Société

Mégafeux: quand la nature s’enflamme

Julie LUONG • juluong@yahoo.fr

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Depuis quelques années, des feux impossibles à maîtriser ravagent les forêts, depuis le Canada jusqu’aux Pyrénées. Symptôme spectaculaire du réchauffement climatique, ces mégafeux l’aggravent en libérant de grandes quantités de CO2. Face à eux, les mesures d’intervention classiques sont impuissantes. C’est que les mégafeux ne sont pas seulement de «grands feux» mais un phénomène d’une tout autre nature… inédite 

 
Depuis 20 ans, des feux ravagent, crescendo, la planète. Le tournant traumatique est probablement à dater de 2018, quand la ville de Paradise, en Californie, fut entièrement détruite par les flammes de Camp Fire, un mégafeu ayant causé 88 décès, l’évacuation de 250 000 personnes, la destruction de 20 000 maisons et la disparition de 620 km2 de forêts. «Selon les pompiers, il s’est propagé à une allure phénoménale, jusqu’à conquérir l’étendue d’un terrain de football par seconde», raconte la philosophe française Joëlle Zask dans son essai Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique (1). Ce que les témoins ont vu cette année-là ? Des flammes hautes de 30 m, des «ouragans» de flammes, des feux fantômes capables de revenir sur leurs pas: des feux détruisant non seulement les maisons et décimant les humains mais carbonisant le dehors, le paysage, la faune et la flore.

Plus intenses, plus rapides, plus étendus, plus récurrents, plus ravageurs que les feux de forêts «ordinaires», les «mégafeux» ne sont donc pas seulement de «très grands feux», comme pourrait le laisser entendre le nom qui leur a été donné en 2013 («megafire»). «Il s’agit d’une différence de nature et non de degré car les mégafeux ne se comportent pas de la même manière que les feux connus: ils sont capables de “sauter″, de reprendre», commente Nathalie Frogneux, philosophe à l’UCLouvain et qui a consacré avec ses collègues un cours interdisciplinaire – à destination, des étudiants du master en sciences et gestion de l’environnement – aux mégafeux. C’est pourquoi les pompiers, en dépit d’effectifs et de moyens adaptés – canadairs, hélicoptères, camions ou lances à incendie – demeurent impuissants. Même si certains gouvernements s’entêtent dans une rhétorique de «guerre contre le feu», cette guerre est perdue d’avance. Seulement peut-on la prévenir: 30 minutes après leur départ, les mégafeux ne peuvent déjà plus être éteints. Il n’y a plus alors qu’à attendre une pluie providentielle, qu’ils finissent de consumer les combustibles ou que les flammes atteignent la mer.   

Une menace planétaire

Impensable ? «Les mégafeux nous confrontent à une mutation anthropologique puisque longtemps, l’homme s’est défini comme celui qui maîtrise le feu», explique Nathalie Frogneux. «Ce feu, ce n’est plus le feu très 19e décrit par Gaston Bachelard, qui sert à se chauffer. Aujourd’hui, nous nous chauffons et nous cuisinons nos aliments sans feu.» Le feu n’est plus associé à la sécurité du foyer mais au danger qui menace. Même s’il conserve aussi, dans son ambivalence constitutive, une valeur de renouveau, de changement: il demeure la métaphore de la passion, de ce qui nous anime au plus profond – de l’énergie qui pourrait permettre de faire changer ce monde qui flambe partout. Et pourtant, c’est comme si nous étions pris de court.

En 2023, l’embrasement a commencé très tôt. En février, les mégafeux ont détruit au Chili plus de 400 000 ha – essentiellement des monocultures de pins et d’eucalyptus. Dès avril, les Pyrénées-Orientales ont été touchées avant la reprise en été. En Espagne, le feu a pris dès le début du printemps. Puis ce fut la Grèce, l’Espagne, Hawaï… Au Canada, près de 14 millions d’hectares de forêts ont été détruits par les flammes: il faudra plusieurs décennies avant que les forêts brûlées ne se reconstituent. Non seulement aucune région n’est épargnée, mais la saison des feux s’allonge: surtout, ces mégafeux se multiplient avec une rapidité que personne ne semble avoir prévu.

Selon un rapport de 2022 du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), les mégafeux pourraient augmenter de 14% d’ici à 2030, de 30% en 2050 et de 50% d’ici la fin du siècle. Au point qu’ils seraient, selon Joëlle Zask, l’une des causes potentielles et impensées d’un désastre planétaire. «Grâce à leurs capteurs et à leurs observations, les chercheurs de la NASA qui élaborent un atlas des feux envisagent sérieusement la possibilité d’un incendie à l’échelle mondiale, insistant sur la proximité grandissante des foyers et l’augmentation constante des risques de mégafeux en raison de la faible humidité de l’air, de vents plus forts et de températures extrêmes, explique-t-elle. Les très grands feux ne s’arrêtent ni aux grilles ni aux murs. Ni les panneaux d’interdiction ni les balles ne freinent leur progression. Nulle frontière ne peut leur être imposée.» 

