrement le génome d’une souche et
à partir de là, d’en déduire le profil complet.
»

Séquencer le
génome d’une bactérie correspond plus ou moins à obtenir sa carte d’identité.
Cela permet en premier lieu de savoir de quels gènes cette dernière est
porteuse. «Avec ces nouvelles techniques, on trouve ainsi très facilement
les
gènes codant par exemple pour la résistance à la méticilline, qui
inhibe la synthèse de la paroi bactérienne,
confirme le microbiologiste. Pour
certains pathogènes, comme la bactérie responsable de la tuberculose, on est
même capable d’obtenir tout le profil de résistance rien qu’en analysant le
génome et en détectant certaines mutations
», s’enthousiasme le
scientifique.

Ces tests servent
également à mettre en évidence certains marqueurs de virulence. «On peut par
exemple mettre en évidence certains gènes codant pour des super-antigènes
responsables de syndromes comme les chocs menstruels, ou pour des toxines spécifiques
comme la leucocidine de Panton-Valentine
, explique Denis Olivier. Cela
permet d’adapter le traitement nécessaire en fonction du tableau clinique, qui
peut être très sévère et parfois mortel.
»

Enfin, séquencer
entièrement le génome des pathogènes permet d’identifier la lignée dont ils sont
issus. Avec ce niveau de précision, il devient possible de savoir si
2 épidémies ont la même origine. «C’est comme obtenir le code-barres
d’un pathogène
, estime Denis Olivier. On peut ainsi mieux comprendre sa
chaîne de transmission, en trouvant par exemple une source de contamination,
qu’elle soit une personne ou du matériel médical, adapter la prévention et
vérifier si les mesures prises pour contrôler l’épidémie ont été efficaces.
»

L’immense
avantage de la surveillance via le génome réside dans la possibilité d’échanger
des données au niveau international. Puisqu’il s’agit de données bioinformatiques,
et grâce à un système de nomenclature, on peut ainsi suivre les souches
bactériennes partout dans le monde. «Nous vivons dans un monde globalisé et
le système de soins en fait partie. Les patients voyagent désormais non
seulement entre hôpitaux, mais également entre pays
», relate le
microbiologiste. Dès lors, chacun devient potentiellement le maillon d’une
chaîne de transmission mondiale. «Avec les progrès à venir et
l’automatisation du séquençage, nous pourrons faire ces tests en routine pour
chaque patient, et pas seulement pour les patients à risques
», estime le
professeur.

Charge virale

Mais que faire
quand, malgré la prévention, un patient se trouve infecté par une souche
résistante même aux antibiotiques de dernière chance ? Depuis plusieurs
années, Jean-Paul Pirnay, chef du laboratoire de technologie moléculaire et
cellulaire de l’Hôpital militaire Reine Astrid à Bruxelles, tente de répondre à
cette question en développant une thérapie à base de bactériophages. «Les
phages sont des virus qui infectent exclusivement les bactéries
, explique-t-il.
Ils détournent la machinerie cellulaire de leur hôte pour le forcer à
produire des virus qui vont ensuite être libérés pour infecter d’autres
bactéries. Nous utilisons des phages dits lytiques qui entraînent la mort de la
bactérie

La phagothérapie
semble tout droit sortie d’un roman de science-fiction. «C’est également ce
qu’on m’a dit la première fois que j’ai tenté d’obtenir des fonds
», s’amuse
Jean-Paul Pirnay. Pourtant, l’utilisation des phages dans un but thérapeutique
remonte au début du 20e siècle. Mais à partir des années 1940,
les antibiotiques, plus pratiques, se sont largement répandus, et la
phagothérapie a peu à peu disparu. Elle n’a cependant pas été complètement
abandonnée, en particulier dans les pays de l’ex-URSS dont la Géorgie, où se
situe l’Institut Eliava, à Tbilissi, référence mondiale dans la
phagothérapie. «L’Institut possède de grandes collections de phages, et ils
nous fournissent la plupart des souches dont nous avons besoin. Mais il nous
arrive parfois de devoir en trouver par nous-mêmes
», raconte
Jean-Paul Pirnay.  Une démarche facilitée
par l’omniprésence des phages, qui sont les organismes les plus nombreux sur
Terre. On en trouve 1 milliard par millilitre d’eau ! Dix fois plus
nombreux que les bactéries, on les trouve partout où elles existent.

