Société

Selfie
de famille

Anne-Catherine De Bast

©AltoPress/ Maxppp, ©PHOTOPQR/LE REPUBLICAIN LORRAIN, ©Phanie, © Syda Productions

Entre garde exclusive et hébergement alterné, 80% des enfants de familles séparées se disent satisfaits de leur situation. Particularité: le développement des technologies et la généralisation des réseaux sociaux leur permettent de garder le contact avec leurs parents, plus qu’avant, et de s’épanouir dans plusieurs foyers

Faire sa valise. Défaire sa valise. Pour bon nombre d’enfants de parents séparés, le schéma se répète toutes les semaines. Mais est-ce si contraignant, d’avoir plusieurs foyers ? Ce qui était marginal il y a 30 ans s’est généralisé. Banalisé. Autrefois pointés du doigt, les enfants de divorcés jonglent aujourd’hui avec plusieurs maisons. Et… tout va plutôt bien, merci. Car oui, on leur a demandé leur avis. Pour la première fois, une étude s’intéresse au point de vue et au ressenti des adolescents par rapport à leur vie de famille. Menée par Laura Merla, sociologue de la famille à l’UCLouvain, cette enquête s’est penchée sur le quotidien de 1 474 jeunes de 12 à 18 ans scolarisés en Fédération Wallonie-Bruxelles. L’objectif: mieux comprendre comment ils perçoivent et s’approprient leur organisation familiale. L’étude part du regard des jeunes pour dresser le portrait des configurations familiales actuelles post-séparation, et attire l’attention sur certains éléments spécifiques de l’évolution des familles contemporaines.

C’est indéniable, la famille traditionnelle, soit le père + la mère + les 2 enfants, n’est plus l’unique modèle. La notion de famille est aujourd’hui multiple: les parents vivent ensemble, séparément, se partagent la garde des enfants ou pas du tout. Ils vivent seuls avec leurs enfants ou avec un nouveau conjoint, parfois du même sexe. Des configurations qui induisent des questionnements sur l’adaptation des jeunes qui vivent ces situations. Comment gèrent-ils les différentes cultures familiales, le fait d’avoir plusieurs foyers, les règles qui changent ?

 
Un tiers des parents séparés

«Nous sommes partis du fait qu’un nombre croissant de jeunes grandit avec des parents séparés, précise Laura Merla. Les travaux existants sur la question se concentrent plutôt sur la perspective de bien-être. Rien n’existait depuis le point de vue de l’enfant. Nous avons voulu leur donner la parole. Cette configuration chamboule notre manière de percevoir la famille. Dans un monde où nous sommes amenés à être de plus en plus mobiles, ces jeunes doivent s’adapter à des cadres différents. Ils acquièrent des compétences très spécifiques. Il est intéressant de voir comment ils grandissent, comment ils se sociabilisent et s’adaptent.»

Cette enquête, intitulée Louvain Adolescents Survey (LAdS), a été menée en collaboration avec la KULeuven. Elle s’intègre dans le contexte plus large d’une recherche de l’UCLouvain, intitulée «MobileKids» (voir encadré). Concrètement, des chercheurs se sont rendus dans 23 écoles de Wallonie et de Bruxelles. Un échantillonnage qui englobe les différentes filières d’enseignement (général, technique, professionnel, artistique,…), implantées dans des milieux ruraux comme dans des centres-villes. Ils ont interrogé les 1 474 jeunes de manière anonyme.

Résultat: les parents d’un adolescent interrogé sur 3 sont séparés ou divorcés. Cela concerne donc 500 adolescents ayant répondu à l’enquête. Parmi ceux-ci:

•  4 jeunes sur 10 restent exclusivement chez leur maman

•  3 sur 10 vivent en hébergement alterné (minimum 30% du temps chez chaque parent)

•  2 sur 10 habitent principalement chez leur mère (ils vivent chez leur père un week-end sur 2 et la moitié des vacances)

•  1 sur 10 est en garde exclusive chez son papa.

  

MobileKids : appel à participants

MobileKids est un projet financé par le Conseil européen de la Recherche et mené à bien par une équipe de sociologues du Centre Interdisciplinaire de Recherche sur les Familles et les Sexualités (Cirfase) à l’Université catholique de Louvain. Il vise à comprendre les expériences vécues par les enfants qui grandissent dans des familles séparées ou divorcées en Belgique, en France et en Italie, et qui ont opté pour un système d’hébergement alterné. Cette recherche a pour but de donner la parole aux enfants et à leurs parents pour aider les sociologues à comprendre comment ils s’approprient cette situation, développent des compétences, entretiennent leurs relations sociales.

