IA

Une agriculture intelligente mais pas  artificielle

Thibault GRANDJEAN • grandjean.thibault@gmail.com

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L’agriculture de précision, bardée de capteurs et de relevés satellitaires devient peu à peu une réalité. Grâce aux travaux menés notamment par les acteurs wallons de la recherche, les agriculteurs et les éleveurs peuvent aujourd’hui compter sur nombre d’outils pour les aider à gérer leurs exploitations. Une assistance bienvenue, alors que le climat se fait plus instable, et les normes environnementales plus strictes

 
Être agriculteur, c’est avoir des yeux partout: il faut surveiller la météo, l’avancement des cultures, l’éventuelle survenue de maladies… Sans compter le fait que «les exploitations sont de plus en plus grandes, révèle Viviane Planchon, directrice scientifique au Centre wallon de Recherches agronomiques (CRA-W). Cela signifie que les agriculteurs acquièrent des terres qu’ils connaissent moins bien. Ils peuvent donc avoir envie de collecter des données qui les aident à prendre une décision: quand semer, quand récolter par exemple, ou qui les avertissent à temps du risque de maladie dans une culture.»

Même défi du côté des éleveurs. «On surveille notamment la qualité du lait, qui est le miroir de la santé de l’animal, affirme Hélène Soyeurt, professeure ordinaire à la faculté Gembloux Agro-Biotech de l’ULiège. Mais pour optimiser le fonctionnement de leurs exploitations, les éleveurs peuvent aujourd’hui faire aussi appel à de nouveaux capteurs, pour surveiller les mouvements des animaux, ou encore détecter les chaleurs et donc les périodes d’insémination.»

Dans un contexte de changement climatique, «où les rendements n’augmentent plus vraiment», de telles données peuvent aider les producteurs agricoles à diminuer leurs coûts. C’est pourquoi le CRA-W met à la disposition des agriculteurs des outils d’aide à la décision (OAD), chargés de traiter ces dernières pour en extraire des informations claires. «Nous avons ainsi développé la plateforme agromet.be, qui collecte automatiquement les données météos des parcelles cultivées, illustre Viviane Planchon. On y introduit également d’autres paramètres comme les variétés cultivées, la date des semis, etc. Et ces données alimentent des modèles d’avertissement qui nous servent par exemple à prédire l’apparition des maladies, et permettent d’éviter de pulvériser des produits phytosanitaires de façon systématique, ce qui est gagnant à la fois pour l’exploitant, mais aussi pour l’environnement». En effet, les dégâts aux cultures sont surtout le fait d’insectes ou de champignons, dont le développement est fortement lié à la température et à l’humidité. «On peut ainsi prédire l’apparition du mildiou, un champignon particulièrement dommageable pour les pommes de terre, ou d’un insecte comme la cécidomyie orange du blé, détaille Viviane Planchon. Cette dernière ne se développe qu’en fonction d’une certaine somme de températures et de précipitations à des moments bien précis. S’il fait chaud mais qu’il ne pleut pas par la suite, aucune alerte ne sera émise car l’insecte ne se développera pas». Et en plus de savoir quand pulvériser des produits de protection des plantes, ces outils permettent également de savoir où. «Les tracteurs sont équipés de systèmes de géolocalisation avec une précision de 2 cm, continue Viviane Planchon. Ils enregistrent exactement l’endroit où ils ont semé, et peuvent revenir ensuite pour pulvériser des produits de protection des plantes. En plus d’éviter de semer plusieurs fois au même endroit, ce système permet aussi une économie d’engrais.»

Les recherches en cours au CRA-W permettent même d’aller encore plus loin. En combinant cette technologie avec une intelligence artificielle (IA) de reconnaissance automatique des adventices, c’est-à-dire des mauvaises herbes, les chercheurs ont mis au point un système permettant de pulvériser les herbicides uniquement sur les envahisseurs. Les premiers essais ont déjà permis d’observer des réductions de produit allant de 65 à 95% par rapport à une pulvérisation classique, avec des efficacités avoisinant les 85%.

