Société

Enseignement : l’avenir sera-t-il numérique ? (Partie 1)

Anne-Catherine DE BAST

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La crise a poussé les universités à se réinventer. Podcasts, MOOC, capsules vidéos et autres applications numériques ont une place à prendre: ils sont complémentaires à l’enseignement plus traditionnel. De manière durable ? À Liège, on y réfléchit depuis plusieurs années déjà

 

À l’université, depuis le début de l’année académique, les cours ont repris comme avant. Finis les codes couleurs qui empêchaient étudiants et professeurs de se rencontrer IRL (In Real Life). Malgré un retour à la normale, les amphis sont souvent à moitié remplis, parfois vides, mais en tout cas jamais pleins comme cela pouvait arriver autrefois. Jour après jour, les cas positifs et les quarantaines perturbent le quotidien. Alors il faut s’adapter, tricoter les horaires, combiner l’enseignement à distance et en présentiel pour que chacun puisse poursuivre sa formation en dépit de la situation.

C’est indiscutable: la pandémie a donné un coup d’accélérateur à l’intégration du numérique dans la pratique universitaire. En mars 2020, les facultés, amphis, labos, bibliothèques et autres salles de travail ont fermé leurs portes du jour au lendemain. Pour continuer à enseigner, il a fallu s’adapter. «Sans les outils numériques, on n’aurait rien pu faire ! On aurait connu une situation d’année blanche, avec des conséquences économiques importantes pour les étudiants et les parents, sans parler de celles sur l’éducation…, analyse Gautier Pirotte, sociologue, membre du Conseil stratégique du numérique de l’Université de Liège et responsable de l’organisation des Assises de l’enseignement consacrées au numérique. On se serait retrouvé au niveau des pays en développement qui doivent stopper leurs activités universitaires pendant plusieurs mois ou années en période de crise. Ici, le numérique nous a permis d’assurer la continuité pédagogique, tant bien que mal !»

Les premiers temps, les enseignants ont tâtonné. Il a fallu transposer les cours à distance, garder les étudiants motivés, concevoir d’autres modes d’évaluation. Si certains professeurs avaient déjà commencé à intégrer de nouveaux outils à leurs cours, d’autres ont été confrontés à la vague numérique de plein fouet. «Pendant 18 mois, presque tous les cours ont été donnés à distance, rappelle le sociologue. Les collègues ont dû s’adapter, certains avec plus d’adresse que d’autres. Ils ont mis en place des Powerpoint commentés, des capsules vidéos très simples. La plateforme e-campus, qui était déjà utilisée pour l’enseignement à distance, a été rapidement fort prisée alors qu’elle était peu ergonomique et pas prévue pour un usage si intensif. Depuis lors, on a modernisé et fait évoluer le système. On a aussi créé un groupe de réflexion sur les bonnes pratiques, pour définir ce qu’on peut faire et ne plus faire en matière de numérique. On en est conscient: c’est maintenant que ça se joue si on veut implémenter le numérique durablement.»

 

Du MOOC à l’Espace  game virtuel

Le numérique sonne-t-il le glas des cours magistraux ? La réponse n’est pas si simple… Pour Gautier Pirotte, il faut voir au-delà d’une simple transposition des cours en podcast et aller vers plus de complémentarité «Un MOOC (Massive Open Online Course), qui est un type de formations en ligne ouvert à tous, ne remplace pas une autre formation. Il ne vit pas par lui-même, mais il peut apporter de vrais atouts en classe. On pourrait imaginer développer une articulation entre les outils numériques et les classes inversées, par exemple.» S’il est membre du Conseil stratégique du numérique de l’ULiège, il est aussi professeur de socio-anthropologie du développement. «Jusqu’en 2018, le cours d’initiation à la coopération internationale se donnait ex-cathedra, via des films, des conférences, des examens écrits, indique l’enseignant. Puis en 2018, on a pu s’appuyer sur un MOOC conçu comme un jeu de rôle participatif. Il permet à des étudiants de tous niveaux et de compétences variables d’interagir. Environ 1 000 personnes s’y sont inscrites depuis 5 ans. Je n’aurais pas touché autant de monde en présentiel, c’est certain !» 

En parallèle, l’enseignant planche sur un Escape Game virtuel, qui devrait être en ligne à la rentrée prochaine. Une plateforme dans laquelle les étudiants pourront se déplacer, lire des articles, regarder des capsules vidéos. Ils auront pour mission de trouver des solutions à des énigmes dont les réponses se trouveront dans les matériaux mis à disposition sur l’application, collectivement. 

