Société

Créativité : au commencement étaient les contraires

Julie LUONG • juluong@yahoo.fr

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La créativité est aujourd’hui considérée comme un levier essentiel pour relever les défis auxquels sont confrontées nos sociétés. Mais comment fonctionne la créativité ? Si elle recèle une part de magie, cette «capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste», comme définie par le psychologue Todd Lubart, présente un aspect intrinsèquement dynamique, activé par la rencontre des contraires

«Au 20e siècle, l’économie mondiale s’est déplacée d’une économie industrielle à une économie de la connaissance», rappelle Véronique Dethier, chercheuse en sciences économiques et de gestion à l’UNamur et autrice d’une thèse sur la créativité (1). Avec la révolution numérique – définie par le philosophe Michel Serres comme la troisième grande révolution humaine après l’invention de l’écriture et de l’imprimerie -, ce déplacement s’est encore renforcé: «la valeur ajoutée d’un professionnel n’est plus de posséder des connaissances, mais d’être en mesure de les utiliser, de les combiner et de les intégrer», détaille Véronique Dethier. Le psychologue spécialiste de la créativité Todd Lubart, professeur à l’Université Paris-Descartes, parle même de l’émergence d’un «Homo Creativus», dont la marque de fabrique serait la «capacité à imaginer, inventer, construire, mettre en œuvre un concept inhabituel, un nouvel objet ou à découvrir une solution originale à un problème».

Il en résulte que la créativité n’est plus perçue aujourd’hui comme une qualité nécessaire à la production artistique, réservée à certains êtres d’exception, mais comme une ressource indispensable au développement et à la survie des sociétés. Selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), nous sommes entrés dans l’ère de l’«économie créative», 2 termes traditionnellement considérés comme antagonistes. En 2013, un rapport de l’UNESCO (2) estimait que «la créativité humaine et l’innovation, à l’échelle des groupes comme des individus, représentent, au 20e siècle, la véritable richesse des nations».

«Aujourd’hui, le cycle de vie des produits, des services est de plus en plus rapide, explique Véronique Dethier. Tout défile, les business models sont obsolètes de plus en plus vite, donc les entreprises ont besoin d’innovation en continu. Par ailleurs, dans le cadre de la transition que l’on vit, que ce soit du point de vue de la lutte contre le réchauffement climatique ou du vivre-ensemble, on ne peut pas trouver des solutions avec les mêmes modes de pensée que par le passé… Il faut penser les choses sous un autre angle. L’innovation est là pour répondre à ces défis, pas pour inventer des gadgets en plastique qui ne servent à rien.» La créativité est une forme de jeu, oui, mais de jeu sérieux.

Entre l’artiste et l’entrepreneur 

Mais qui sont les créatifs ? «Les créatifs se situent entre les entrepreneurs et les artistes, précise Véronique Dethier, car ils ont des clients. Là où les artistes se créent leur propre question de recherche, la demande vient au créatif depuis l’extérieur.» Dans le cadre de sa thèse, Véronique Dethier s’est intéressée aux profils de 16 professionnels de la création au sein du TRAKK, un hub créatif namurois lancé par le BEP (Bureau économique de la Province), le KIKK (Association de promotion des cultures numériques et créatives) et l’UNamur. Ceux-ci étaient actifs dans des domaines comme l’architecture, le design graphique et digital, le design interactif, le développement personnel, les solutions hardware, les installations interactives et l’artisanat. Les entretiens menés avec ces créatifs d’horizons divers ont permis à la chercheuse d’analyser les étapes de la génération d’idées, souvent impensées par les créatifs eux‑mêmes. «La créativité est très peu verbalisée, commente Véronique Dethier. On s’assied rarement à un bar en demandant à son interlocuteur ″c’est quoi ton processus créatif ?″ Mais les créatifs étaient ensuite contents d’avoir pu réaliser ce travail d’analyse, les retours étaient très positifs.» Penser son mode de fonctionnement, objectiver les facteurs qui favorisent la créativité ou qui au contraire la brident permettent en effet de gagner du temps et de renforcer sa confiance en soi.

En s’appuyant sur la pensée de François Jullien, philosophe et helléniste français spécialiste de la pensée chinoise, Véronique Dethier a ainsi tenté de conceptualiser comment certains espaces – tels les hubs créatifs et les tiers-lieux qui émergent aujourd’hui dans toutes les villes de Wallonie – favorisent la créativité grâce à la mise en présence de pôles contraires. Jullien a montré que la pensée et la langue chinoises conçoivent toute chose comme «une corrélation de facteurs, entrant en interaction et se constituant en polarité». Ainsi, en Chine, «chose» se dit «est-ouest» et «paysage» se dit «montagne(s)-eau(x)». Dans cette perspective, «l’écart» est donc ce qui fait advenir le réel. De telles polarités, observe Véronique Dethier, se retrouvent au niveau de l’architecture du TRAKK qui articule des espaces ouverts et fermés, l’ombre et la lumière, des zones isolées et d’autres dédiées à la collectivité et aux interactions.

