Chimie

À la recherche de la transparence

PAUL depovere • depovere@voo.be

US Army, © Daimler AG, Jakob Fannar/flickr

Alors que les mécanismes des polymérisations étaient de mieux en mieux connus, bon nombre de chimistes tentèrent d’accrocher toutes sortes de molécules entre elles, exactement comme si on assemblait des wagons pour former des convois ferroviaires. De surprenants résultats allaient être au rendez-vous !

Exemple de verrière avant en Plexiglas® sur un avion de chasse américain P-61 Black Widow durant la Seconde Guerre mondiale.

 

En 1901, un certain Otto Röhm, pharmacien et chimiste, avait défendu sa thèse de doctorat à l’Université de Tübingen sur la polymérisation de l’acide acrylique (CH2=CH–COOH). Après avoir déposé un brevet à ce sujet et créé sa propre compagnie (Röhm AG), il poursuivit ses travaux avec l’aide de Walter Bauer.

Les polyacrylates obtenus étaient des polymères transparents, ne jaunissant pas à la lumière, ce qui justifiait leur emploi pour préparer les verres de sécurité utilisés dans l’industrie automobile. Par la suite, des travaux du même type seront entrepris par William Chalmers à l’Université McGill à Montréal avec, cette fois, l’acide méthacrylique [CH2=C(CH3)–COOH] en guise de monomère. Walter Bauer s’en inspira et tenta la polymérisation du méthacrylate de méthyle. Il obtint ainsi, en 1931, une matière parfaitement transparente que l’on pouvait couler de manière à obtenir des plaques. Le Plexiglas®, sorte de verre organique, était né. Cet extraordinaire matériau servira à fabriquer les pare-brise et autres carénages pour les bombardiers allemands. Les avions employés durant la Seconde Guerre mondiale volaient en effet trop vite et à des altitudes telles qu’il fallait nécessairement les pourvoir de cockpits fermés. Le Plexiglas® offrait des avantages multiples: pouvant être modelé sous des formes diverses et étant plus léger que le verre, ce plastique dur et transparent ne se fendillait pas, même lorsqu’il était percé par des balles ou des éclats d’obus.

Entre-temps, aux États-Unis, un certain Otto Haas eut l’idée d’injecter beaucoup d’argent dans ce qui allait devenir la Röhm & Haas Company, appelée à produire des millions de tonnes de polyméthacrylate de méthyle. Il fallait en effet des quantités énormes de Plexiglas® pour parachever les avions de chasse et autres bombardiers américains (voir photo ci-dessus), construits à raison de 80 000 exemplaires rien qu’en 1943 !

Cerise sur le gâteau, les chercheurs de la Röhm & Haas Company remarquèrent que la polymérisation des méthacrylates d’alkyles à longues chaînes (octadécylique, par exemple) aboutissait à une sorte de fluide visqueux, capable de se dissoudre dans l’huile des moteurs et ­d’empêcher que celle-ci ne se fige aux très basses températures. Ceci fut mis à profit par les Soviétiques lors de l’offensive allemande de septembre 1942 aux alentours de Stalingrad. Grâce à ce polyméthacrylate spécial fourni par les Américains, les moteurs de leurs chars de combat fonctionnaient à merveille durant l’extrême froideur de cet hiver 42-43, alors que ceux des chars allemands étaient gelés. Les Soviétiques purent ainsi gagner cette rude bataille contre la 6e armée allemande, laquelle capitula finalement le 2 février 1943. La victoire de Stalingrad marqua le tournant décisif de la guerre sur le front russe.

L’acide méthacrylique est une molécule de toute première importance. La très classique transformation industrielle de l’isopropylbenzène (cumène) en son hydroperoxyde, suivie d’un réarrangement, fournit à la fois de l’acétone et du phénol par milliers de tonnes chaque année. L’acétone peut notamment subir l’addition d’acide cyanhydrique, ce qui en fait une cyanhydrine, assez aisément convertie en acide méthacrylique moyennant une hydrolyse suivie de déshydratation. Le phénol, quant à lui, peut être transformé en bisphénol A, ce qui ouvre la voie vers les polycarbonates et les résines époxy (lire ci-après).

