Santé

Autisme, une vie hors du monde

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Les théories explicatives de l’autisme sont relativement nombreuses. Même fondées, elles ne constituent que des pièces d’un vaste puzzle. L’autisme se décline sur un continuum de gravité, raison pour laquelle on parle aujourd’hui des troubles du spectre autistique. Ces derniers sont d’origine plurifactorielle avec une base génétique prépondérante, des centaines de gènes de prédisposition ayant été identifiés. La prise en charge demeure ardue

Publiée en 1994, la 4e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-4) de l’Association américaine de psychiatrie (APA) définissait l’autisme comme un «trouble envahissant du développement», appellation sous laquelle elle rangeait non seulement l’autisme pur ou «autisme de Kanner», mais également d’autres troubles tels le syndrome de Rett, le trouble désintégratif de l’enfance et le syndrome d’Asperger.

Trouble envahissant, pourquoi ? Parce qu’il ruine chez l’enfant des dimensions essentielles en induisant des altérations qualitatives des interactions sociales et de la communication. Difficulté à établir des relations avec les autres, manque de réciprocité sociale ou émotionnelle, retard ou absence de langage, manque de dialogue, difficulté dans la communication verbale et non verbale constituent quelques exemples de perturbations observées dans le cadre de ces altérations. En outre, l’autisme est indissociable d’un phénomène de résistance au changement. Le DSM-4 soulignait à ce propos le caractère restreint, répétitif et stéréotypé des comportements, des intérêts et des activités. «Un enfant avec autisme peut, par exemple, passer des heures à ranger des objets dans un ordre déterminé. En revanche, tout changement l’effraie et le perturbe», indique Ghislain Magerotte, professeur émérite de l’UMons et fondateur, avec Éric Willaye, du Service universitaire spécialisé pour personnes avec autisme (SUSA).

Deux grands types de symptômes

Édité en mai 2013 et révisé en mars 2022, le  DSM-5 ne définit plus l’autisme comme un  trouble envahissant du développement mais  se réfère au concept de «trouble du spectre de  l’autisme» (TSA). «On est passé d’une  approche catégorielle basée sur des diagnostics par sous-catégories à une  approche dimensionnelle constituée d’une catégorie large formée par les troubles  du spectre de l’autisme, lesquels s’inscrivent  désormais sur un continuum de sévérité  comportant trois niveaux», explique le  professeur Alain Malchair, pédopsychiatre,  chargé de cours honoraire à l’Université de  Liège et actuellement directeur médical du  centre La Manivelle, à Liège. 

L’approche dimensionnelle de l’autisme fait fi  de catégories telles que le trouble désintégratif de l’enfance et le  syndrome d’Asperger ainsi que du syndrome  de Rett, déficience intellectuelle sévère et  progressive, exclusivement féminine, sans lien  objectif avec l’autisme. Dans la pratique  courante, l’emploi de la terminologie de  syndrome d’Asperger, qui concerne des  autistes de haut niveau (traits autistiques  assez marqués, intelligence élevée), demeure  fréquente. Et même abusive, car il est «très  tendance» de se déclarer Asperger de la même manière qu’il est à la mode de se revendiquer «haut potentiel».

Le DSM-5 fonde le diagnostic de TSA sur 2 grandes dimensions symptomatologiques: d’une part, des déficits persistants de la communication et des interactions sociales observés dans des contextes variés; d’autre part, un caractère restreint et répétitif des comportements, des intérêts ou des activités. «Ces symptômes doivent être présents durant la petite enfance, mais il n’existe plus de critère strict quant à l’âge», commente Alain Malchair. En effet, les signatures de l’autisme ne sont pas nécessairement manifestes avant que les sollicitations sociales n’excèdent les capacités limitées de l’enfant. En outre, pour qu’on conclue à un TSA, il faut que les symptômes aient un retentissement significatif dans la vie de l’individu et que les troubles observés ne s’expliquent pas par un handicap résultant d’un trouble du développement intellectuel ou par un retard global de développement.

La question du quotient intellectuel des personnes avec autisme reste brûlante. Il y a quelques années encore, on considérait qu’en leur sein, plus de 50% avaient une déficience intellectuelle (Q.I. inférieur à 70) tandis qu’une minorité (quelque 10%), les sujets avec Asperger, bénéficiait de capacités cognitives affûtées, voire supérieures. Le chercheur et psychiatre Laurent Mottron, de l’Université de Montréal, insiste cependant sur le fait que les outils utilisés pour appréhender l’intelligence des personnes avec autisme (essentiellement des tests verbaux) ne sont pas adéquats. Il a cette phrase, en substance: «C’est comme si on évaluait l’intelligence d’une carpe à sa capacité de grimper aux arbres.» Les chiffres ont été revus à la baisse. L’Institut du cerveau (ICM – Paris) considère à présent qu’environ 30% des personnes avec autisme sont affectées d’une déficience intellectuelle dont la gravité est très variable.