«Les polarités sont un activateur de créativité que l’on retrouve dans ces tiers-lieux. Pourtant, ces polarités ne sont pas pensées: quand on conçoit ce type d’espace, on reprend des codes, des images qu’on a en tête, comme la table de ping-pong ou le kicker, observe Véronique Dethier. Pourtant, les recherches montrent qu’en soi, le ping-pong ou le kicker n’apportent rien au niveau de la créativité. Mais aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif, ces éléments sont ce qu’on trouve chez Google ou Facebook, indissociables des ″entreprises créatives″.» Si cela fonctionne, c’est donc aussi parce que ces polarités se retrouvent à d’autres niveaux, par exemple celui des sphères de compétences avec d’un côté, les compétences qui relèvent de l’économie et du management et de l’autre, celles qui relèvent de l’expérimentation et de la création. «La littérature sur les tiers-lieux les définit comme des espaces d’entre-deux, de transition, liminaux ou de tiers, explique la chercheuse. Tous ces termes traduisent assez bien cette idée d’un ″ailleurs″ encore incertain, qui n’appartient pas au monde connu.» Plusieurs auteurs décrivent les espaces de coworking comme des espaces paradoxaux, en tension, pris entre différentes polarités organisationnelles: «la nature des activités observées (ni strictement professionnelles, ni exclusivement relationnelles), la pratique de travail (ni exclusivement seuls ni totalement en collaboration), le profil des coworkers (ni expertises semblables ni profils très variés) ou leurs relations (entre formelles et informelles)». 

L’espace détente des bureaux de Google à Kuala Lumpur, en Malaisie.

Des personnalités complexes

L’idée que la créativité résulte de la rencontre d’énergies contraires se retrouve dans de nombreux travaux de psychologie. Pour le psychologue spécialiste de la créativité Mihaly Csikszentmihalyi, les individus créatifs se caractérisent avant tout par leur complexité. Difficile de dire d’un individu créatif qu’il est «ceci» sans avoir immédiatement envie d’ajouter qu’il est aussi – à force égale – «cela». Csikszentmihalyi (3) a ainsi relevé 10 polarités dans la personnalité créative:

Les 10 polarités des personnalités créatives relevées par Csikszentmihalyi

Pour Todd Lubart (4), on retrouve chez les personnes créatives au moins 5 caractéristiques: la prise de risques, la persévérance, la tolérance à l’ambiguïté, l’ouverture aux nouvelles expériences et l’individualisme. Les gens créatifs ne sont pas dominés par la peur; ils ne se laissent pas décourager par l’échec; ils accueillent et provoquent le changement; ils croient en l’importance de leur expérience propre et de leur regard; ils acceptent de demeurer dans le doute et l’irrésolution à propos des événements et des personnes.

«Essayer encore. Rater encore. Rater mieux», écrivait Samuel Beckett. «Les créatifs sont des gens orientés ″solutions », résume Véronique Dethier. Face à une impasse, il y a les gens qui ne voient que les obstacles et ceux qui contournent les problèmes, qui rebondissent. On l’observe au niveau individuel, mais il reste encore à étudier ces mécanismes au niveau collectif.» Par ailleurs, comme le montrent les recherches en sociologie, la créativité dépend aussi de certaines conditions matérielles. Parce qu’elles nécessitent du temps et une certaine disponibilité d’esprit, les activités créatives trouvent difficilement un aboutissement dans un contexte de précarité économique ou de stress aigu. De même, les penseuses féministes ont souligné combien les charges domestiques et la dépendance économique ont longtemps été un frein à la créativité des femmes. En 1928, Virginia Woolf insistait déjà sur le fait que pour produire une œuvre romanesque, une femme devait avant tout disposer de 500 livres de rente et d’une «chambre à soi», à l’écart des obligations familiales… 

Imiter pour mieux innover 

«Jusqu’à présent, la créativité a surtout été étudiée du point de vue de la psychologie, poursuit Véronique Dethier, beaucoup moins en sciences de gestion… Or cette approche est intéressante car elle permet d’apporter un point de vue plus global, plus holistique sur le processus créatif.» Aujourd’hui, les neurosciences apportent aussi leur pierre à l’édifice pour mieux comprendre ce qu’est la créativité et sortir des mythes qui l’entourent… et qui peuvent eux-mêmes la brider ! Ainsi de l’idée selon laquelle la créativité serait un don tombé du ciel, progressivement brimé par la société et l’éducation. «Les enfants ont bien sûr quelque chose de spécial, commente Véronique Dethier, qui est leur côté naïf, qui s’intéresse à tout, sans tabou. Mais il semblerait qu’on ne puisse être véritablement créatif qu’à partir de 25 ans, au moment où le cerveau préfrontal est mature.»

