Physique

Et de trois !

Henri DUPUIS • dupuis.h@belgacom.net

© Denis – stock.adobe.com, © Libor Šmejkal et Anna Birk-Hellenes (Czech Acad. of Sci.)

Un article publié dans Nature apporte la preuve expérimentale de l’existence d’une nouvelle classe de matériaux magnétiques. Si cela ne va pas vous permettre de compléter votre collection de magnets collés sur la porte de votre frigo, cela pourrait changer la donne en matière de traitement de l’information

 
Il est peu de dire que le magnétisme a toujours fasciné et continue à le faire. Comment, en effet, des objets peuvent-ils exercer des forces attractives ou répulsives sur d’autres objets, à distance, sans lien physique apparent entre les deux ? Depuis l’Antiquité jusqu’au 19e siècle, les plus brillants esprits se sont essayés à imaginer des explications à ce phénomène. Il a fallu la découverte et l’étude du monde atomique pour comprendre que dans certains matériaux (rares, comme le fer ou le nickel), les électrons, en tournant sur eux-mêmes (mouvement de spin) créent un champ magnétique élémentaire (comme le fait une bobine traversée par un courant électrique). Lorsque les électrons tournent dans le même sens, les champs s’additionnent et on a un aimant permanent: c’est le magnet qui reste accroché sur la porte du frigo grâce au champ magnétique externe ainsi produit. C’est une propriété qui peut cependant disparaître, par exemple en le chauffant ou à la suite d’un choc très violent. Ces matériaux sont appelés ferromagnétiques. Plus tard, une autre classe a été découverte: il y a bien aussi une rotation non négligeable des électrons mais elles sont alternées (l’un dans un sens, le suivant en sens opposé) et s’annulent entre elles. Dans ce cas, rien n’est perceptible au niveau macroscopique et le matériau n’est pas aimanté; inutile d’essayer le faire tenir sur la porte du frigo. Il est dit antiferromagnétique.

Notons encore pour être complet qu’il existe d’autres formes de magnétisme mais elles sont consécutives à l’application d’un champ magnétique et à leur réaction à celui-ci (paramagnétisme, diamagnétisme, etc.) et que, bien sûr, la plupart des substances ne sont pas affectées par les champs magnétiques (amagnétisme).

Altermagnétisme

En résumé, jusqu’à ces dernières années, les substances magnétiques se répartissaient entre 2 catégories: elles étaient soit ferromagnétiques, soit antiferromagnétiques. En 2019 cependant, des théoriciens ont postulé qu’une troisième catégorie devait exister, matériaux qu’ils ont qualifiés d’altermagnétiques. Qu’est-ce qui les distingue des 2 autres catégories ? Pour tenter de le comprendre, il faut ajouter une précision: si le phénomène du magnétisme dépend du spin des particules, la symétrie des cristaux (arrangement des atomes) où il se produit entre aussi en ligne de compte. Et dans cette troisième clase de matériaux magnétiques, les spins alternent (donc pas d’aimantation macroscopique et pas de place sur la porte du frigo !) mais il y a tout de même un alignement cher au système ferromagnétique, mais ici, c’est celui de la direction de la vitesse de déplacement des électrons à l’intérieur du matériau. Et cela dépend bien sûr du type de matériau. Petit à petit, et grâce à l’IA, les théoriciens avaient ainsi établi une liste d’environ 200 substances dans lesquelles un tel phénomène se produirait, parmi lesquelles le dioxyde de ruthénium ou le tellure de manganèse. De telles substances seraient donc macroscopiquement antiferromagnétiques mais ferromagnétiques au niveau microscopique. Il restait à apporter la preuve expérimentale de leur existence.

C’est donc chose faire aujourd’hui avec l’article (1) publié dans Nature le jour de la Saint-Valentin. Grâce à des expériences menées à la Source de Lumière Suisse (SLS), des scientifiques suisses et tchèques ont pu apporter cette preuve. Pour ce faire, ils ont éclairé un cristal de tellure de manganèse (MnTe), traditionnellement considéré comme antiferromagnétique, à l’aide de lumière synchrotron, lumière émise par des électrons lorsqu’ils se meuvent à une vitesse très proche de celle de la lumière. Ils ont alors constaté la division alternée des bandes d’énergie des électrons dans le cristal, correspondant à différents états de spin mais sans qu’il y ait de magnétisation macroscopique. Une division qui pour les théoriciens signe en quelque sorte le matériau en tant qu’alteraimant.

Visualisation des densités de spin dans un matériau altermagnétique, différentes couleurs indiquant différentes orientations du spin. 

Spintronique

Fort bien, mais quel intérêt hormis le plaisir de la connaissance ? C’est ici que la découverte prend tout son sens. Cela fait maintenant des décennies (depuis les années 1980) qu’on parle de spintronique comme prolongement de l’actuelle et si performante électronique. Les mots disent ce qu’il en est. L’électronique est basée sur le déplacement des électrons (charge négative) dans la matière, formant ainsi le courant électrique. Mais, nous l’avons vu, les électrons ont une autre propriété intéressante appelée spin. Ce dernier est une grandeur quantique (donc sans équivalent à notre échelle), assimilable à un moment magnétique intrinsèque à la particule, qui caractérise l’électron comme un minuscule aimant tournant sur lui‑même. Et ce spin possède une orientation, soit vers le haut (up) soit vers le bas (down). On voit venir la suite: l’informatique n’aime rien de plus que «quelque chose» qui peut prendre 2 valeurs, ou 2 positions, ou 2 orientations, etc. Bref, l’un ou l’autre, fermé ou ouvert ! Tentation a donc été grande de manipuler le spin des électrons (spintronique) plutôt que leur charge (électronique). D’autant qu’il semble que cette manipulation du spin consommerait moins d’énergie.

En autant d’années, la technologie a évidemment connu de beaux succès. On en veut pour preuve les mémoires MRAM (Magnetic Random Access Memory), mémoires non volatiles c-à-d qui conservent les données sans alimentation électrique. L’information y est écrite en utilisant le spin des électrons. Mais elle intervient aussi dans les capteurs de champ magnétique, la cybersécurité ou l’IA.

Succès donc ? Oui, incontestable, mais limité. Limité à cause d’une propriété «embêtante». La spintronique utilise en effet des matériaux ferrimagnétiques qui permettent une exploitation facile de l’état des spins. Mais leur magnétisation macroscopique est un frein au transfert de données. Une difficulté qui n’existe évidemment pas avec des antiferromagnétiques mais cette fois les effets du spin font défaut. On a immédiatement compris l’intérêt porté aux matériaux altermagnétiques: pouvoir exploiter des effets de spin sans magnétisation macroscopique: ces matériaux réunissent les qualités des 2 classes de matériaux magnétiques sans en avoir les défauts ! Voilà qui pourrait accélérer la mise au point d’ordinateurs spintroniques.

(1) Altermagnetic lifting of Kramers spin degeneracy. J.Krempasky et al. Nature 626, 2024.

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