La composition du lait reflète la bonne santé de  l’animal. De nouvelles techniques de suivi  permettent aux éleveurs de détecter plus  facilement une maladie ou un problème  d’alimentation.

Comme les agriculteurs, les éleveurs bénéficient aussi d’OAD. «Aujourd’hui, le lait fait l’objet d’une analyse de routine qui permet de déterminer de nombreux paramètres, comme le taux d’acides gras saturés et insaturés, ou encore la quantité de méthane qu’éructe l’animal, précise Hélène Soyeurt. Mais ces données deviennent vraiment intéressantes dès lors qu’on les suit dans le temps. Des OAD peuvent alors détecter des changements biologiques, révélateurs d’une potentielle maladie, ou d’un problème d’alimentation. Toutes ces informations peuvent être consultées par les éleveurs sur des plateformes.»

En plus des capteurs au sol, les agriculteurs peuvent également suivre leurs champs depuis l’espace. Ils ont ainsi accès gratuitement à la plateforme Belcam: grâce aux images fournies par les satellites de surveillance terrestre Copernicus de l’Union européenne, ils peuvent suivre avec précision leurs différentes parcelles sans se déplacer. Les données recueillies permettent de mesurer le stade d’avancement d’une culture, ou de détecter une hétérogénéité, signe d’un éventuel problème. Grâce à des OAD basés sur ces images satellitaires, elles permettent également d’éviter de gaspiller de l’engrais, en ne donnant que la quantité nécessaire aux plantes.

Des données pas données

Face à ces outils, force est de constater que nous sommes loin de la ferme automatique du futur, parfois décrite par les apôtres de l’IA qui agitent le spectre d’une destruction des emplois. «Aucun des outils que nous présentons aux agriculteurs ne porte le nom d’IA en tant que telle, et ce même si certains emploient des techniques basées sur des réseaux de neurones très complexes, insiste Viviane Planchon. Ce ne sont que des OAD, et cela a une importance cruciale ! L’agriculteur restera toujours l’expert: aucune machine virtuelle ne connaîtra mieux que lui son exploitation. D’ailleurs, nombre des outils que nous développons sont le fruit d’une collaboration avec eux, afin qu’ils soient en adéquation avec leurs besoins.»

Mais en dépit de la pléthore d’outils disponibles, la numérisation des fermes prend du temps comme l’a déjà montré l’Agence du Numérique dans son baromètre de maturité numérique. «Avec l’association Waldigifarm, nous avons recensé une centaine d’OAD en Wallonie, mais qui ne sont pas interopérables, regrette Viviane Planchon. De plus, il existe encore trop de freins: il faut systématiquement rentrer ses informations personnelles, garder les favoris à jour… D’où une faible adhérence.» «Les prix sont également un frein à l’utilisation de ces technologies, estime Hélène Soyeurt. Le prix des capteurs baisse, mais il faut également payer tout le traitement logiciel des données. Et pour chaque fournisseur, un programme différent… Ce qui n’est pas juste car, si ces technologies fonctionnent si bien, c’est grâce aux données fournies par les éleveurs !»

Pour toutes ces raisons, Viviane Planchon, Hélène Soyeurt, et d’autres partenaires wallons du monde de l’agriculture et de l’élevage travaillent sur le projet WALLeSmart, la première plateforme numérique de gestion des consentements des agriculteurs, financée par le Plan de relance de la Wallonie. «L’idée derrière ce projet est de protéger les agriculteurs et les éleveurs en les rendant maîtres de leurs propres données, explique Hélène Soyeurt. Ces dernières seront déposées sur une plateforme unique, et l’exploitant en sera toujours le seul propriétaire. Lui seul pourra consentir ou non à leur utilisation et à quelle fin.» «WALLeSmart établira aussi un pont entre les données en fonction du souhait de l’exploitant, sur son site propre ou sur d’autres serveurs, renchérit Viviane Planchon. Cela permettra non seulement de rendre les différents outils interopérables, et donc de diminuer les coûts d’acquisition de nouveaux capteurs, mais aussi d’en faciliter l’accès.» De quoi accélérer, sans doute, la numérisation de l’agriculture wallonne. 

