Société

La fripe, c’est chic ?

Julie LUONG • juluong@yahoo.fr

© smirart – stock.adobe.com, © Maren Winter – stock.adobe.com, © Dani – stock.adobe.com, Bibliothèque nationale de france

De la boutique branchée à Vinted en passant par les dépôts-ventes ou les rayons «seconde main» des grandes enseignes, le vêtement déjà porté s’est imposé comme alternative vertueuse à la fast-fashion. Mais le marché de la fripe entretient en réalité des liens insoupçonnés avec la confection industrielle mondialisée

 
En 2013, au Bangladesh, 1 100 personnes succombaient suite à l’effondrement du Rana Plazza, un immeuble de 8 étages où se fabriquaient à la chaîne des vêtements pour de grands acteurs européens de la fast-fashion. En braquant brutalement les projecteurs sur les conditions de travail des petites mains du textile, cette catastrophe conduira une partie du secteur à faire vœu de responsabilité sociale. Pourtant, les consommateurs ont la mémoire courte et l’industrie le sait: les empires H&M et Zara ont continué à prospérer, bientôt rejoints par Asos ou Shein, champions de la mode jetable en ligne. Avec une fabrication pas bien plus européenne ni vertueuse. 

Ravages de la mode jetable

«Bon marché et de (très) basse qualité (majoritairement composé de matériaux dérivés du pétrole), le vêtement est devenu jetable, rapidement obsolète tant matériellement que symboliquement, raconte l’anthropologue Emmanuelle Durand, autrice de L’envers des fripes. Les vêtements dans les plis de la mondialisation (1). Le mélange de fibres à partir desquelles il est confectionné le rend facilement sujet aux effets de l’usure (trous, boulochage, distensions, décoloration) et difficilement recyclable (les techniques ne sont pas suffisamment avancées, ou trop onéreuses, pour permettre une nécessaire séparation des fibres textiles). Ces formes d’obsolescence matérielle se mêlent à une désuétude sciemment accélérée.» Depuis les années 2000, le secteur de la mode est passé de 2 collections annuelles à une offre qui se renouvelle tous les mois ou toutes les semaines… Entre 2000 et 2014, la production de vêtements a tout simplement doublé. Un rythme effréné qui crée une lassitude toujours plus rapide.

Oxfam parle à propos de la mode d’un «drame social, environnemental et sanitaire» (2), qui touche en particulier les femmes et les enfants par le biais d’une forme d’«esclavagisme moderne». Sur un t-shirt vendu 29 € en magasin, les ouvrières de la chaîne textile touchent 0,18 €, soit 0,6% du prix du produit. L’ADEME (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie) rappelle de son côté qu’après la culture du blé et du riz, l’industrie textile est le secteur le plus consommateur d’eau dans le monde (3). Il émet annuellement 4 milliards de tonnes d’équivalents CO2 et pourrait, si rien ne change, représenter, en 2050, 26% des émissions globales des gaz à effet de serre. Toujours selon l’ADEME, la pollution ne s’arrête pas au cycle de production: l’impact des vêtements sur l’environnement se joue pour moitié lors de leur passage en machine… À cause de l’entretien des matières synthétiques, 240 000 t de microparticules de plastique finissent chaque année dans l’océan, soit l’équivalent de 24 milliards de bouteilles en plastique…

En discréditant moralement le shopping à bas coût, ces constats alarmants ont signé, parallèlement, le retour en grâce de la fripe et du vêtement d’occasion, perçus comme une alternative irréprochable à la surconsommation. Toutes les grandes villes d’Europe ont vu ces dernières années se renouveler l’offre de seconde de main, grâce à des boutiques soignées, qui entretiennent leur image via Instagram et ses réseaux d’influenceurs. À titre d’exemple, entre 2020 et 2023, ce ne sont pas moins de 67 nouvelles friperies qui ont ouvert à Paris. «Redevenu au goût du jour, le vieux semble à nouveau acceptable, et même désirable», analyse Emmanuelle Durand.

(1) Éditions Premier Parallèle, Collection Carnets Parallèles, 160 pages, mars  2024.

(2)    https://www.oxfamfrance.org/ebooks/fast-fashion-et-mode-ethique/

(3)    https://multimedia.ademe.fr/infographies/infographie-mode-qqf/

 
Des marchés liés

Aujourd’hui, rien qu’en Europe, plus de 4 millions de tonnes de déchets textiles sont générés chaque année. Des montagnes de jeans, de robes, de tops portés 3 fois, une fois, jamais peut-être. Seuls 20% pourront être recyclés, le recyclage supposant en soi d’importants moyens économiques et techniques. Le reste est envoyé dans le commerce international des fripes, qui représente 4,35 milliards de dollars d’exportations annuelles, provenant principalement des États-Unis et d’Europe. Emmanuelle Durand a voulu remonter cette filière qui, malgré sa bonne réputation, demeure en partie opaque. «Je voulais suivre le vêtement usagé « à la trace« , nous explique-t-elle, une enquête qui m’a fait comprendre que le marché de la fripe et celui de la fast-fashion étaient en réalité des marchés étroitement liés. Il s’agit d’une industrie très complexe.» 