Des gènes et des anomalies

L’autisme est à large prédominance masculine – 3 à 4 garçons pour une fille. Comment expliquer ce «sex-ratio» ? Selon Simon Baron-Cohen, directeur du centre de recherche sur l’autisme à l’Université de Cambridge, l’autisme serait une forme extrême de masculinité. Aux termes de son hypothèse, qui a ses partisans comme ses détracteurs, un taux très élevé de testostérone prénatale pourrait baliser la voie de l’autisme, les performances normales du cerveau masculin s’avérant déjà inférieures, en moyenne, à celles du cerveau féminin sur les plans de la reconnaissance des émotions, de la perception sociale ou encore des capacités langagières, mais meilleures dans le domaine de la systématisation. Ce qui, exacerbé par un très haut taux de testostérone prénatale, cadrerait avec les symptômes des TSA: déficits dans la communication et les interactions sociales, stéréotypies.

En 2014, une équipe helvético-québécoise conduite par Sébastien Jacquemont a analysé chez plusieurs centaines de patients autistes, hommes et femmes, quelque 1 300 gènes importants pour le développement cérébral. Qu’ont constaté les chercheurs en s’intéressant à 2 types d’anomalies génétiques ? Que le nombre de ces dernières était significativement plus élevé chez les femmes avec autisme que chez leurs homologues masculins. Pour Sébastien Jacquemont, un tel résultat suggère qu’à nombre égal d’atteintes génétiques, les femmes expriment moins de symptômes de l’autisme. En d’autres termes, elles seraient plus résistantes que les hommes face aux mutations.

Les TSA sont clairement d’origine plurifactorielle, ils éclosent chez des personnes génétiquement prédisposées après une exposition à un ou des facteurs environnementaux qui demeurent inconnus, même si l’on évoque la prise de certains médicaments pendant la grossesse, la prématurité ou encore le manque d’oxygène à la naissance. Une chose est certaine, la thèse défendue par le psychanalyste américain d’origine autrichienne Bruno Bettelheim dans son livre La Forteresse vide (1967) n’a plus voix au chapitre depuis longtemps déjà. S’est ainsi effacée une approche culpabilisante et profondément délétère qui attribuait l’origine de l’autisme à l’attitude des parents, en particulier au manque d’amour et d’empathie de la mère à l’égard de son enfant.

Confirmée par la forte concordance (70%) de l’autisme chez les jumeaux monozygotes, la composante génétique des TSA apparaît aujourd’hui comme prépondérante dans l’apparition de ces troubles. Selon les données de l’ICM, plusieurs centaines de gènes de prédisposition ont été identifiés. Beaucoup sont impliqués dans des étapes cruciales de la formation du cerveau.

Des anomalies sur les plans neuroanatomique et neurophysiologique ont été révélées par les études d’imagerie cérébrale. Chez les personnes avec autisme, on observe notamment une altération et des défauts d’activation du sillon temporal supérieur. «Connecté aux cortex préfrontal ventromédian, pariétal inférieur et périamygdalien, ce sillon est impliqué dans la reconnaissance des aspects intentionnels, affectifs et sociaux de la voix, du regard et des mouvements, dans l’imitation, via le système des neurones miroirs, et dans l’attribution d’actes intentionnels et de pensées à autrui», rapporte Alain Malchair. Autre exemple d’anomalie: certains travaux ont mis en évidence un mode de perception anormal des visages chez les individus présentant un TSA. Au lieu d’activer le gyrus fusiforme, structure des régions occipito-temporales inférieures dévolue à cette fonction, ils activent une autre région normalement dédiée au traitement visuel des objets. Ce qui est en phase avec une perturbation du traitement des stimuli sociaux.

