Dossier

De l’incohérence à l’inconfort psychologique

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Lorsqu’une personne se comporte d’une façon contraire à ses convictions naît chez elle un état de tension, un inconfort psychologique qu’elle n’aura de cesse de réduire. Tel est l’élément central d’une des théories majeures de la psychologie sociale: la théorie de la dissonance cognitive. Une vieille dame déjà, mais qui continue à attirer les regards des théoriciens et expérimentateurs

 
Certains individus se laissent aller à ­manger des pâtisseries alors qu’ils savent cette consommation peu compatible avec le régime alimentaire qu’ils se sont assigné. Dans ce cas, ils éprouvent un inconfort psychologique qu’ils réduiront le plus souvent en arguant, par exemple, que manger une pâtisserie par jour ne va pas ­changer fondamentalement la donne ou qu’ils ont bien droit à quelques écarts alimentaires étant donné qu’ils se sont remis à faire du sport. Attribuée à l’écrivain grec Ésope (né vers 620 avant J.-C.) puis reprise par Jean de La Fontaine, la fable intitulée Le Renard et les raisins nous fournit une autre ­illustration de l’inflexion que nous pouvons ­donner à nos cognitions afin de rationaliser a posteriori nos comportements et d’éteindre de la sorte l’état de tension psychologique généré par une incohérence entre nos actes et nos valeurs, ­attitudes (1), préférences ou croyances. Un renard affamé convoitait des raisins apparemment mûrs situés en hauteur. Il ne parvint pas à les atteindre. Pour ne pas souffrir de son échec, il transforma son jugement en se convainquant que les raisins étaient trop verts.

Longtemps, on a considéré qu’il existait une relation univoque où nos préférences, nos attitudes, nos valeurs, nos croyances déterminaient nos choix, nos comportements. Primait l’idée d’un individu rationnel qui agit en fonction de ses opinions. Force est de constater que l’ordre peut également être inversé, que nos comportements peuvent modifier nos opinions. En cela, l’Homme n’est pas un être rationnel, mais un être rationalisant susceptible d’adapter ses cognitions à ses actes. Nous entrons ici de plain-pied au cœur de la théorie de la dissonance cognitive, l’une des plus importantes de la psychologie sociale. ­Formulée dès 1957 par l’Américain Léon Festinger (Université de Stanford), elle continue à éveiller de ­nombreux travaux scientifiques.

La cognition, définie par Festinger comme toute connaissance, opinion ou croyance sur l’environ­nement, sur soi-même ou sur son propre ­comportement, en est l’élément cardinal. David Vaidis (Université Paris 10 – Nanterre) et ­Séverine Halimi-Falkowicz (Université de Provence) ­précisent dans la Revue électronique de Psycho­logie Sociale les 3 types de relations que nos cognitions peuvent entretenir entre elles, à savoir la dissonance, la consonance et la neutralité. «Deux cognitions sont dissonantes quand elles ne vont pas bien ensemble (par exemple, « je fume » + « je sais que fumer tue »), consonantes quand elles vont bien ensemble (« je fume » + « j’aime fumer ») ou neutres quand elles n’ont aucun rapport (« je fume » + « il fait beau »)», indiquent en substance les 2 psychologues.

Pour Festinger, la dissonance entre cognitions motive l’individu à réduire l’inconfort psychologique qu’elle génère. Il parle même d’un état motivationnel comparable à la faim ou la soif, qui pousse à manger ou à boire. Les situations incriminées n’impliquent pas uniquement une incohérence entre d’une part, nos valeurs, attitudes, etc. et d’autre part, nos comportements, mais également des occurrences où nos croyances sont démenties par des informations qui les rendent caduques (voir encadré).

Rationalisation cognitive

D’après Festinger, il existe 3 manières principales de rétablir un sentiment d’équilibre cognitif interne en cas de dissonance. Une première façon, la rationalisation comportementale, consiste à modifier son comportement pour l’ajuster à ses convictions. Par exemple, une personne en surpoids qui a fait des écarts par ­rapport à son régime pourra décider ­d’arrêter de manger des pâtisseries. Toutefois, la mise en œuvre de cette ­stratégie se heurte souvent à 2 écueils majeurs: la résistance au changement et le coût de la démarche. Pour illustrer ce second point, imaginons une épouse qui n’a aucune affinité avec son beau-père, mais le reçoit néanmoins tous les dimanches. Cela crée chez elle une dissonance. Elle pourrait apaiser son inconfort psychologique en décrétant qu’elle n’accueillera plus son beau-père. Mais à quel prix ? Des tensions au sein de son propre couple, des disputes ?… ­Deuxième mode d’atténuation de la dissonance cognitive: ­aménager ses croyances, attitudes, valeurs ou préférences, bref ses convictions. La psychologie sociale nous enseigne cependant que l’individu renie difficilement ses opinions quand elles ont trait à des éléments qu’il juge profonds.

