Chimie

Cristaux : de la féerie au cauchemar

Paul DEPOVERE • depovere@voo.be

Paolo Petrignani / La Venta archive

Des cristaux merveilleux (voir aussi Athena n°349, p. 41 et 353, p. 50) dont la hauteur atteint pratiquement la moitié de l’obélisque érigé place de la Concorde à Paris, oui cela existe !

Le fabuleux monde de la Grotte des cristaux géants qui s’est progressivement créé au cours de ce dernier demi-million d’années

Une bonne part des composés chimiques se présentent sous la forme de cristaux pour autant qu’ils aient été soumis à des conditions adéquates, notamment en ce qui concerne la température et la concentration de la solution qui les contient. De surcroît, la structure de la substance considérée doit être passablement régulière pour que cette dernière puisse se disposer selon un motif répété.

La cristallisation dépend aussi de la rapidité avec laquelle la solution est refroidie, voire de certains trucs (1) permettant d’amorcer le phénomène.

La grotte des cristaux géants

On peut observer un exemple spectaculaire de cristallisation dans des grottes découvertes dès 1910 au Mexique lors d’opérations minières. Des ouvriers firent irruption dans ce qu’ils appelleront la Cueva de las Espadas (Grotte des épées) située à plus de 120 mètres sous la roche calcaire encaissant la mine de Naica (2), proche de Chihuahua, capitale de l’État éponyme. Et ils y remarquèrent d’impressionnants cristaux monocliniques (3) de sélénite [c’est-à-dire de gypse (4) ou sulfate hydraté de calcium, CaSO4.2H2O] de plus d’un mètre de long. Près d’un siècle plus tard, d’autres mineurs découvriront, en forant cette fois à plus de 300 mètres de profondeur, la majestueuse Cueva de los Cristales [Grotte des cristaux (géants)]. Mais ils ne purent y rester que quelques minutes au risque de suffoquer en raison des conditions extrêmes de température (proche de 58°C) et d’humidité relative (avoisinant 100%).

La meilleure théorie permettant de justifier la formation de ces structures colossales (la plus grande accusant une hauteur d’environ 12 mètres) invoque des processus qui n’ont pu se produire que sur des échelles de temps géologiques, de l’ordre du million d’années selon la datation par l’uranium-thorium. Cette grotte s’est formée sur une ligne de faille et était régulièrement remplie d’eau souterraine (saturée en ions sulfure, S2‒) qu’une chambre magmatique située un peu plus bas gardait chaude. De temps à autre, l’ensemble de cette mixture se mettait à refroidir lentement tandis que de l’oxygène y diffusait, assurant ainsi la transformation des sulfures en sulfates. Ce sont là des conditions parfaites pour assurer la croissance de gigantesques cristaux (5), et on comprend qu’il sera difficile d’en trouver de plus massifs et plus parfaits.

D’autres cristallisations de taille bien plus réduite aboutissent à des pierres précieuses. Tel est le cas des diamants, rubis, saphirs et autres émeraudes rivalisant par leur beauté. À une échelle encore plus petite on retrouve la majorité des principes actifs des médicaments se présentant à l’état solide dans les conditions ordinaires et dont les cristaux ne sont généralement visibles qu’à l’aide d’une loupe ou autre système de grossissement. C’est d’ailleurs ainsi que Pasteur (voir Athena n° 348, pp. 45-46) remarqua l’existence de cristaux énantiomorphes de sels tartriques (6), ce qui allait lui faire comprendre la notion de chiralité.

 La découverte par Pasteur de cristaux  énantiomorphes, dont voici des modèles 
agrandis. 

La formule du ritonavir, utilisé pour le  traitement de l’infection par le VIH.