Les choses n’en restèrent en effet pas là: Daniel Fox, un chercheur des laboratoires General Electric à Schenectady (États-Unis), avait été chargé, en 1953, de synthétiser un polyester qui ne se décomposait pas sous l’action de l’eau et ce, en vue d’obtenir un matériau isolant. Fox se souvint de ses recherches postdoctorales, qui concernaient notamment un ester carbonique du gaïacol, résistant à l’humidité. Il imagina donc de faire réagir des carbonates avec du bis-gaïacol, dans la logique des composés bifonctionnels conçus par Wallace H. Carothers (1). Malheureusement, il n’y avait pas de bis-gaïacol dans la réserve de produits chimiques. Par contre, il s’y trouvait du bisphénol A. Pour ne pas perdre de temps, Fox entreprit de faire réagir ce composé, bref le chauffa à reflux en présence de divers carbonates. Après plusieurs essais infructueux avec des carbonates aliphatiques, il tenta de condenser le bisphénol A avec du carbonate de diphényle. Cette fois, il observa une réaction. Selon ses propres dires, il vit apparaître, là, dans le fond du ballon, un «machin compact et résistant» qu’il ne réussit à récupérer qu’en brisant le verre. Ce produit était un polycarbonate aromatique. Ce genre de résine, très robuste et parfaitement transparente, servira par la suite à des fins diverses et notamment, comme boucliers de protection pour les forces de l’ordre, guichets de sécurité pour les banques, etc. Les astronautes qui ont débarqué sur la Lune en 1969 portaient des casques en polycarbonate voir photo 2.

1. Plexiglas® dans l’automobile

2. Casque en polycarbonate

3. Revêtement de sol en résine époxy  

 
La colle époxy: une molécule géante qui s’accroche à tout

Les oxygènes nucléophiles du bisphénol A réalisent aussi très facilement des réactions de substitution nucléophile avec l’épichlorhydrine (chlorométhyloxacyclopropane). Le produit obtenu est ce que l’on appelle une résine époxy voir photo 3, c’est-à-dire une macromolécule pourvue d’une multitude de cycles oxacyclopropane, triangulaires et forts tendus, et donc très réactifs.

Ces résines époxy, lorsqu’elles sont employées en guise de colle, sont contenues dans un tube. Un autre tube y est adjoint, lequel contient de l’éthylènediamine (H2N-CH2-CH2-NH2). Au moment de l’emploi, on mélange le contenu des 2 tubes: la diamine, avec ses 2 azotes nucléophiles, attaque au hasard une multitude de cycles oxacyclopropane, aboutissant ainsi à la formation de liaisons covalentes dans toutes les directions (réticulation). Le tout devient ainsi une énorme molécule, avec des liaisons entrecroisées et porteuses des autres cycles oxacyclopropane restés intacts. Ces derniers vont alors réagir avec des fonctions chimiques appropriées du matériau à coller, formant ainsi d’autres liaisons covalentes responsables d’une parfaite adhérence.

Des matériaux composites intéressants peuvent aussi être obtenus à partir des résines époxy. Ainsi, en y mêlant des fibres de carbone, on obtient l’équivalent microscopique du béton armé. Ce matériau, bien plus léger et flexible que l’acier tout en étant beaucoup plus résistant, sert notamment à confectionner les manches des clubs de golf.

(1) Dans les années 1930, celui-ci avait en effet polymérisé chez DuPont l’analogue chloré de l’isoprène, ce qui aboutit à un élastomère (le Néoprène) qui allait remplacer plus efficacement le caoutchouc. Ensuite, il imagina de polycondenser des diamines avec des diacides pour obtenir des polyamides (du Nylon), qui imitaient parfaitement la soie. La vie de ce brillant chimiste, qui mit fin à ses jours à l’âge de 41 ans tout en assurant la prospérité de la société DuPont, est un véritable roman !

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