Physique

La mesure du monde

Henri DUPUIS • dupuis.h@belgacom.net

©Hubert RAGUET/LKB/CNRS Photothèque

C’est fait: réunie à Versailles du 13 au ­16 ­novembre dernier, la Conférence Générale des Poids et ­ ­Mesures (CGPM) a entériné la réforme générale du Système International d’unités (le SI). Ses unités de base seront dorénavant définies en référence à 7 constantes physiques. Mais qu’est-ce qu’une constante ?

Légende: Expérience de spectroscopie à haute résolution de l’atome d’hydrogène: au premier plan, la source d’hydrogène (décharge rose). En arrière-plan, le laser d’excitation. La lumière laser envoyée sur un atome d’hydrogène permet de mesurer sa structure. La comparaison entre cette mesure et sa valeur théorique contribuera à déterminer des constantes fondamentales sur lesquelles s’appuie la redéfinition des unités du système international. 

  

Le petit monde de la métrologie  (petit mais d’une importance cruciale) aura vécu sa révolution cet automne. Non seulement il a adopté la nouvelle définition du kilogramme (voir Athena n° 334) et dans la foulée redéfini d’autres unités (lire l’encadré), mais surtout, il a explicitement basé ces définitions sur un ensemble de constantes de la physique. Le SI a été institué en 1960 même si la définition d’unités à visée universelle est évidemment plus ancienne: les premiers étalons du mètre (unité de distance) et du kilo (unité de masse) datent de 1799; la seconde (unité de temps) de 1889; l’ampère (unité de l’intensité du courant électrique), le kelvin (unité de température) et la candela (unité d’intensité lumineuse) deviennent unités en 1954. Lors de sa création en 1960, le SI compte donc 6 unités. La 7e, la mole (unité de quantité de matière), le rejoindra en 1971. Un travail gigantesque qui a permis bien des progrès scientifiques et technologiques. 

  

Mais qui avait atteint sa limite. Malgré les progrès et l’adoption de nouvelles définitions au cours du temps (en 1967 par exemple, la seconde n’est plus définie en référence à une partie du jour moyen mais est fondée sur la transition entre 2 niveaux d’énergie d’un atome de césium), il fallait unifier l’ensemble en s’affranchissant de références par trop variables. Sans revenir au cas du kilo dont la définition dépendait jusqu’à aujourd’hui d’un étalon en platine qui perdait de la masse par rapport à ses copies, on pouvait légitimement s’interroger sur le kelvin, dont la définition dépendait de la qualité de l’eau utilisée ou sur l’ampère où intervenait un fil d’une longueur d’1 m. Bref, il était urgent de répondre encore mieux aux 4 critères que la CGPM s’est fixés: cohérence, pérennité, universalité et précision. Et pour ce faire, chaque unité doit se baser sur des constantes de la physique dont la valeur a pu être mesurée avec une précision maximale (dans l’état de la science et la technologie aujourd’hui). Mais qu’est-ce qu’une constante et quel est son rôle en physique ?

Les 7
– nouveaux – piliers de la mesure du monde

Masse: le kilogramme (kg) est défini en prenant la valeur numérique fixée de la constante de Planck (h) égale à 6,62607015 10-34 kg m2 s-1. Ce qui correspond à 1,4521475 1040 fois la masse équivalente à l’énergie d’un photon émis par un atome de césium 133 se propageant dans le vide.

Temps: la seconde (s) est définie en prenant la valeur numérique fixée de la fréquence de la transition hyperfine de l’état fondamental de l’atome de césium 133 non perturbé, égale à 9 192 631 770 Hz. Cela correspond à 9 192 631 770 périodes de l’onde électromagnétique qui fait passer un électron libre d’un atome de césium 133 de son état de plus basse énergie au niveau supérieur.

Température : le kelvin (K) est défini en prenant la valeur numérique fixée de la constante de Boltzmann égale à 1,380649 10-23 J K-1, ce qui signifie qu’une hausse de température d’1 K correspond à une augmentation d’énergie de 1,380649 10-23 J.

Longueur: le mètre (m) se définit en prenant la valeur numérique fixée de la vitesse de la lumière dans le vide, soit 299 792 458 m.s-1. Un mètre est donc la distance parcourue par la lumière en 1/299 792 458 s.