De fil en aiguille, ils évoluent et construisent leurs savoirs. C’est un jeu de coopération, avec un aspect ludique et compétitif. «Ce type d’outils révolutionne l’enseignement ! Ce n’est pas un cours que je donne platement avec mon Powerpoint, c’est une nouvelle façon d’enseigner: avec les énigmes à résoudre, on est dans un système d’évaluation continue. Les étudiants vont chercher le savoir, le manipulent, le comprennent, l’utilisent pour produire quelque chose de nouveau. Il peut aussi y avoir des liens avec des cours que je donne en présentiel à d’autres groupes d’étudiants.» Si l’aspect ludique est mis en avant, son caractère durable également. «Des outils comme le MOOC permettent une meilleure appropriation de la matière, insiste l’enseignant. Quand je compare les évaluations de mes étudiants, je constate une profondeur d’analyse et de réflexion plus forte qu’auparavant. Avant, ils étaient surtout dans la restitution. Maintenant, ils sont davantage dans la compréhension. C’est peut-être ce qui m’importe le plus ! Qu’ils comprennent plutôt qu’être des singes savants, qu’ils soient capables de maîtriser ces débats. Les étudiants doivent s’approprier ces matières plus en profondeur pour utiliser le numérique est selon moi plus durable. Cela va plus les frapper, les étonner, les choquer.» De quoi démontrer, là aussi, la plus-value de ces outils dans le processus pédagogique.

 

Des outils en développement

À l’Université de Liège, la réflexion ne date pourtant pas d’hier. Voilà plusieurs années que des services pédagogiques encouragent les enseignants à développer des outils numériques. Les premiers MOOC (Massive Open Online Course), un type de formations en ligne ouvert à tous, ont notamment été développés il y a 5 ans. «Ils sont un fleuron, un cheval de Troie de l’utilisation d’outils numériques dans l’enseignement, précise Gautier Pirotte. Il s’agit de cours en ligne associés à du présentiel, intégrés à des programmes de manière complémentaire ou en classe inversée (un système qui inverse la nature des apprentissages, les cours magistraux étant déplacés à distance, tandis que les travaux pratiques sont réalisés en présentiel, NDLR) avec un mélange d’étudiants et d’apprenants externes. Cela commençait à prendre son essor et à bien s’installer dans toutes les facultés. La crise a accéléré le phénomène».

Avec des effets positifs, mais aussi des inconvénients… À commencer par l’image «cafouilleuse» qu’a pu donner l’université pour parer au plus pressé. «On a beaucoup improvisé. On a utilisé des plateformes existantes pour adapter l’enseignement en présentiel à une logique de crise, sans aucune réflexion. Comme tout le monde, en fait ! On a fait ce qu’on a pu, mais cela a engendré des situations problématiques, notamment au niveau des examens. Les initiatives ont été tellement massives et maladroites qu’elles ont donné une vision erronée des avantages que peut apporter le numérique.»

Point positif, néanmoins: certains enseignants, réticents à l’idée d’intégrer le numérique dans leur pratique, ont bien dû sauter le pas. «On parle parfois d’électrophobie, de techno-phobie, de peur du numérique, ajoute le sociologue. Il y a une vraie résistance à utiliser les outils numériques parmi de nombreux collègues. Ils ont peur que leurs propos soient dénaturés, peur d’être remplacés par la machine un peu comme les caissières dans les supermarchés…»

Compte tenu de la situation, ils n’ont pourtant pas eu d’autres choix que d’envisager leur pédagogie avec une nouvelle approche et de se familiariser avec les outils numériques.
Saisissant la balle au bond, l’Université de Liège a mis sur pied un Conseil stratégique du numérique et a engendré un plan stratégique, afin de mener une politique cohérente en la matière. Elle a aussi lancé un groupe de travail sur la sobriété numérique, de manière à promouvoir l’utilisation de ces technologies dans un cadre respectueux de l’environnement. «Concrètement, il s’agit de réfléchir à des recommandations, d’émettre un guide de bonnes pratiques en matière d’enseignement numérique sobre, indique l’enseignant. Il faut favoriser l’enseignement numérique de demain, et ne pas en faire n’importe quoi. Ce groupe de travail va permettre de développer des outils avec une réflexion sur l’empreinte numérique dans l’enseignement. On constate par exemple une tendance à multiplier les podcasts, qui sont très énergivores. Les capsules vidéos, l’utilisation de plateformes, la sauvegarde de données, tout cela génère des dépenses énergétiques, cela a un coût environnemental. Mais si on n’oblige plus les étudiants à se déplacer, les rejets diminuent. Il y a un équilibre à trouver.»

Aujourd’hui, les cours à distance font partie du quotidien. Les universités fermées, même les plus réticents des enseignants ont dû  s’adapter… Si les étudiants ont retrouvé le chemin des amphis, l’enseignement à distance pourrait bien devenir la norme. Les  outils numériques ont ouvert la porte à plus de flexibilité et à une nouvelle manière d’enseigner, permettant une meilleure  transmission des savoirs.