Plusieurs travaux ont été menés, dont l’enquête LAdS (lire par ailleurs). Dans le cadre d’un travail plus poussé, les sociologues cherchent des participants. Les conditions: faire partie d’une famille wallonne ou bruxelloise dont les parents sont séparés depuis au moins 2 ans, pratiquer l’hébergement alterné égalitaire (ou à peu près) et avoir au moins un enfant entre 10 et 16 ans.

Sur base des témoignages récoltés, le Cirfase pourra émettre des recommandations à l’attention des pouvoirs publics pour que ce mode de vie soit mieux compris et soutenu.

Plus d’informations auprès de coralie.theys@uclouvain.be ou 0485/55.84.79

https://uclouvain.be/fr/
chercher/cirfase/mobilekids.html

La séparation, dédramatisée

L’étude révèle que plus de 8 jeunes sur 10 sont satisfaits de leur mode d’hébergement. «Le divorce et la séparation sont devenus quelque chose de banal. Ces adolescents ont tous des copains qui sont dans le même situation qu’eux, ils ont des modèles de référence. Cela ne facilite pas les choses, mais cela enlève le côté dramatique. Nous sommes surpris par le taux de satisfaction, mais il peut s’expliquer par le fait que les enfants sont de plus en plus souvent consultés sur le type d’hébergement qu’ils souhaitent. On se rend compte aussi qu’on médiatise les situations problématiques, quand les professionnels doivent intervenir. Cela rend plus visibles ces situations, alors que dans la grande majorité des cas, cela se passe bien. Les enfants se sentent chez eux des 2 côtés, le degré de confort est relativement bon. Et ils se sentent chez eux, même quand les conditions d’accueil ne sont pas optimales.» Seule exception pour les jeunes filles en hébergement exclusif chez leur papa. «Deux sur 10 ne sont pas satisfaites, mais on constate que c’est dû à la fragilité du lien avec la mère».

L’enquête a néanmoins mis en évidence le fait que la moitié des mères hébergeant leurs enfants à titre exclusif ou principal est célibataire. Des difficultés financières et/ou des tensions avec les papas sont régulières. On observe aussi qu’en général, les filles se sentent plus proches de leur mère, tandis que les garçons construisent des relations similaires avec chacun de leurs parents.

Globalement, l’hébergement alterné gagne en tout cas du terrain. Il y a 10 ans, la garde exclusive primait encore, et elle était rarissime chez le père. L’hébergement alterné était mis en place dans les familles plus aisées, éduquées, où les parents restaient en bon terme. «Aujourd’hui, le principe est appliqué partout, quel que soit le milieu social des familles.»

 
La fin du «papa-Walibi»…

Si les mères gardent un rôle prépondérant quel que soit le type de garde, les pères prennent de plus en plus de responsabilités et s’impliquent davantage dans l’éducation. Leur rôle a évolué. Fini le papa-copain ou le «papa-Walibi». Désormais, les pères séparés ne restent plus au second plan, ils s’investissent de plus en plus dans la vie des enfants. «Ils sont plus qu’avant à héberger leurs enfants, note la sociologue. Ils apparaissent davantage comme un parent référent. On constate que la mère reste en général le premier parent référent car la relation est souvent meilleure avec elle. Mais les jeunes communiquent beaucoup aussi avec leur père

Un élément dû à l’évolution des technologies… Grâce aux smartphones, la grande majorité d’entre eux maintiennent un lien continu avec leurs 2 parents, quel que soit le type d’hébergement. Neuf sur 10 communiquent avec le parent gardien lorsqu’ils sont chez le non gardien. Et 6 sur 10 restent en contact avec le parent non gardien quand ils sont dans leur domicile principal. «Ils utilisent beaucoup les réseaux sociaux, comme Facebook, Snapchat, et des applications de communication multimodale comme Facetime ou WhatsApp. Les filles ont tendance à plus communiquer avec leur mère qu’avec leur père. Pour les garçons, c’est équivalent. On constate donc que la charge mentale de la maman reste élevée, quel que soit le mode de garde. Mais le papa est fort sollicité aussi.» Une possibilité de contact quasi continue, qui contraste avec le coup de fil hebdomadaire dont se contentaient les précédentes générations d’enfants de parents séparés.

