Représentation artistique d’un antihypernoyau d’hélium.

Physique

Étrange matière

Henri DUPUIS • dupuis.h@belgacom.net

© CERN, Yinming Shao / Penn State. Creative Commons

Les manifestations organisées à l’occasion de son 70e anniversaire à peine clôturées, le CERN a publié un communiqué annonçant la découverte d’un hypernoyau exotique d’antimatière. D’autres scientifiques ont, par ailleurs, observé des quasiparticules avec ou sans masse selon leur direction de déplacement. Ça bouge au sein de la matière !

 
Peu avant les fêtes de fin d’année, la collaboration ALICE (un des 2 grands détecteurs positionnés sur le LHC) annonçait avoir franchi un pas important en matière…. d’antimatière ! À savoir la détection d’un indice probant d’un équivalent de l’hyperhélium-4 dans l’antimatière. Depuis près d’un siècle maintenant, on sait que les atomes sont composés d’un noyau (formé de protons et neutrons) «entouré» d’électrons. Si l’électron est une particule élémentaire, ce n’est pas le cas des protons et neutrons composés de quarks, particules qui, pour l’instant, semblent être élémentaires, découvertes voici 60 ans. Les quarks (6 variétés différentes) sont liés entre eux au sein des protons et neutrons par les gluons, porteurs de la force forte. Bien sûr, ce qui est valable pour la matière l’est aussi pour l’antimatière. L’étude des rayons cosmiques a également permis d’étudier l’univers des particules. Surtout avant que ne soient construits les grands accélérateurs de particules. Ces rayons ont en effet une énergie qui va de 1 GeV (Gigaélectron-volt), comme dans un petit accélérateur de particules, jusqu’à 108 Tev (Terraélectron-volt), soit bien au-delà de l’énergie des faisceaux qui circulent au CERN.

Hypernoyaux

L’observation de ces rayons a permis d’observer ce qu’on appelle des hypernoyaux, c’est-à-dire des noyaux exotiques composés bien sûr de neutrons et protons, mais aussi d’hypérons qui sont des particules très instables contenant un ou plusieurs quarks dits étranges (1). Les plus puissants accélérateurs construits par l’homme, comme le LHC ou celui de Brookhaven aux États-Unis, sont aujourd’hui capables de produire de tels noyaux. Pour cela, ils font entrer frontalement en collision des ions lourds (par exemple des noyaux d’or ou de plomb). Les centaines de protons et neutrons présents dans chaque noyau se percutent, formant une boule de feu dans laquelle tout fond pour former un plasma de quarks et gluons. En se refroidissant, quarks et gluons se recombinent, formant de la matière (et de l’antimatière) qui éclate dans toutes les directions. On aura reconnu ici ce qui se serait passé quelques millionièmes de seconde après le Big Bang, l’univers primitif ou primordial.

Si ces collisions entre ions lourds produisent bien évidemment pour l’essentiel des noyaux «classiques», elles produisent aussi, moins fréquemment, des hypernoyaux de matière ou d’antimatière. Car, comme lors du Big Bang, les collisions entre ions lourds produisent matière et antimatière en quantités presqu’égales. C’est bien là le but: comprendre pourquoi, dans la suite, l’antimatière s’efface. Pour y parvenir, il faut donc étudier le plus possible de particules d’antimatière dont des antihypernoyaux. D’après ce que nous savons aujourd’hui, à l’exception du fait que les particules d’antimatière ont des charges électriques opposées, elles ont les mêmes propriétés que la matière: même masse, même durée de vie avant désintégration et mêmes interactions.