Un autre espace-temps

Si les TSA sont associés à des prédispositions génétiques et que le cerveau des personnes avec autisme présente des anomalies neuroanatomiques et neurophysiologiques, diverses théories neuropsychologiques viennent compléter l’approche de ces troubles. Elles doivent néanmoins être appréhendées comme des pièces d’un vaste puzzle, dont aucune ne peut se suffire à elle-même. L’une des principales est centrée sur la «théorie de l’esprit» qui, les mots sont trompeurs, ne désigne pas une théorie, mais l’aptitude à attribuer des états mentaux (intentions, souhaits, convictions…) à soi-même et à autrui. Aussi permet-elle de prédire les conduites de ceux avec qui on interagit. Différentes expériences empiriques ont abouti à la conclusion que cette capacité était déficiente chez les enfants avec autisme. Leur inaptitude innée à «se mettre dans la tête de quelqu’un d’autre» serait le germe du caractère atypique des interactions qu’ils entretiennent avec autrui. «Certains jeunes enfants avec autisme sont complètement emmurés dans une absence de partage d’états mentaux. En consultation, nous avons parfois l’impression qu’ils ne nous voient pas. Nous essayons de les interpeller. Aucune réaction !», dit le professeur Malchair. L’approche explicative basée sur la théorie de l’esprit fait toutefois l’objet de certaines réserves, notamment parce qu’elle n’a pas une portée universelle chez les enfants avec autisme et qu’elle ne rend pas compte des stéréotypies qui constituent le second critère diagnostique des TSA.

Les TSA nécessitent une prise en charge aussi précoce que possible. Elle  est indispensable si l’on veut améliorer sensiblement la qualité de vie des  personnes atteintes, favoriser autant que faire se peut leurs interactions sociales et agir sur d’éventuels troubles associés, dont de   potentiels troubles comportementaux

Des facteurs sensoriels et perceptivo-moteurs semblent également en cause dans les manifestations de l’autisme. Chercheur au laboratoire Parole et langage de l’Université de Provence, Bruno Gepner a développé une théorie fondée sur la perception du temps par les sujets avec autisme, lesquels éprouveraient de grandes difficultés à décoder le monde environnant car son tempo serait trop rapide pour eux. Des désordres perceptifs joueraient dès lors un rôle cardinal dans les TSA. En 2009, Bruno Gepner et Carole Tardif, professeure de psychologie du développement à l’Université de Provence, écrivaient dans le magazine La Recherche: «(…) certaines personnes autistes n’arriveraient pas à percevoir en temps réel le flux continu rapide d’informations visuelles, auditives et proprioceptives en provenance de leur environnement. (…) La désynchronisation des échanges langagiers, émotionnels et sociaux propre à l’autisme résulterait au moins en partie de ces désordres perceptifs. Pour s’adapter à un monde dans lequel les changements sont trop rapides pour elle, la personne autiste aura logiquement tendance à vouloir le ralentir, voire l’arrêter, ou le fragmenter spatialement en de multiples détails plus faciles à percevoir et à intégrer.»

Cela pourrait expliquer pourquoi les individus concernés tendraient à focaliser leur attention sur des détails visuels statiques, surtout, mais également sur des éléments relevant d’autres sens, et pourquoi, s’agissant des autistes de «haut niveau» (Asperger), à faire montre de certaines habiletés hors du commun principalement dans la sphère visuo-spatiale (puzzle, reconnaissance de formes dans des dessins complexes, etc.) ou dans d’autres domaines (mémoire, mathématiques, sciences…). Nonobstant, ces îlots de compétences exceptionnelles n’ont pas nécessairement d’intérêt dans vie courante, d’autant que tout changement de l’environnement réclame une réinterprétation de la part des sujets avec autisme. Ainsi, les personnes avec Asperger peuvent perdre leur chemin quand elles sont appelées à emprunter une rue dans le sens inverse de celui qu’elles suivent habituellement.

En outre, les individus atteints d’autisme peuvent être affectés de troubles de la régulation sensorielle: une hypersensibilité ou une hyposensibilité selon le canal sensoriel activé et même, au sein d’un même canal, selon le type de stimuli perçus. «Par exemple, certains enfants atteints d’un TSA manifestent une très forte intolérance aux bruits, ce qui les amènent à adopter des comportements tels que casser les téléphones de peur qu’ils ne sonnent. D’autres se déshabillent parce qu’ils ne supportent pas le contact avec leurs vêtements», rapporte le professeur Magerotte. Quant à l’hyposensibilité, elle peut notamment se manifester par une indifférence apparente à l’égard de stimuli tels que la chaleur, des sons ou encore la douleur. Ces phénomènes de dérégulation sensorielle débouchent souvent sur des comportements réputés déviants.