1. Les bactériophages sont des virus qui infectent des bactéries (vue d’artiste)

2. Structure d’un bactériophage

(En pastille)
En infectant la bactérie, les phages détournent la machinerie cellulaire de l’hôte en le forçant à produire des dizaines de nouveaux phages, et provoquera sa mort lors de leur libération

La phagothérapie n’a cependant rien d’une solution miracle. «Les phages et les bactéries se livrent à une course aux armements depuis des millions d’années, et inévitablement, les bactéries deviennent résistantes aux phages que nous utilisons, prévient Jean-Paul Pirnay. Pour cette raison, l’Institut Eliava adapte ses cocktails environ tous les 6 mois

ENVIRONNEMENT, 
HUMAINS, ANIMAUX: UNE SEULE  SANTÉ

L’utilisation massive des antibiotiques en santé humaine n’est pas la seule responsable dans l’apparition des bactéries multi-résistantes. Dès 1951, l’autorité fédérale de santé américaine (FDA) a autorisé leur utilisation sans prescription en tant qu’agents de croissance chez les animaux d’élevage. L’Europe n’a définitivement interdit cette pratique qu’en 2006, le temps de voir apparaître au Royaume-Uni dès les années 1960 certaines salmonelles résistantes à plusieurs antibiotiques chez les bovins. Trente ans plus tard, les études ont montré que cette souche s’était largement répandue dans les élevages de poules, cochons et moutons, acquérant au passage encore d’autres résistances. Et dès 2001, pas moins de 50% des infections à salmonelles en Europe de l’Est avaient comme origine cette souche particulière. Tout ceci montre que dans un monde globalisé, de mauvais usages agricoles peuvent avoir des conséquences à longue distance. Et il n’y a pas que les troupeaux : des études ont démontré que les antibiotiques sont peu absorbés par l’intestin des animaux et se retrouvent dans leurs déjections, qui sont ensuite utilisées comme fertilisant. Les santés humaine, animale et environnementale sont donc étroitement intriquées, comme le proclame depuis les années 2000 le concept One Health, promu par l’ONU.

Du sur-mesure

Comme avec les antibiotiques, l’application dépend du type d’infection: en pommade pour les grands brûlés ou en intraveineuse pour une septicémie. Se pose alors un second problème: «Le phage finit toujours par développer une relation parasite-hôte avec la bactérie, explique le scientifique, et aucun parasite ne détruit jamais son hôte à 100%. Il cherche au contraire à le maintenir dans une certaine limite. La plupart du temps, nous devons donc utiliser les phages en combinaison avec les antibiotiques, et trouver la bonne combinaison se fait au cas par cas

En raison de ce sur-mesure, le système actuel de production des antibiotiques ne peut être appliqué aux phages. Or, les autorités européennes estiment que chaque souche de phage est un médicament, et donc que son utilisation doit suivre le parcours d’approbation classique avant sa mise sur le marché. «Cela signifierait des millions d’euros, et une dizaine d’années pour chaque phage. Or, non seulement nous utilisons souvent plusieurs phages pour un seul patient, mais en plus, en 10 ans, le phage serait devenu obsolète depuis longtemps !», s’agace Jean-Paul Pirnay. Le service de phagothérapie a alors trouvé un dispositif législatif exceptionnel qui autorise un médecin à personnaliser un traitement, afin de mettre à disposition du patient des médicaments qui n’existent pas dans le commerce.

Aujourd’hui, le chercheur et son équipe travaillent sur un système permettant à une intelligence artificielle de déterminer quel phage utiliser pour chaque infection. «Le succès de la phagothérapie nécessite beaucoup de logistique et de déplacements, non seulement des phages, mais aussi des souches bactériennes et parfois même des patients, explique le chercheur. Or, nous avons démontré qu’il est possible d’entraîner une IA à trouver le bon phage en corrélant son génome à celui de la bactérie. À terme, il serait possible pour un laboratoire d’introduire dans une machine la séquence du génome de la bactérie pour que cette dernière synthétise directement le phage nécessaire.» De la synthèse des premiers antibiotiques à l’intelligence artificielle, en passant par le séquençage du génome, l’émergence de nouvelles thérapies n’a pu voir le jour que grâce au développement de technologies toujours plus précises et plus efficaces.

 

Techno-Zoom

En juin de cette année, Apple a lancé les AirTag. Ces sortes de boutons de 3 cm de diamètre sont conçus comme des porte-clés qu’on attache à tout ce qu’on ne veut pas perdre: clés, sac, mais aussi… enfant ou conjoint ! À courte distance, ces balises embarquent la technologie UWB, qu’on utilise pour localiser les marchandises dans les entrepôts. Mais à longue distance, c’est tous les téléphones équipés du bluetooth et que la balise croisera qui indiqueront sa position à son propriétaire. Une forme de géolocalisation qui, d’après la firme, ne pourra en aucun cas permettre d’espionner quelqu’un: votre iPhone vous avertira immédiatement si une balise vous suit. Tant pis pour les utilisateurs d’Android. Et dans tous les cas, celle-ci bipera lorsqu’elle sera séparée depuis trop longtemps de l’iPhone propriétaire au bout de… 8 h ! Sans oublier qu’ôter la batterie avertira immédiatement le propriétaire de la balise. 

Un dispositif qui inquiète les collectifs de lutte contre le cyberharcèlement et qui donnent des conseils de vigilance en la matière:

https://www.guide-protection-numerique.com/les-balises-connectees

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