D’épineux problèmes dans l’industrie pharmaceutique

La cristallisation est une technique fondamentale qui a souvent été mise à profit en chimie afin de purifier des composés. Un solvant qui, à l’ébullition, est capable de dissoudre une substance mais qui le peut moins lorsqu’il se refroidit est idéal pour effectuer une recristallisation. Grâce à cette opération, les impuretés restent en solution et les cristaux ainsi purifiés peuvent être recueillis par essorage.

Comme mentionné précédemment (voir Athena n° 328, pp. 22-23), la découverte d’un énantiomère du thalidomide qui occasionnait d’horribles malformations congénitales obligea les spécialistes des médicaments à inclure de nouveaux tests de tératogénicité lors de la mise au point de leurs principes actifs. Autre gros souci : le problème du polymorphisme des substances médicamenteuses, c’est-à-dire de l’existence, pour un composé donné, de structures cristallines présentant des mailles élémentaires différentes. Et cela peut être à l’origine de graves conséquences. Certes, ces variétés cristallines peuvent n’être que de simples curiosités de laboratoire. Parfois cependant, elles font preuve de caractéristiques fort gênantes, notamment en ce qui concerne leur solubilité, ce qui a pour effet d’altérer la biodisponibilité et donc l’efficacité dudit médicament.

Tel fut le cas du ritonavir, un inhibiteur de la protéase du VIH (7) commercialisé en 1996 sous la forme de gélules semi-solides ou de suspensions pour usage oral de marque Norvir®, qui contenaient le principe actif ‒ formulé au départ de cristaux appelés par la suite forme I ‒ dissous dans de l’éthanol/eau. Un an et demi plus tard, un précipité apparut dans certains lots de gélules, lequel s’avéra correspondre à une nouvelle sorte de cristaux (forme II) résultant d’un polymorphisme conformationnel encouragé par la création, dans le réseau cristallin, de meilleures liaisons hydrogène stabilisatrices. Dès cette apparition, les cristaux de forme II, moins solubles, envahirent les cuves de préparation, faisant office de germes pour amener toute variété I à se transformer en structure II, inefficace. Les formulations de ritonavir durent être immédiatement retirées de la distribution et renvoyées aux galénistes, lesquels finirent par trouver un excipient permettant d’y bloquer le principe actif sous sa forme cristalline active.

Par la suite, les chimistes de chez Abbott (dirigés par Sanjay R. Chemburkar) trouvèrent des méthodes permettant de produire à nouveau la forme I dans des conditions strictement contrôlées, exempte de toute trace de forme II (qui aurait à nouveau converti toute forme I en forme II !). Bon nombre d’autres entreprises pharmaceutiques ont également été confrontées à des problèmes de polymorphisme, ce qui a exigé un volet supplémentaire, souvent compliqué, aux dossiers d’enregistrement de leurs futurs médicaments.

(1) Un moyen simple de déclencher une cristallisation rebelle consiste à gratter la paroi du bécher avec une baguette en verre, chaque rayure servant alors de germe pour la naissance des cristaux.

(2) La mine de Naica contient des dépôts importants d’argent (Ag), de zinc (Zn) et de plomb (Pb).

(3) On distingue 7 systèmes cristallins: cubique, quadratique, orthorhombique, monoclinique, triclinique, rhomboédrique et hexagonal.

(4) Chauffé au-dessus de 130°C, le gypse se déshydrate en donnant un hémihydrate (CaSO4.1/2H2O) à côté du sel anhydre et est finalement réduit en une poudre blanche qu’on appelle le plâtre. Gâché avec de l’eau, celui-ci se transforme en une bouillie épaisse qui fait prise (durcit) après un certain temps en redevenant le sel dihydraté.

(5) La vitesse de croissance de ces cristaux, estimée à 1,9 × 10‒4 nm s‒1, bat tous les records de lenteur.

(6) L’énantiomorphie que découvrit Pasteur concerne l’existence de ­cristaux qui sont en relation d’images spéculaires, tout en étant non superposables.

(7) VIH est l’acronyme de «virus de l’immunodéficience humaine».

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