Après avoir renié la thèse défendue par Bruno Bettelheim dans son livre La Forteresse vide, la psychanalyse (mais pas seulement) adhère largement à ce que le psychiatre et psychanalyste Jacques Hochmann, aujourd’hui professeur émérite de l’Université Lyon 1 – Claude Bernard, a appelé le «processus autistisant». «Au cours de la période périnatale, l’enfant, handicapé par la déficience de ses « outils » cérébraux en raison d’anomalies génétiques, neuroanatomiques et neurophysiologiques, entretiendrait une relation d’incompréhension mutuelle, d’étrangeté avec autrui, dont spécialement avec sa mère, explique le professeur Malchair. Au lieu de partager un « bain psychique » à deux, fait d’échanges fondateurs pour le développement cognitif et relationnel de l’enfant, chacun se sentirait comme étranger à l’autre.» Ce qui, selon cette hypothèse, permettrait à l’autisme de s’enkyster.

Des outils pour communiquer

L’autisme est un trouble qui dure toute la vie et donc pour lequel le vocable de «guérison» est inapproprié. Un point fait l’unanimité: les TSA nécessitent une prise en charge aussi précoce que possible. Malheureusement, d’après Ghislain Magerotte, elle a bien du mal à se mettre en place en Belgique francophone. Elle est pourtant indispensable si l’on veut améliorer sensiblement la qualité de vie des personnes atteintes, favoriser autant que faire se peut leurs interactions sociales et agir sur d’éventuels troubles associés, dont de potentiels troubles comportementaux. Ainsi que le souligne l’ICM, aucun médicament ne vise spécifiquement l’autisme en tant que tel, mais certains traitements médicamenteux peuvent se révéler nécessaires pour faire face à la possible présence d’un ou plusieurs troubles associés, spécialement des troubles comportementaux.

En 1987, Ivar Lovaas, de l’Université de Californie, montra que de jeunes enfants avec autisme bénéficiant un programme intensif (40 heures par semaine) ressortissant à la psychologie comportementale et centré sur des interventions personnalisées avaient beaucoup plus de chance que d’autres, soumis à une intervention nettement moins intensive, de réussir à intégrer plus tard une classe scolaire ordinaire. «La stratégie appliquée était celle des « essais distincts »», rapporte le professeur Magerotte. Dans ce cadre, l’enfant est conditionné à répondre à une consigne spécifique simple. Par exemple, «Mets ton doigts sur le bout de ton nez». S’il le fait, il reçoit une gratification. Dans le cas contraire, l’intervenant l’oriente vers la réponse attendue et le récompense dès qu’il effectue le geste demandé. L’exercice est répété tant que l’enfant n’a pas répondu à la consigne sans recevoir d’aide.

L’efficacité de la prise en charge suppose également qu’elle se déroule dans un environnement adapté au style de l’enfant. Le plus souvent, les personnes avec autisme possèdent des aptitudes visuelles très supérieures à leurs aptitudes auditives. «Aussi est-il fréquemment utile de recourir à des dessins, des photos, des pictogrammes, des objets pour organiser l’environnement des enfants atteints de TSA et structurer l’approche éducative», s’accordent à dire les professeurs Magerotte et Malchair. La structuration visuelle de l’environnement fut initialement mise sur pied dans le programme TEACCH (Treatment and Education of Autistic and related Communication handicapped Children), qui se fonde sur la psychologie cognitivo-comportementale et est actuellement le plus prisé. Mais, malgré ses succès, il ne constitue pas la panacée.

Pour l’heure, tous les spécialistes insistent sur la nécessité d’une prise en charge pluridisciplinaire des TSA – psychiatrie, psychologie, logopédie, psychomotricité, approche éducative… «La réussite de l’action entreprise passe également par une implication et un accompagnement familial de tous les instants, ou presque», insiste Ghislain Magerotte. Comme le souligne toutefois le professeur Malchair, «aucun enfant ne sort guéri d’un centre de prise en charge quelle que soit l’approche utilisée». L’objectif est alors de donner à la personne avec autisme des outils pour communiquer différemment, pour mieux se faire comprendre, de lui enseigner des comportements positifs et d’améliorer de la sorte son insertion sociale et sa qualité de vie. S’agissant d’enfants avec un autisme très sévère, permettre à leurs parents de les emmener dans un lieu public tel un supermarché est déjà un succès. 

   Plus d’infos

Ghislain Magerotte, Céline Baurain et Jo Lebeer, Vers une école inclusive, De Boeck supérieur, 2024.

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