 

Une complémentarité à trouver

Aujourd’hui, 2 ans après le début de la crise, qu’en est-il ? L’université doit faire face à une ambivalence: la situation a rappelé l’importance des rapports humains dans l’enseignement, tout en démontrant l’utilité du numérique. Il faudrait donc intégrer durablement cette avancée technologique sans bousculer les fondamentaux de l’université… «Il y a des enseignants qui n’ont plus envie de voir le numérique de près ou de loin, note le sociologue. On constate toujours une crainte de voir la machine être imposée dans nos enseignements et de perdre notre liberté académique, soit le fait d’être libre de nos propos et du contenu de nos cours, en raison de l’utilisation d’outils numériques. Mais d’un autre côté, la crise a rappelé aux enseignants qu’ils étaient des enseignants !» Car bon nombre de ceux qui se consacrent d’habitude plus à la recherche qu’à l’enseignement ont vu leurs travaux mis en stand-by durant plusieurs mois. À la place, ils ont enseigné, et à distance. La situation les a obligés à réfléchir à leurs pratiques de l’enseignement. «Nous devons aujourd’hui être prêts à valoriser ce qui est positif et à dépasser les aspects plus négatifs, montrer la plus-value du numérique dans la variété des enseignements disponibles et dans la qualité de transmission de certains savoirs. Les professeurs ne sont pas remplaçables, mais ils doivent apporter quelque chose en plus. Les outils renforcent la qualité de nos enseignements si on les intègre de manière intelligente

Aux enseignants de juger comment… Des compétences peuvent par exemple être transférées via des capsules vidéos. Des outils Internet peuvent aussi servir de support plus ou moins ludiques et permettre aux chargés de cours de se concentrer sur les débats, l’apprentissage ou l’approfondissement de matières plus pointues. Le potentiel du numérique reste à découvrir, les études scientifiques approfondissant le sujet n’étant pas encore très nombreuses.

 

 

Fracture numérique ?

L’enseignement à distance est-il confronté à la fracture numérique ? Au niveau universitaire, il est même de 2 degrés. D’abord, l’aspect matériel. «Selon une enquête que nous avons menée, 1 étudiant sur 7 serait en difficulté d’avoir accès à Internet et à un ordinateur, indique Gautier Pirotte. L’université a fait beaucoup pour réduire la fracture numérique. Elle a notamment augmenté la bande passante et la location d’ordinateurs.» Mais difficile pour elle d’agir rapidement sur les locaux… Le manque d’espace adapté pour le travail est pourtant ce dont les étudiants se sont le plus plaints, soit confinés chez leurs parents, soit reclus dans leur kot durant de longues semaines.

Ensuite, le degré de maîtrise des outils informatiques. Les enseignants ont reconnu une certaine limite dans leurs compétences. 

Il ressort de l’enquête qu’ils souhaitent les renforcer. Chaque faculté sera ainsi renforcée par un techno-pédagogue qui viendra les aiguiller. «Mais la surprise, c’est que les étudiants pataugent aussi ! Ils sont nés avec un smartphone dans la main, on pensait qu’ils seraient plus à l’aise avec les outils numériques mais ce n’est pas si évident que ça. Certains ont du mal à se connecter, à répondre à des questions basiques. Nous allons donc également travailler sur le renfort de leurs compétences, avec les techno-pédagogues qui seront engagés dans chaque faculté.»

 

L’enseignement hybride, à pérenniser ?

Si le retour au présentiel était voulu par les enseignants comme les étudiants, un système hybride sera néanmoins probablement maintenu dans la durée. Car les étudiants sont demandeurs de podcasts, d’outils numériques, d’applications permettant d’animer les classes en présentiel. «Ils ne veulent pas du full numérique, mais ils veulent plus de numérique dans leur enseignement. Ils se sont habitués à une certaine liberté, une consommation du savoir plus libéralisée. Ça fait descendre le prof de son piédestal ! Il ne pourra peut-être plus prêcher devant un amphi plein à craquer, il n’aura peut-être plus qu’une centaine d’étudiants en face de lui car les autres le suivront en podcast.»

Cet enseignement en 2 temps est aussi une sécurité réclamée en cas d’absence ou de maladie des étudiants. La demande est pragmatique, mais elle est réelle: les études supérieures engendrent un coût non négligeable. La flexibilité offerte par l’enseignement à distance ou hybride leur permet parfois d’accepter des emplois qu’ils devraient refuser dans d’autres circonstances.

Confrontées à cette réalité, les universités n’ont d’autre choix que de s’adapter. Elles devront proposer une plus grande variété dans les processus pédagogiques, de la flexibilité dans les horaires et les présences. Elles devront se transformer, car le numérique a aussi son mot à dire sur l’occupation des salles. Il faudra plus de locaux informatiques, davantage de lieux où pouvoir suivre un podcast entre 2 cours en présentiel. Il faudra repenser les espaces universitaires, la mobilité, les modalités pédagogiques. L’ère numérique pourrait ainsi marquer le début d’une révolution académique. Qu’en est-il dans l’enseignement fondamental ? C’est ce que nous verrons dans le prochain numéro…

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