Dans ces conditions, la méthode la plus souvent ­utilisée pour éteindre un inconfort psycho­logique résultant d’une dissonance cognitive est la 3e répertoriée par Festinger: la rationalisation cognitive. Il s’agit d’ajouter à ses cognitions, des cognitions supplémentaires en phase avec le comportement produit. Cette stratégie s’avère à la fois efficace et plus confortable que les 2 précédentes. Pour réduire son inconfort né de l’incohérence entre le fait qu’il fume et sa connaissance des méfaits du tabac, un fumeur pourra ­notamment se persuader que fumer lui est profitable pour lutter contre le stress qui le tenaille fréquemment ou se référer à la bonne santé d’un voisin octogénaire qui a toujours vécu un cigare à la bouche.

Au fil du temps, d’autres stratégies de réduction de la dissonance cognitive ont été identifiées et sont venues se greffer à celles initialement énoncées par Festinger. L’une d’elles, qualifiée de «trivialisation», repose sur une diminution de l’importance que le sujet accorde aux cognitions impliquées dans la relation dissonante. Face aux risques qu’il court et fait courir aux autres, un chauffard pourra se dire, par exemple, qu’il faut bien mourir un jour. Autre exemple: la stratégie du déni de la cognition ­dissonante. Dans ce cas, l’individu fait fi des informations ou événements non congruents avec ses valeurs, croyances, attitudes… Ainsi, ­certains buveurs écarteront du revers de la main les ­propos ­d’articles ­rappelant que la consom­mation ­abusive d’alcool est une des causes majeures de la ­cirrhose du foie. Basée elle aussi sur le déni, une autre méthode encore est celle du déni de responsabilité. «Cette stratégie consisterait à nier la responsabilité de la réalisation d’un acte problématique, ou à tout le moins, à réduire le sentiment de liberté qu’une personne aurait eu pour ­réaliser un comportement ­dissonant», écrivait David ­Vaidis en 2017.

Pour réduire son inconfort né de l’incohérence entre le fait qu’il fume et sa connaissance des méfaits du tabac, un fumeur pourra se persuader que fumer lui est profitable pour lutter contre le stress qui le tenaille fréquemment ou se référer à la bonne santé d’un voisin octogénaire qui a toujours vécu un cigare à la bouche

Diversification des approches

À la suite des travaux de Festinger, des débats ont vu le jour, qui ont abouti à la mise en lumière de conditions complémentaires à l’émergence d’un état de dissonance cognitive et apporté des précisions quant à la nature des cognitions impliquées dans le phénomène. Deux grands courants se sont dégagés. Le premier est centré sur l’«engagement». Il suggère que l’éveil d’une dissonance ne peut se réaliser que si l’individu éprouve le sentiment d’être libre et donc responsable du comportement qu’il perçoit en porte-à-faux par rapport à ses valeurs, croyances, attitudes… Le second courant se focalise sur le Soi. Selon la théorie de l’affirmation de soi (1988), du psychologue américain Claude Steele, la résolution de la dissonance cognitive n’est pas déclenchée par toute incohérence entre 2 cognitions, mais nécessite que cette incohérence menace l’intégrité du Soi dans sa globalité. Son compatriote Elliot Aronson proposa pour sa part la théorie de l’autoconsistance (1968). Y intervient la notion de standards de conduite personnelle. Le Soi crée des attentes au niveau de la façon de se comporter (par exemple, être bon et honnête). Si un individu agit de manière incompatible avec ces attentes éclot un état de dissonance cognitive.