«En Wallonie, beaucoup de bois sont privés, ce qui complique la gestion de la forêt. Cela rend difficile la fuite des animaux qui sont bloqués par les clôtures et pris au piège des flammes. L’idée que les bois sont communs et appartiennent à tous est assez loin de la réalité.»

Les mégafeux présentent en outre la caractéristique singulière de rendre difficile, voire impossible, la régénération des sols et de la végétation après leur passage. Joëlle Zask s’oppose ainsi à la croyance selon laquelle la nature serait toujours résiliente: elle le fut dans des circonstances antérieures, mais pas toujours face à cette «nouvelle catastrophe écologique». Sous l’effet des mégafeux, certaines espèces végétales et animales déjà menacées risquent de disparaître pour de bon. La biodiversité présente dans les sols sous forme d’insectes, de vers, de bactéries ou champignons paie aussi un lourd tribut. «Les mégafeux brûlent radicalement, de la racine jusqu’aux cimes. Ils ne laissent même plus de semences qui pourraient permettre aux arbres de repousser. C’est un paysage de désolation qu’ils laissent derrière eux», explique Nathalie Frogneux. Par ailleurs, la régénération de la forêt, même quand elle est possible, est un long processus: l’augmentation de la fréquence des feux ne lui laisse pas ce temps.

La fin de Prométhée

Le feu a pourtant fait de l’humanité ce qu’elle est. Comme en témoigne le mythe de Prométhée – celui qui vola le feu sacré de l’Olympe pour en faire don aux humains -, l’homme est la seule espèce qui a su apprivoiser et domestiquer le feu. «Les différents stades d’évolution que l’homme a traversés seraient liés à des mutations dans les usages du feu pour le défrichage, l’éloignement des prédateurs, ou la cuisson de la viande et des racines, dont on pense que la grande quantité d’énergie qu’elle permet de libérer explique le rapide développement du cerveau et sa disponibilité pour des activités autres que la consommation de nourriture et de digestion, illustre Joëlle Zask. En outre, parce qu’elle aseptise les aliments, la cuisson favorise la multiplication de l’espèce. En l’absence des techniques du feu, les outils propres à l’espèce humaine ne lui apporteraient pas plus de puissance que les crocs ou les griffes n’en apportent aux animaux

Le don est-il devenu malédiction ? Avec le réchauffement climatique, les périodes de sécheresse prolongées et répétées préparent un terrain propice à un embrasement hors contrôle. Avec un effet de cercle vicieux. «Puisque les forêts sont fragilisées par le dérèglement climatique, le déclenchement est plus facile mais ces feux émettent eux-mêmes énormément de carbone, et donc on renforce le phénomène», explique Nathalie Frogneux. Selon la NASA, les mégafeux seraient aujourd’hui responsables de 30% des émissions de dioxyde de carbone…

«Ce qui joue aussi, ce sont les feux de tourbe – ce qui explique que nous ayons des mégafeux en Sibérie et en Scandinavie – des feux souterrains qui sont de très gros émetteurs de carbone et qui interrogent l’idée de compensation: aujourd’hui certains pensent encore qu’on peut compenser les émissions de carbone en plantant des arbres… Mais non: le carbone qui est émis est émis», poursuit la philosophe de l’UCLouvain. Ces feux de tourbe, capables de parcourir de longues distances en souterrain avant de resurgir hors sol lorsqu’ils rencontrent de la végétation, ont été observés en Gironde à l’été 2022. Mais ils pourraient un jour concerner la Belgique et ses tourbières des Hautes Fagnes. «En Wallonie, beaucoup de bois sont privés, ce qui complique la gestion de la forêt,  commente Nathalie Frogneux à propos du cas belge. Cela rend difficile la fuite des animaux qui sont bloqués par les clôtures et pris au piège des flammes. L’idée que les bois sont communs et appartiennent à tous est assez loin de la réalité». Par ailleurs, comme le montre Joëlle Zask, le rêve très contemporain de posséder une maison dans la forêt fait partie du problème. «La dispersion dans la forêt de constructions isolées ou de lotissements en milieu rural, cet étalement urbain insidieux qui a pour nom ″mitage″ ou ″grignotage″, ne cesse de s’amplifier. Pourtant, la multiplication de ces habitations implique celle de points de départ potentiels d’incendies, qu’ils soient accidentels ou criminels.» Jamais nous n’avons tant désiré nous rapprocher physiquement de la nature et jamais ce désir n’a-t-il été aussi problématique….