 
À Bruxelles, le long de la N6, Emmanuelle Durand rapporte ainsi sa rencontre avec Issam, un Belge d’origine syrienne à la tête d’une usine de tri où des montagnes de vêtements défilent sur un tapis roulant. Agents de quai, trieurs, manutentionnaires et caristes: Issam emploie actuellement 35 personnes – des hommes exclusivement, pour la plupart Syriens et Roumains. Mais comme il le lui confie, il aimerait prochainement délocaliser en partie ses activités à Dubaï pour faire travailler «des Pakistanais, des Philippins et des Indiens» qui lui coûteraient 10 fois moins cher… Au sujet de la provenance des vêtements, Issam reste discret. Mais la société dont il taira le nom lui fournit quelque 400 t de vêtements par mois, probablement issus des bennes de collecte disposées au coin des rues et aux abords des parkings. Le prix au kilo varie d’ailleurs selon que les vêtements proviennent d’un quartier aisé – jusqu’à 1 euro le kilo – ou d’un quartier plus populaire – 10 centimes le kilo. Après le tri, la marchandise est empaquetée dans des balles et répartie entre «la crème», réservée à certains marchés européens, et «le chiffon», qui rejoindra les marchés africains et asiatiques, dans un recyclage des «inégalités socio-spatiales», note l’anthropologue.

Derrière l’appellation consensuelle d’«économie circulaire» souvent employée à propos de la fripe demeure donc des rapports de pouvoir très verticaux. «La « fétichisation«  de la marchandise invisibilise ces rapports, qui se jouent à de multiples étapes, avec de nombreux intermédiaires et des personnes qui, en bout de chaîne, peinent à survivre, au contraire des grossistes intermédiaires, détaille pour Athena Emmanuelle Durand. Par ailleurs, la quantité de vêtements brassés est aussi le résultat de la surproduction textile délirante…» Car ce ne sont pas seulement les vêtements usagés ou démodés de nos grands-mères qui trouvent une seconde vie sur le marché de la fripe, ni même ces pièces dont le propriétaire s’est lassé: ces sont aussi des vêtements neufs ou défectueux produits par les géants de fast-fashion qui y trouvent un débouché gratuit, les dispensant de «la charge réelle et matérielle de s’occuper de ces surstocks».

Ce marché présenté comme une alternative vertueuse participe donc à alimenter la logique de surproduction textile. Pensons au programme de collecte de vieux vêtements lancé par le Suédois H&M il y a quelques années dans le cadre de son «engagement pour une mode circulaire», chaque sac de frusques amené en magasin donnant droit à un bon de réduction dans ladite enseigne… à partir de 30 € d’achat. «Dénoncer certaines dérives de pratiques qui se disent écoresponsables, c’est aussi une manière de mettre en lumière d’autres pratiques beaucoup plus localisées et beaucoup plus respectueuses des personnes, comme les dépôts-ventes», souligne Emmanuelle Durand. Autrement dit, il y a fripe et fripe…

Quête d’unicité

Si l’offre en friperie n’a cessé de s’étoffer et de se diversifier, elle attire surtout un public jeune, branché, urbain. «C’est une offre qui fonctionne à partir de la rhétorique de la consommation écologique, mais qui est aussi une offre abondante et à bas coût, 2 caractéristiques également présentes dans la fast-fashion, souligne Emmanuelle Durand. Par ailleurs, dans la fripe, il y a aussi une quête d’unicité: on se positionne dans la quête du vêtement que personne d’autre n’aura. Enfin, consommer en fripes est aussi une expérience sociale car généralement, on y va entre amis.» Plus ludique que nécessaire, le rapport à la fripe varie dans le temps, selon sa culture, sa classe sociale… «Le vêtement usagé vient charrier des représentations autour de la pauvreté, de la propreté, des peurs et des fantasmes sur la transmission d’éventuelles maladies…», commente l’anthropologue.

Dans le courant des 19e et 20e siècles, avec le processus d’industrialisation de la production textile, le vêtement rapiécé a progressivement été rangé du côté de la saleté, de la souillure, «c’est-à-dire de ce qui trouble l’ordre social et moral». À la fin des années 1970, les punks, replaçant «la saleté au centre de leurs esthétiques», s’approprient le vêtement ravaudé. Quelques décennies plus tard, l’industrie textile récupérera cette inversion en se lançant dans la production sérielle «de vestes et de jeans artificiellement délavés, déchirés et troués, recourant aux techniques du sablage». Le «faux vieux» s’impose alors comme un objet de mode désirable, avant d’être de nouveau montré du doigt pour ses effets environnementaux et sanitaires, les poussières de silice issues du sablage pouvant notamment causer de graves maladies pulmonaires. Mais aimer ou non se vêtir en friperie tient-il seulement aux modes et à l’appartenance sociale ? «C’est aussi un rapport intime au corps qui se joue, répond Emmanuelle Durand. Il y a des gens qui apprécient beaucoup de porter un vêtement qui a déjà été porté par d’autres, s’imaginer leur histoire, etc. tandis que pour d’autres, cela agit comme un repoussoir.» D’autant que les fripes ont souvent une odeur, un toucher particulier…