 
Plus de discussions

Autre surprise révélée par l’enquête: le degré de conflit entre les parents. Sept jeunes sur 10 estiment que les tensions sont nombreuses. Dans ce contexte, certains enfants peuvent voir la séparation comme une solution. «Mais on se dispute dans toutes les configurations familiales !, insiste Laura Merla. Quand les parents se séparent, le conflit diminue. Mais il ne s’arrête pas pour autant. Cela peut être interprété de plusieurs manières, et ce n’est pas forcément négatif: on évolue vers un modèle familial plus démocratique qu’auparavant. Même séparés, les parents discutent davantage sur les décisions, les jeunes y sont parfois associés aussi. Quand il n’y a pas de décision unilatérale, il faut discuter, négocier. Cela peut donner naissance à des conflits, liés au fait qu’on discute.»

Si l’enquête est terminée côté francophone, elle n’a pas encore livré ses conclusions au nord du pays. La prochaine étape, une fois qu’elles seront connues, sera de les comparer et de les mutualiser. L’objectif est de reproduire le travail régulièrement, tous les 2 ou 3 ans, afin de mesurer l’évolution des données.

Mieux connecté, moins isolé

Depuis son smartphone, Lucas, 17 ans, peut suivre ce qu’il se passe chez sa mère quand il est chez son père. Et inversement. Salutaire, pour limiter le sentiment de rejet.

C’est une routine bien installée. À 17 ans, Lucas se rend chez son père un week-end sur deux, à 40 kilomètres de chez lui. À moins qu’il ait une soirée de prévue. Dans ce cas-là, les ajustements sont toujours possibles. Il n’avait qu’un an quand ses parents se sont séparés. Et depuis lors, le mode de garde mis en place à l’époque n’a que peu évolué. Chez lui, c’est chez Caroline, sa maman, où ils vivent ensemble, à deux. Et nulle part ailleurs.

«Il a pourtant une chambre chez son père, son propre espace, mais il ne s’y sent pas bien, précise-t-elle. Je suis sûre que ce serait différent s’il était en hébergement alterné. Ce n’est pas en 48 heures tous les 15 jours qu’on peut se sentir chez soi quelque part ! Mais ici, il a ses copains, ses sorties. Quand il est là-bas, il a l’impression que la vie continue sans lui, qu’il est en stand-by.» Ces jours-là, les réseaux sociaux sont salutaires. «Il reste au courant de ce que je fais par des publications sur Facebook, par exemple. Il suit les discussions familiales avec ses oncles et tantes sur WhatsApp. C’est un lien important. Cela lui permet de rester connecté et de ne pas se sentir exclus».

Ce sentiment, Caroline le connait bien. Car elle aussi a grandi dans une famille dont les parents étaient divorcés. «À l’époque, on se sentait plus isolés, je pense. Quand j’étais chez mon père, je ne savais pas, ou quasi pas, ce qu’il se passait chez ma mère. Aujourd’hui, je suis en contact avec Lucas quasi tous les jours. Et il reste en lien avec son père régulièrement aussi. Il m’envoie des messages pour m’informer de quelque chose dont il a oublié de me parler, pour me faire part de ses émotions, ou pour partager une vidéo qui l’a fait rire

Si Lucas communique, Caroline lui répond. Mais elle n’est que très rarement à l’origine de la discussion virtuelle. «Quand il est chez son papa, je veux qu’il profite de chaque moment. Nous avons une relation fusionnelle, mais le cordon est coupé. J’essaie de ne pas être trop présente. Je ne veux pas qu’on me reproche un jour de m’être immiscée dans la relation avec son père.»

Depuis que Lucas a son propre GSM, les modes de communication de la famille ont radicalement changé. «Auparavant, quand je voulais lui parler, je devais appeler son père. Aujourd’hui, c’est Lucas qui fait l’intermédiaire, qui organise les trajets, les visites, les changements de garde. C’est plus confortable pour tout le monde ! Et cela a aussi le mérite d’apaiser les choses entre son père et moi. Je n’ai quasi plus de contacts en direct avec lui, je ne suis plus obligée de lui parler, sauf s’il y a un problème. On est toujours restés en bons termes, mais… au moins on s’entend, au moins on a de chance de se disputer !»

Share This