Usines à bois

Par ailleurs, si les forêts prennent feu aussi facilement, rapidement et de manière dévastatrice, c’est parce que beaucoup ne sont plus en réalité que des «plantations» en monoculture à visée industrielle, pour fabriquer du bois de construction, d’ameublement, de chauffage ou encore du papier. Joëlle Zask parle en ce sens d’«usines à bois» et les compare à l’agriculture industrielle, qui vide les aliments de leurs substances nutritives et favorise le développement des maladies. L’exemple le plus emblématique de cette domestication mortifère de la forêt est celui de «Fordlândia», du nom du célèbre constructeur automobile Henry Ford. Dans les années 30, Ford incendia 6 millions d’hectares de forêts en Amazonie, au Brésil, pour y planter exclusivement des hévéas, arbres à caoutchouc fournissant la matière nécessaire aux pneus. «À l’état naturel, ces arbres grandissent à distance les uns des autres, ce qui les préserve des maladies contagieuses. Ils sont liés à d’autres espèces qui les protègent des contaminations et des intempéries, en jouant le rôle des parasols qui filtrent les rayons solaires et atténuent l’impact des précipitations, explique Joëlle Zask. Serrés les uns contre les autres, dans la plantation de Fordlândia, ils ont tous été décimés par les fourmis sauvages, les punaises, les araignées rouges, les chenilles à feuilles et divers parasites, dont des champignons.» Aujourd’hui, c’est dans ces monocultures affaiblies que prennent le plus souvent les mégafeux. «L’industrie forestière et les grands feux de forêt forment ainsi un couple inséparable: l’appauvrissement de la biodiversité que la première provoque prépare le terrain pour les seconds qui, en raison de leur intensité, perdent leur effet potentiellement bénéfique dans le maintien de la biodiversité», résume la philosophe française.  

Des feux d’origine humaine

Sur ce terrain hautement inflammable, il faut encore l’étincelle. On estime que seuls 5 à 10% des feux de forêt seraient d’origine «naturelle», principalement à cause des orages. Tous les autres sont liés à l’humain. La multiplication des spots de prévention comme la fascination pour les pyromanes en témoigne. «Si 30% des feux sont d’origine criminelle, les autres sont accidentels: pétards, mégots mal éteints, barbecues, feux de chantier, de décharge ou de jardin, parfois étincelles en provenance des freins ou des pots d’échappement, tirs de balles au cours de chasses ou de manœuvres militaires, explosions de générateurs d’électricité, telles sont les causes les plus fréquentes», détaille Joëlle Zask. 

Mais aucun humain, mal intentionné ou simplement imprudent, n’est capable d’assumer et de réparer les dommages causés. «Au début du 20e siècle, on s’est rendu compte qu’il y avait une grande disproportion entre certaines causes et certains dommages, commente Nathalie Frogneux. Dans le monde de l’industrie, par exemple, si un ouvrier a mal serré le boulon d’une locomotive et que cette locomotive déraille, il est impossible à cette personne de prendre sur elle l’entièreté des dommages. Est donc née cette notion de responsabilité collective et l’idée qu’on ne peut pas toujours compenser les dégâts. Ainsi, on ne peut pas donner la responsabilité de l’incendie complète d’une ville comme Lahaina, sur l’île de Maui à Hawaï, à une personne qui aurait déclenché le feu puisque même l’État, puisque même le système assurantiel vont avoir du mal à dédommager les gens…» La notion de responsabilité doit donc être tournée vers l’avenir: «assumer», ce n’est plus seulement réparer – imparfaitement – les dégâts, mais éviter de participer à en causer de nouveaux.

Mais sommes-nous capables, au-delà du déni et de l’immobilisme, de regarder cet avenir en face ? «Je crois que depuis 2018, il y a une prise de conscience exponentielle concernant le dérèglement climatique parce qu’il est devenu perceptible: on le sent, on le voit. Avant, il fallait faire confiance aux chiffres: c’était une démarche intellectuelle, analyse Nathalie Frogneux. Pour les Belges, depuis les inondations de 2020, on ne peut plus se dire que tout cela se passe très loin… Pour la démocratie, c’est une ″chance″ au sein du désastre des inondations, car lorsque tout le monde éprouve un problème, on peut s’en emparer largement dans le débat public. On sait de quoi on parle et plus aucun parti n’ignore cette question, estime la philosophe. Je pense que la seule solution est dans une culture démocratique, de la responsabilité. Une culture du ″je fais ce que je peux là où je suis″. Nous ne pouvons pas tous nous mettre à la permaculture mais chacun dans nos métiers, dans notre position, notre vie quotidienne, nous pouvons opérer le changement nécessaire», ajoute-t-elle. Pour Joëlle Zask, prévenir les mégafeux implique avant tout de sortir de l’illusion que des experts ou des innovations technologiques apporteront la solution sur un plateau. Cette conception de la science et du progrès est désormais inopérante. Il faut au contraire sortir de la compartimentation des disciplines et des savoirs; donner de la valeur à la parole des gens de terrain (forestiers, riverains, éleveurs, pompiers, agriculteurs…); sortir des clivages. «Ce serait un bon moyen non seulement de limiter les risques d’un incendie susceptible de réduire en cendres tout ce à quoi nous tenons, mais aussi d’opter plus vigoureusement, en pensée et en acte, pour la transition écologique; ce serait enfin une manière de reconstruire nos relations sociales si déréglées qu’elles persistent, pour beaucoup d’entre elles, à faire obstacle aux mesures destinées à éviter notre propre extinction.»

(1) Joëlle Zask, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, Premier parallèle, 2019.

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