En 1984, Joel Cooper et ses collègues de l’Université de Princeton furent les auteurs d’une théorie dite du New Look. Pour Festinger, les incohérences entre les cognitions constituent intrinsèquement le déclencheur de la dissonance; pour Cooper, ce sont les conséquences de ces incohérences qui importent, pour autant qu’elles soient aversives, irréversibles, prévisibles et associées à un sentiment affirmé de responsabilité. Par conséquent, dans ce modèle, le classique aménagement des attitudes, des valeurs ou autres croyances ne se produit pas pour rétablir une cohérence entre cognitions, mais pour rendre non aversives les conséquences du comportement. En 2001, Joel Cooper et Jeff Stone ont élaboré un «modèle des standards du Soi», où ils affinent le modèle New Look en fonction des différentes conceptions du Soi présentées dans les théories où il est décrit comme central. Toutefois, arguant que la théorie originelle de Festinger n’a pas été prise en défaut, certains théoriciens radicaux jugent sans fondement les tentatives de révision qui en ont été faites. 

Des mots obscènes

Chemin faisant, la théorie de la dissonance cognitive a été étudiée à travers nombre de paradigmes expérimentaux. Notamment celui de la soumission forcée (à l’origine – 1959) ou induite (de nos jours). Contrairement à la soumission forcée, la soumission induite ne repose pas sur la perspective de récompenses ou de sanctions; les participants à l’expérience sont simplement amenés à poser des actes qu’ils n’auraient pas accomplis spontanément ou, à l’inverse, à ne pas agir comme ils l’auraient fait naturellement. Par exemple, il a été demandé à des volontaires d’argumenter par écrit en faveur de la peine de mort, alors qu’ils la réprouvaient. Ils ont donc été conduits à adopter un comportement qui provoquait chez eux un inconfort psychologique. Qu’observèrent alors les chercheurs ? Que les participants apparaissaient par la suite moins opposés à la peine capitale. Autrement dit, ils avaient revisité leur attitude initiale pour la rendre plus compatible avec le comportement problématique et ainsi atténuer leur inconfort. Un autre paradigme est celui de la justification de l’effort, conçu par Judson Mills et Elliot Aronson. Il part du principe que les efforts (de toute nature) que nous sommes appelés à déployer pour mener à bien une activité donnée sont incompatibles avec notre désir de ne pas souffrir. En 1959, les 2 psychologues américains ont demandé à des étudiantes de participer à une discussion de groupe sur la psychologie du sexe. Préalablement, elles devaient néanmoins passer un «test d’embarras» afin qu’on soit assuré qu’elles n’étaient pas trop timides pour prendre part à la discussion. Au départ, les étudiantes furent affectées au hasard à un des 3 groupes suivants: initiation sévère, initiation légère, groupe contrôle. Dans le premier cas, elles durent lire 12 mots obscènes et 2 descriptions d’activités sexuelles; dans le second, lire 5 mots en lien avec le sexe, mais non obscènes. Quant au groupe témoin, il ne fut soumis à aucun «test d’embarras».  Finalement, les 3 groupes ne purent participer à la discussion annoncée sous prétexte qu’ils n’avaient pas fait les lectures préparatoires à la réunion, mais ils furent conviés à écouter l’enregistrement des débats, lesquels avaient été conçus par les expérimentateurs comme vraiment inutiles et inintéressants. Lorsque, après coup, les étudiantes furent invitées à évaluer la discussion, celles du groupe «initiation sévère» se révélèrent sensiblement plus positives que celles du groupe «initiation légère» et du groupe contrôle. En surévaluant la qualité des échanges, elles réduisaient leur dissonance cognitive. En effet, leur embarras lors du test, une forme de déplaisir qu’elles auraient souhaité éviter, trouvait sa justification dans l’intérêt de la discussion

Pour autant qu’ils aient forgé en nous des souvenirs épisodiques, nos choix passés influencent nos valeurs actuelles qui, elles‑mêmes, peuvent favoriser notre adhésion à l’accomplissement d’actes que nous aurions réprouvés précédemment


LA FIN DU MONDE

Lorsqu’on évoque la genèse de la théorie de la dissonance cognitive, il est classiquement fait référence à une recherche conduite en 1954 et 1955 par Léon Festinger et ses collègues Henry Riecken et Stanley Schachter à Lake City, une petite ville de l’État du Minnesota. Cette étude met en jeu une incohérence entre des croyances et une situation qui les contredit. En septembre 1954, un journal de Lake City rapporte qu’une dame appelée Marian Keech (un pseudonyme choisi par les journalistes) affirme avoir reçu des messages expédiés depuis la planète Clarion par des extraterrestres via la voie de l’écriture automatique. Elle aurait été avertie qu’une terrible inondation allait provoquer la fin du monde avant l’aube du 21 décembre 1954, cataclysme qui anéantirait tous les humains sauf ceux qui croiraient à la prophétie – les extraterrestres les emmèneraient sur Clarion dans un vaisseau spatial. Marian Keech gagnera la confiance d’un groupe d’adeptes, baptisés les Seekers, convaincus de l’exactitude de la prophétie. Des adeptes convaincus… mais pas tous, car dans le groupe se sont immiscés l’un des chercheurs, Stanley Schachter, et quelques étudiants. À l’approche du 21 décembre, des Seekers vendent leurs biens, quittent leur emploi et même leur famille si elle n’adhère pas à leurs croyances. Selon les messages des extraterrestres, ils doivent se réunir le soir du 20 décembre chez Marian Keech, où la soucoupe volante viendra les chercher sur le coup de minuit. Mais voilà, ils attendront en vain.