UN PEU
D’HISTOIRE

Les 20 années qui ont suivi la la conférence de Dartmouth en 1956, qui avait réuni les premiers pionniers de l’IA, ont été particulièrement prolifiques. Nourrie par un optimisme débridé de la part des chercheurs, et financée notamment par le DARPA, l’organisme de recherche de la défense américaine, cette période a ainsi vu naître les premiers algorithmes de résolution de problèmes, ainsi que les premiers réseaux de neurones, aujourd’hui utilisés dans nombre de systèmes d’intelligence artificielle. Basé sur le fonctionnement de couches de neurones humains, le premier du genre, Adaline, a été créé en 1960: il comptait 4 couches de neurones et près de 1 000 paramètres ajustables, l’équivalent des synapses, ces connexions entre les neurones. 

Mais contrairement aux réseaux actuels, qui sont des simulations numériques, ceux de l’époque étaient bien réels, tout en potentiomètres, mus par des moteurs électriques, et en transistors. Les années 60 ont également vu la naissance d’ELIZA, le premier «chatbot conversationnel», qui mimait les questions d’un psychothérapeute. Basé sur des règles de grammaire simple, il avait déjà, à l’époque, trompé quelques utilisateurs qui croyaient alors parler à un être humain. Malheureusement, en raison d’une attente immense, de promesses démesurées sur les capacités de la machine à penser comme un être humain, et du manque de résultats probants, les financements de l’IA se sont taris, et la recherche est entrée dans son premier «hiver» en 1974. L’histoire peut, parfois, sonner comme un avertissement… 

Exemple de conversation avec le Chatbot ELIZA. Le créateur d’ELIZA, Joseph Weizenbaum, a conçu le  programme comme une méthode permettant d’explorer la communication entre les humains et les machines.

PETIT
LEXIQUE

ALGORITHME: C’est le premier composant d’une IA. Il s’agit d’une suite d’instructions qui permet de résoudre un problème. Pour le comprendre, il faut l’imaginer comme une recette de cuisine, qui décrit les étapes pas à pas pour transformer les ingrédients (farine, œufs, laits) en de délicieuses crêpes, sans oublier un retour d’expérience du goûteur pour améliorer les résultats. Un algorithme permet d’automatiser un processus en lui donnant uniquement les ingrédients de base, les données.

ENTRAÎNEMENT: Comme nous tous, chaque IA a préalablement répété une tâche précise encore et encore avant d’être capable de l’exécuter correctement. Une IA de reconnaissance d’image aura vu auparavant des centaines de milliers de pissenlits avant de pouvoir vous dire: ceci est un pissenlit. Mais contrairement au sportif, une IA entraînée pour une tâche sera incapable d’en effectuer une autre. Ainsi, inutile de demander à chatGPT de reconnaître une chanson, ou de traduire une conversation. Il n’est pas capable de traiter un mp3.

RÉSEAU DE NEURONES: Il s’agit d’une machine virtuelle qui exécute l’algorithme. Elle est composée d’unités simples, les neurones. Chacun d’entre eux traite une information simple, et leur mise en réseau permet de combiner ces informations pour résoudre un problème, comme reconnaître une image, par exemple. Lorsque le nombre de neurones est très élevé, ce qui peut être nécessaire face à un problème complexe, cette technique se révèle particulièrement puissante. Mais avec l’inconvénient majeur de ne pas pouvoir expliquer les étapes suivies qu’elle a suivies.

QUALITÉ DES DONNÉES: Si l’entraînement est crucial, la qualité des données utilisées pour cela est primordiale. Elles doivent refléter la diversité des situations que l’algorithme rencontrera dans la vie réelle. Un épi de blé n’a pas les mêmes besoins en eau et en azote qu’un plant de maïs, par exemple. De la même manière, chaque race de vache aura des besoins spécifiques, et la composition du lait ne sera pas la même en fonction de leur alimentation.