Courant: l’ampère (A) est défini en prenant la valeur numérique fixée de la charge élémentaire égale à 1,602176634 10-19 A.s. Un ampère correspond donc au passage de (1/1,602176634)1019 électrons par seconde.

Matière: la mole (mol) est définie en fixant la valeur numérique du nombre d’Avogadro à 6,02214076 1023 mol-1. Une mole contient donc 6,02214076 1023 entités de matière.

Lumière: la candela (cd) est définie en prenant la valeur numérique fixée de l’efficacité lumineuse maximale d’un rayonnement de fréquence 540 1012 Hz dans un cône de 1 stéradian égale à 683 exprimée en cd.srW-1. Autrement dit, une augmentation de 1 cd pour une lumière verte de 540 1012 Hz dans une direction donnée correspond à une augmentation de puissance électromagnétique de 1/683 W.

Des constantes… pas si fondamentales !

Notons d’abord qu’il existe de nombreuses constantes en physique, dont certaines seulement sont dites fondamentales. Les constantes apparaissent dans les équations de la physique comme des paramètres fixes, mais certains caractérisent simplement une propriété d’un système particulier. C’est le cas par exemple de la masse d’un proton, qui est effectivement constante… mais on peut la déduire de théories. Au contraire, la constante fondamentale ne peut pas être déduite (calculée) à partir de la théorie; elle ne peut être obtenue qu’empiriquement, par mesure. Ces constantes apparaissent donc comme des nombres «donnés» par la nature.

Et surprise: à ce petit jeu, on voit que parmi les nouvelles définitions des unités du SI, 3 seulement sont basées sur des constantes fondamentales: le kilo, le mètre et le kelvin. Le mètre en effet, s’appuie sur la vitesse de la lumière (c), constante fondamentale de la relativité restreinte; le kilo sur la constante de Planck (h), constante fondamentale de la physique quantique; le kelvin sur la constante de Boltzmann (k), constante fondamentale de la thermodynamique. À chaque fois, ces constantes ont permis aux physiciens de relier des mondes que tout semblait opposer. Ainsi, h relie le monde classique au monde quantique (celui dit de l’«infiniment petit»), k les processus macroscopiques irréversibles aux mouvements réversibles des particules et c relie l’espace et le temps. Difficile d’être plus «fondamental» que cela !

Mais dans ce cas, que deviennent les 4 autres unités du SI ? Elles se basent sur d’autres constantes… qui pourraient bien perdre leur ­statut de référence pour la définition d’unités. Ainsi, la seconde est-elle définie à partir d’un phénomène de transition énergétique qui se passe au sein de l’atome de césium. Ni cette transition (∆vcs) ni cet atome ne sont évidemment fondamentaux. Du reste, le césium n’a été choisi que par facilité technologique. La mole se base sur le nombre d’Avogadro (Na), certes constant… mais choisi arbitrairement par les chimistes. Carrément subjective est la candela puisque sa constante de référence, l’efficacité lumineuse maximale (Kcd), est basée sur la sensibilité de la rétine humaine. Quant à la dernière des 7 unités, l’ampère, elle constitue une sorte d’entre-deux car la constante de référence est ici la charge électrique élémentaire (e) liée à un objet bien matériel et précis, l’électron, mais en même temps, elle ne peut être déduite de la théorie. Du moins pour l’instant.

Tout ceci montre que la métrologie n’est pas au bout de ses peines dans sa quête d’un système d’unités naturelles, indépendant de tout choix humain. Ne serait-ce que parce qu’il y a une grande absente. Les 3 constantes fondamentales que nous avons citées (h, c et k) appartiennent en effet à 3 des grandes théories qui sont le socle de la physique actuelle: mécanique quantique, relativité restreinte et thermodynamique. Il y manque la 4e, la relativité générale à laquelle une constante fondamentale est cependant associée: celle de la gravitation G. Mais on n’est pas parvenu à la mesurer avec une précision suffisante (au-delà de 10-4), ce qui interdit de l’utiliser pour définir une des unités du SI, en l’occurrence la seconde. Alors qu’en ayant recours au césium, elle est ­parfaitement définie avec une incertitude relative de 10-16 !

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