Les recherches en neurosciences montrent en effet que le processus créatif est lié à la pensée neurodivergente, c’est-à-dire à cette capacité de «penser contre soi-même» mais aussi à faire des liens entre des choses éloignées. Or cette pensée neurodivergente mobilise des régions cérébrales impliquées dans le cortex préfrontal… «Par ailleurs, pour être créatif, il faut d’abord maîtriser très bien une discipline, poursuit Véronique Dethier. On le voit avec des artistes comme Picasso ou encore avec Hervé This, l’inventeur de la cuisine moléculaire, qui a d’abord étudié tous les aspects de la cuisine, des ingrédients aux instruments, avant de proposer cette approche novatrice.»

Le génie est donc rarement «précoce». Pour créer – et contrairement à ce que voudraient faire croire certains coachs qui promettent de «libérer votre créativité» en 3 semaines -, il faut avoir beaucoup assimilé, imité… et vécu. Ce que le poète Rainer Maria Rilke exprimait en ces termes: «Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci (…) – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre (…) Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent.» (Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, 1910).

S’ils ne se produisent que sur un terrain soigneusement labouré, les «moments de grâce», bien sûr, existent. Et arrivent souvent au moment où l’on s’y attendait le moins. «On a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir, et elle s’ouvre», écrivait Proust. La créativité s’entraîne, se cultive, se préserve. Elle est une question d’espace, d’argent et de temps. Mais il y a en elle «une part de magie qu’on doit lui conserver», conclut Véronique Dethier.
 
 
 

La tolérance à l’ambiguïté

Les personnalités créatives  présentent une «tolérance à  l’ambiguïté» particulière. En effet,  pour la majorité des gens,  l’ambiguïté – les hypothèses multiples, les fins  ouvertes – est une expérience  déplaisante. «Comme notre  cerveau préfère la prudence, son  paramètre par défaut est de traiter  tout ce qui est nouveau, ambigu,  incertain, comme intrinsèquement  désagréable, explique la  neuroscientifique Samah Karaki (5).  Vous préférez donc la  configuration la plus sûre, la plus  familière plutôt que l’inconnu. Un manque de clarté, de visibilité  déclenche une réponse au stress  qui est traitée de la même manière  qu’un conflit ou une douleur  physique.» Au cours de leur développement, les personnes  créatives apprennent au contraire à  tolérer l’incertitude, à adopter  une multitude de points de vue et à  laisser de côté les stéréotypes (qui  sont une manière pour le cerveau  de se rassurer). Une capacité qui  peut être développée et  encouragée socialement.  

«Des études montrent que  l’appréciation de l’art peut  permettre de développer cette compétence précieuse de la  tolérance à l’ambiguïté, explique  encore Samah Karaki. À partir de la  poésie japonaise haïku (petit  poème de 17 syllabes, en 3 vers,  l’un des genres poétiques  privilégiés de la  littérature  japonaise classique), des  chercheurs ont montré que la  tolérance à l’ambiguïté pouvait  augmenter et que l’effet pouvait  persister dans le temps. Des  changements cognitifs comme  l’acceptation de l’ambiguïté  peuvent se produire grâce à la  création, la discussion collective et  l’échange autour de l’art.»

 

(1) L’expérience spatio-temporelle de la créativité: les impensés du processus créatif, 2022, 
https://researchportal.unamur.be/fr/studentTheses/lexpérience-spatio-temporelle-de-la-créativité

(2) Rapport sur l’économie créative, 2013, édition spéciale: élargir les voies du développement local,
https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000230173

(3) Csikszentmihalyi M. (1996). Flow and the psychology of discovery and invention. HarperPerennial, New York, 39

(4) Lubart T., Mouchiroud C., Tordjman S., & Zenasni, F. (2015). Psychologie de la créativité – 2e édition. Armand Colin.

(5) https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/votre-cerveau/votre-cerveau-cree-en-s-inspirant-des-autres-9407544

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