Leurs croyances furent donc bafouées par les faits. La contradiction entre ce dont étaient persuadés les Seekers et la réalité devait engendrer chez eux un état de dissonance qu’ils allaient chercher à réduire. Telle était du moins l’hypothèse des chercheurs. Elle se vérifia. Le 21 décembre à 4h du matin, Marian Keech dit avoir reçu un nouveau message des extraterrestres. En l’occurrence, «ce petit groupe, assis toute la nuit, a répandu tant de bonté et de lumière que le Dieu de l’Univers a épargné la Terre de la destruction.» Ce message permit aux membres du groupe de réduire leur dissonance cognitive, de forger une cohérence entre leur adhésion à la prophétie et le constat de sa non-réalisation. En adaptant leurs croyances, ils ont évacué leur inconfort psychologique. Mieux encore, Festinger et ses collaborateurs ont observé un renforcement général des croyances du groupe, au point de voir ses membres entrer dans une logique de prosélytisme – publicité autour de leur «cause», communiqués de presse… -, alors qu’ils étaient restés plutôt discrets jusque-là.

 

Remise en question

On recense bien d’autres paradigmes expérimentaux dans le cadre de la théorie de la dissonance cognitive: hypocrisie induite, persistance des croyances réfutées, dissonance vicariante, désaccord avec autrui… L’un des plus explorés actuellement est le paradigme du libre choix, conçu par Jack Brehm (Université du Kansas), aujourd’hui décédé. David Vaidis le résume ainsi: «Après une prise de décision concernant 2 alternatives attractives et exclusives, les personnes augmentent l’attrait de l’alternative choisie et réduisent l’attrait de l’alternative rejetée.» Imaginons qu’un individu doive coter de 1 à 5 des destinations de vacances potentielles. Mexico: 3,2, Cuba: 2,4, etc. On le convie ensuite à faire un choix entre Paris et Rome, villes auxquelles il a donné auparavant la même note de 4,6. Il choisit Paris. On lui demande alors de coter à nouveau les 2 villes. Que constate-t-on en général dans ce cas ? Qu’il augmente la cote de Paris et diminue celle de Rome. Cet écartement des alternatives est traditionnellement interprété comme une preuve du changement d’attitude induit par le choix. Il s’agit une fois encore d’un phénomène de réduction de dissonance cognitive, le sujet cherchant à harmoniser ses valeurs avec son choix.

En 2010, Keith Chen, de l’Université Yale, et Jane Risen, de l’Université de Chicago, ont remis en question cette interprétation en émettant l’hypothèse que le choix (dans notre exemple, Paris plutôt que Rome) pourrait renfermer des informations additionnelles relatives aux préférences subjectives et donc que les notes octroyées initialement par un sujet pourraient n’être que des indicateurs imparfaits, des approximations. «Afin de retenir l’existence d’un véritable changement des préférences, il est désormais indispensable de démontrer que l’effet de changement de préférence dans la séquence « première évaluation (E1), choix (C), seconde évaluation (E2) » est significativement supérieur à celui observé dans la séquence [E1-E2-C]», soulignaient en 2015 les chercheurs du groupe de Lionel Naccache, de l’Institut du cerveau (ICM, Paris). Si l’existence de l’artéfact suspecté par Chen et Risen a été confirmée, elle ne remet cependant pas en cause la réalité d’un changement d’attitude induit par le choix.

Un mécanisme cognitif de haut niveau ?