En 2010 déjà, les scientifiques du laboratoire national de Brookhaven (USA) avaient détecté l’antihypertriton, premier exemple d’un hypernoyau d’antimatière composé d’un antiproton, d’un antineutron et d’un antihypéron lambda, qui est une particule contenant au moins un quark «étrange» plutôt que seulement les quarks «haut» et «bas» plus légers qui composent les protons et les neutrons ordinaires. En 2024, le même laboratoire a découvert un autre noyau d’antimatière, encore plus lourd, l’antihyperhydrogène-4, composé cette fois de 4 particules d’antimatière, un antiproton, 2 antineutrons et un antihypéron. L’annonce du CERN (2) va un pas plus loin puisque la découverte de la collaboration ALICE quitte le domaine de l’atome d’hydrogène et ses isotopes (tritium ou hydrogène-3 et l’hydrogène-4) pour s’attaquer à l’atome suivant dans le tableau périodique, l’hélium, puisqu’il annonce la détection d’un antihyperhélium-4, l’hypernoyau d’antimatière le plus lourd jamais détecté, composé de 2 antiprotons, un antineutron et un antihypéron lambda. Jusqu’à présent, l’étude se ces hypernoyaux d’antimatière n’a cependant pas permis de comprendre pourquoi la matière l’a emporté. Au contraire, il y a parfaite symétrie dans les propriétés des noyaux et des antinoyaux !

La quasi-particule, appelée fermion semi-Dirac,  a été théorisée pour la première fois il y a  16 ans, mais n’a été repérée que récemment à  l’intérieur d’un cristal appelé ZrSiS.  L’observation de la quasiparticule ouvre la porte à de futures avancées dans une gamme  de technologies émergentes allant des batteries  aux capteurs, selon les chercheurs  qui ont fait la découverte. 

Quasi-particules

L’autre découverte récente est issue de recherches de l’université de Pennsylvanie et semble encore plus étonnante (3). En physique de la matière condensée, on a pris l’habitude d’appeler quasiparticules des entités propres aux interactions des particules dans un solide. Comme les «trous d’électrons» qui décrivent un manque d’électron. Pour la première fois, des scientifiques en ont observé qui sont sans masse lorsqu’elles se déplacent dans une direction, mais qui ont une masse dans l’autre direction. Selon la théorie de la relativité restreinte d’Einstein, une particule peut ne pas avoir de masse si son énergie provient entièrement de son mouvement, donc si elle est une énergie pure se déplaçant à la vitesse de la lumière. L’exemple le plus connu est celui du photon, particule de lumière, se déplaçant bien évidemment à la vitesse… de la lumière. Il est donc considéré comme n’ayant aucune masse. Dans un solide cependant, le comportement collectif des quasiparticules, peut avoir un comportement différent de celui des particules individuelles. Par exemple avoir une masse dans une seule direction. De telles antiparticules sont appelées fermions quasi-Dirac. Le phénomène, théorisé voici déjà plus de 15 ans, vient d’être observé lors d’une expérience au National High Magnetic Field Laboratory en Floride, dont l’aimant crée le champ magnétique soutenu le plus puissant au monde, environ 900 000 fois plus fort que le champ magnétique terrestre. Un cristal de ZrSiS (composé de zirconium, silicium et soufre) refroidi presqu’au zéro absolu a été soumis à ce champ puissant puis éclairé en lumière infrarouge. Alors que l’observation de fermions semi-Dirac n’était pas du tout l’objet de leur recherche, à leur grand étonnement, les chercheurs ont observé que les électrons avaient un comportement très bizarre, comme des particules qui semblaient sans masse lorsqu’elles se déplaçaient sur une trajectoire linéaire, mais en acquéraient une masse lorsqu’elles se déplaçaient dans une direction perpendiculaire, signature des fermions quasi-Dirac. Lors du changement de direction en fonction du champ magnétique appliqué, les électrons devenaient des hybrides exotiques d’électrons ordinaires et de particules étranges et sans masse.

Pour les chercheurs, l’intérêt vient du fait que le ZrSiS est un matériau stratifié comme le graphite qui peut être aminci jusqu’à des feuilles d’une épaisseur d’un atome (graphène). Ce qui lui procure d’étonnantes propriétés utiles dans les technologies émergentes, notamment des batteries, des supercondensateurs, des cellules solaires, des capteurs et des dispositifs biomédicaux.

(1)  Rappelons que le modèle standard des particules prévoit, outre les bosons qui sont des vecteurs de force, 12 particules élémentaires: 6 quarks (up, charm, top, down, strange, bottom), et 6 leptons (l’électron, le muon, le tau et 3 sortes de neutrinos)

(2)  First measurement of A = 4 (anti)hypernuclei at the LHC Alice Collaboration
   https://arxiv.org/abs/2410.17769v1

(3)  Semi-Dirac Fermions in a Topological Metal, Yinming Shao et al., Physical Review X 14, 5 December 2024

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