Fripes à la chaîne

En proposant une version «aseptisée» de l’expérience, les plateformes de revente en ligne comme VintedTu ne le portes plus ? Vends-le !») ont réussi à entraîner dans la danse des consommateurs peu amateurs de ce rapport «charnel» au vêtement usagé… Le système sophistiqué de filtres permet par ailleurs à l’usager de sélectionner la marque, le modèle et la taille qu’il cherche, «rejouant l’économie classique et laissant moins de place pour le hasard», analyse Emmanuelle Durand. Par ailleurs un modèle comme Vinted fragilise des filières commerciales qui se retrouvent avec des vêtements de moindre qualité, l’avènement de ces plateformes incitant à revendre plutôt qu’à donner.»

Le revendeur Vinted se trouve d’ailleurs souvent pris à son propre piège: sous prétexte de se «faire de l’argent», il perd aussi beaucoup de temps à mettre son article en ligne (photos et descriptions détaillées à l’appui), à interagir et négocier avec les acheteurs potentiels (de manière plus ou moins cordiale), à imprimer des étiquettes, à emballer et déposer son colis dans un point-relais, puis à suivre son arrivée à bon port… Pendant tout ce processus, il est également soumis aux multiples notifications et logiques algorithmiques de l’application, qui le poussent à convoiter d’autres articles en vente et à réinjecter dans le circuit Vinted l’argent glané…

Toute une série d’acteurs logistiques sont également impliqués dans la manœuvre, comme les «points-relais» qui quadrillent désormais les villes. «Derrière l’idée, parfois relayée par certaines chaînes de télévision, d’ »un business qui peut rapporter gros » se cache en réalité une activité extrêmement gourmande en temps de travail et en espace de stockage (situés au cœur des villes – localisation judicieuse, mais coûteuse -, ces étroits locaux sont rapidement encombrés) pour une rémunération relativement modeste, quand elle n’est pas dérisoire. Par ailleurs, la relation contractuelle qui lie l’opérateur logistique au commerçant-relais astreint ce dernier à une large amplitude des horaires d’ouverture», observe Emmanuelle Durand. Du point de vue des livreurs, les plateformes comme Vinted participent, au même titre que le commerce en ligne «classique», à «une intensification des tâches, une hausse des cadences et un accroissement de la surveillance, rejouant ainsi des formes de travail à la chaîne».

Initialement dédiées à la revente entre particuliers, ces plateformes ont aussi ouvert la porte à des formes d’auto-entrepreneuriats qui bouleversent l’économie du don. De nombreuses jeunes femmes approvisionnent ainsi leur boutique en ligne à partir de fripes glanées dans le secteur associatif. «Elles savent repérer, elles ont l’œil. Mais cela pose une question morale: qu’est-ce qui reste pour les femmes qui sont orientées vers l’association car elles en ont besoin ? Qui a droit à quoi ?» La fripe, c’est pas toujours si chic.

Les origines de la délocalisation

Jusqu’à une époque récente, on usait ses vêtements jusqu’à la corde. Le «prêt-à-porter» n’existait pas. Au 19e siècle, avec l’arrivée du train et la multiplication des innovations techniques, le système de production commence sa métamorphose. La première machine à coudre est mise au point en 1830. En 1860, on voit apparaître les premiers colorants de synthèse, puis les fibres textiles comme la viscose («soie artificielle») ou celles dérivées du pétrole comme le Nylon, l’acrylique, le polyester, l’élasthanne. «Ces matières et procédés permettent une production à la chaîne, en série et à bas coûts de vêtements standardisés. À Lyon, alors capitale mondiale de la soie, la mécanisation et l’accélération des chaînes de production entraînent une dégradation des conditions de travail de la classe ouvrière», raconte Emmanuelle Durand.

Ce bouleversement majeur est à l’origine de la révolte des Canuts, les ouvrières et ouvriers de la soie, désormais payés au rabais. «En réaction, les entrepreneurs lyonnais réorientent les routes de la soie vers des zones de production bénéficiant de coûts de main-d’œuvre moins élevés. La délocalisation, déjà. Cap sur la Syrie et le Liban, alors réunis sous le nom de Mont-Liban, sous tutelle ottomane. Réputés pour leurs vergers de mûriers propices à la culture du ver à soie, les territoires du Mont-Liban, et notamment Alep – centre manufacturier textile et lieu de transit international sur les routes de la soie -, font l’objet de convoitises.» Plus de 90% de la soie produite au Liban – grâce aux œufs de vers à soie alors importés depuis Marseille – était ensuite exportée… vers Lyon. 

Un appartement lyonnais typique de 1837 dans lequel vivaient le propriétaire de l’atelier et sa famille, 
avec le métier  à tisser la soie occupant la majeure partie de l’espace.

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