Des résultats similaires à ceux recueillis chez l’adulte sain à travers le paradigme du libre choix ont été obtenus chez des nourrissons, des patients amnésiques et même des primates. Ce qui, d’après Lionel Naccache, plaiderait en faveur de l’hypothèse théorique selon laquelle le changement de préférences subjectives serait le fruit d’un mécanisme mental de bas niveau, automatique et inconscient, totalement indépendant de la mémoire épisodique – celle des événements personnellement vécus. Toutefois, aux yeux du neurologue français, on ne peut exclure que les résultats rapportés chez les nourrissons, les patients amnésiques et les primates soient imputables au seul artéfact mis en évidence par Chen et Risen.

Souvent, nous infléchissons nos cognitions afin d’éteindre l’état de tension psychologique généré par une incohérence entre nos  actes et nos valeurs, attitudes, préférences ou croyances.

Certains modèles défendent l’idée que la résolution de la dissonance cognitive relève d’un mécanisme cognitif de haut niveau. Dans un article publié en 2017 dans Scientific Reports (premier auteur: Mariam Chammat), les chercheurs du groupe de Lionel Naccache ont établi, chez des volontaires sains et des patients amnésiques, un lien étroit entre la dissonance cognitive et notre mémoire de nos actions antérieures. «Nos choix passés influencent nos valeurs actuelles, mais si et seulement si nous nous souvenons de ces choix», commentent-ils. Et d’ajouter: «L’enregistrement de l’activité cérébrale des réseaux neuronaux de la mémoire épisodique nous a permis de détecter la signature cérébrale du rappel en mémoire des choix passés immédiatement avant que les volontaires modifient, à leur insu, leurs préférences.»

Impliquant des patients souffrant d’une lésion au niveau du lobe frontal, une autre étude de l’ICM a été publiée en 2021 dans Cortex (premier auteur: Caroline Tandetnik). Il y apparaît que les changements de préférences induits par un choix nécessitent non seulement que les choix passés soient mémorisés, mais également que les réseaux exécutifs (2) de détection et de résolution des conflits puissent être mis à contribution. Les patients dits dysexécutifs à la suite d’une lésion frontale ne parvenaient pas à modifier leurs préférences subjectives même si le souvenir de leurs choix antérieurs était intact. Mémoire épisodique, fonctions exécutives: pour les neuroscientifiques de l’ICM, la résolution de la dissonance cognitive reposerait donc sur un mécanisme cognitif de haut niveau.

«Nos travaux suggèrent un rôle potentiellement délétère des comportements de compromission sur le plan social, politique, professionnel, affectif, moral ou autre, au cours desquels nous acceptons de commettre des actes qui entrent pourtant en opposition avec nos valeurs. Ces actions, dont nous pouvons croire – à tort – qu’elles ne laissent aucune trace sur notre système de valeurs une fois commises, sont susceptibles de le transformer insidieusement de manière plus ou moins profonde», indiquent les chercheurs parisiens. Bref, nos choix passés, pour autant qu’ils aient forgé en nous des souvenirs épisodiques, influencent nos valeurs actuelles qui, elles-mêmes, peuvent favoriser notre adhésion à l’accomplissement d’actes que nous aurions réprouvés précédemment et nous auraient placés dans un état d’inconfort psychologique.

Première auteure de l’article paru dans Scientific Reports en 2017, Mariam Chammat rappelle que la dissonance cognitive constitue un élément central dans de nombreux phénomènes sociétaux. «Le fait que l’être humain dispose de la capacité de réduire son inconfort psychologique consécutif à l’inadéquation entre certaines de ses cognitions l’autorise à poser et perpétuer des actes incohérents par rapport à ses valeurs et croyances initiales, dit-elle. Ainsi, un individu qui est conscient de l’impact délétère de la circulation automobile sur l’environnement ne pourrait conduire quotidiennement une voiture s’il était incapable de s’appuyer sur des stratégies de réduction de la dissonance cognitive.» À ses yeux, un état de dissonance cognitive qui ne peut être éradiqué par un aménagement des attitudes, valeurs ou croyances est, en revanche, probablement de nature à faciliter un changement de comportement. Par exemple, renoncer définitivement à manger de la viande après avoir vu un reportage sur la maltraitance animale dans des abattoirs. «Toutefois, les extrapolations des recherches en laboratoire vers la vie courante doivent être prises avec des pincettes en l’absence d’études de confirmation sur le terrain», précise-t-elle.

(1) En psychologie, le terme «attitude» se réfère à une évaluation plus ou moins favorable d’une entité particulière.

(2) Les fonctions exécutives constituent un ensemble de processus cognitifs de haut niveau qui nous permettent de nous adapter à notre environnement lorsque les routines d’action ne peuvent suffire.

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