01

NEWS IA

Accountable, la Fintech boostée à l’IA

La Belgique fait face à une pénurie de comptables. Surchargés de travail, ces derniers préfèrent se concentrer sur les grandes entreprises, plus rentables. En 2018, une start-up financière bruxelloise a eu l’idée d’utiliser la technologie pour simplifier la vie des indépendants. Accountable, c’est son nom, peut créer des factures, générer les déclarations TVA, déduire les frais liés à l’activité, etc. Grâce à un système intelligent de reconnaissance d’image, l’utilisateur peut même scanner ses reçus, et la machine encodera automatiquement, avec un succès de 90%, les montants, et les déductions possibles. En 2024, l’intégration de l’IA continue puisque l’entreprise s’est dotée d’un assistant conversationnel, basé sur chatGPT. Ce dernier a été affiné à l’aide d’informations de droit fiscal, de conseils pratiques de conseillers fiscaux, et de l’immense base de données de l’entreprise de connaissances fiscales. Le but: répondre à toute question de l’utilisateur dans ce domaine qui requiert une certaine expertise, et ce 24h sur 24. Aujourd’hui, Accountable compte plus de 20 000 clients en Belgique, et peut également se targuer d’un joli succès en Allemagne.

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Avec NEO NPC,
les jeux vidéo seront-ils plus immersifs ?

Si vous êtes un peu joueur.euse, nul doute avez-vous déjà soupiré devant le comportement répétitif des personnages que vous rencontrez au cours d’un jeu vidéo. Si les personnages non-joueurs, ou PNJ pour les initiés, ont avec les années acquis une palette toujours plus variée de comportements et de répliques, notamment grâce aux premières IA, il n’empêche qu’ils finissent souvent par devenir prévisibles. Grâce aux prototypes Nvidia Ace et Neo NPC d’Ubisoft, peut-être assisterons-nous bientôt à des personnages capables d’improviser une réponse, et ce de façon évolutive en fonction des progrès du joueur et de ses conséquences sur le monde virtuel. C’est en tout cas la promesse de ces architectures de réseaux neuronaux présentées par les 2 géants du jeux vidéo, qui tirent leur prouesse des récents progrès de l’IA générative. Mais au-delà des démonstrations de salon, reste à savoir si ces IA seront capables de remplacer ce qui fait le succès des jeux actuels: des scénaristes, des dialoguistes, et des acteurs qui prêtent leur voix aux PNJ… tous bien humains. 

Ce prototype permet d’échanger oralement avec les personnages d’un jeu au  lieu de faire son choix en cliquant parmi une liste d’idées affichées à l’écran.

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Petit à petit, l’IA grignote les arts

Après les histoires de chatGPT, les images de Midjourney et DALL-E, l’IA s’invite dans la création de vidéos et de chansons. La première s’appelle Sora, et a été développée par OpenAI, la société à l’origine de chatGPT. Il s’agit d’une application dite de Text-to-video: sans caméra, l’IA serait capable de créer un petit film, jusqu’à 1 minute, uniquement grâce à une consigne textuelle. La prudence reste cependant de mise car, même si d’après l’extrait présenté à la presse, les résultats sont impressionnants de réalisme, l’application n’est pas disponible au grand public. Ensuite, les concepteurs eux-mêmes disent avoir encore de nombreux problèmes, comme le suivi des objets de décor qui peuvent disparaître d’une scène à l’autre. La deuxième IA, originaire de Boston, se nomme quant à elle Suno. Elle commence à faire parler d’elle pour sa capacité de plus en plus convaincante à créer des chansons crédibles, en rimes, et dans le style de votre choix. Tout comme Sora et chatGPT, une seule commande de texte suffit. Si certains genres musicaux comme le Jazz sont encore difficilement maîtrisables par la machine, cette dernière s’avère tout à fait compétente pour créer un rap au flow cohérent ou un reggae entraînant, aux accords impeccables. Un outil bluffant, voire même un peu déprimant… 

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