Physique

70 ans d’accélération

Henri DUPUIS • dupuis.h@belgacom.net

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En sept décennies, le CERN a bouleversé le monde. Un succès scientifique mais aussi humain auquel la Belgique a participé

Le premier cyclotron du CERN, inauguré en 1957.
On notera l’écusson des ACEC sur les aimants. Cliché pris le 27 décembre 1957. 

La convention fondatrice du CERN est entrée en vigueur le 29 septembre 1954, d’où ce 70e anniversaire. Mais dès 1950, lors d’une réunion de l’UNESCO à Florence, le physicien américain Isidor Rabi avait présenté l’idée d’une collaboration (qui ne soulevait pas que de l’enthousiasme au sein des pays européens…) dans le domaine atomique. Le pas décisif fut franchi le 17 décembre 1951 toujours lors d’une réunion de l’UNESCO, mais à Paris cette fois.
Y participent, côté scientifique, Niels Bohr, Pierre Auger, Werner Heisenberg, Francis Perrin, George P. Thomson, etc. Rien que des grands noms de la physique européenne. On notera que, cette fois, contrairement à ce qui s’était produit après l’armistice de 1918, l’Allemagne (RFA) n’est pas mise à l’écart.

Après bien des discussions et divergences, la réunion se conclut cependant par un soutien à la construction d’un laboratoire européen. Ce qui a permis au président des débats, le diplomate français François de Rose, de conclure: «S’il était difficile de trouver des scientifiques parmi les diplomates, il était évident qu’il y avait beaucoup de diplomates parmi les scientifiques».

L’histoire s’emballe ensuite. Deux mois plus tard, le conseil d’administration provisoire est créé (Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire) et en octobre 1952 choisit Genève comme site du futur laboratoire. En juillet 1953, la Convention est ratifiée par les 12 états fondateurs (1); elle entre en vigueur le 29 septembre 1954. Un premier cyclotron entre en service en 1957, bientôt suivi par un synchrotron à protons 2 ans plus tard.

L’histoire de la création du CERN est remarquable par sa rapidité: il n’a fallu qu’une décennie (à partir des ruines de la guerre) pour qu’il soit opérationnel et engrange ses premiers résultats. Après les premières réticences nationalistes du début, le projet a rapidement suscité l’enthousiasme. Notamment grâce à son objet: la physique des hautes énergies, domaine de la recherche fondamentale qui étudie les constituants de la matière et les énergies mises en jeu. Il était donc plus facile d’éviter les antagonismes, notamment entre blocs idéologiques en ces temps de guerre froide.  Après tout, comme l’avait fait remarquer Erwin Schrödinger, «on ne peut tuer personne avec une de ces particules rapides, ou alors nous serions tous déjà morts !» La physique des particules vise le progrès des connaissances et non un quelconque avantage concurrentiel, militaire ou économique. Malgré cela, prudents, les fondateurs ont prévu que les résultats des recherches et les technologies pour y parvenir soient accessibles aux chercheurs du monde entier et tombent dans le domaine public (article 11 de sa convention).

(1) Allemagne (RFA), Belgique, Danemark, France, Grèce, Italie, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède, Suisse, Yougoslavie (qui quitte l’organisation en 1961).

 
Histoire belge

Un succès auquel la Belgique n’est pas étrangère. Dès 1947, le pays se dote d’un Institut Interuniversitaire de Physique Nucléaire dont Jean Willems, le directeur du FNRS, assure la direction. Cet IIPN se muera bientôt en IISN (Institut Interuniversitaire des Sciences Nucléaires) qui existe encore aujourd’hui et est une pièce maîtresse des rapports de la Belgique avec le CERN. C’est donc tout naturellement Jean Willems qui négocie l’accord fondateur du CERN et y appose sa signature au nom de la Belgique. Les débuts du CERN vont d’ailleurs être marqués par Jean Willems puisque, en plus de continuer à diriger le FNRS, il sera représentant belge au sein du Conseil du CERN dès 1954, il en préside le comité des finances jusqu’en 1957, en est le vice-président puis le président. Un «cursus» impressionnant que suivra aussi son successeur au FNRS, Paul Levaux, autre grande personnalité «politique» belge du CERN.

On ne sera donc pas étonné d’apprendre que lorsqu’il a été question, dans les années 1960, de construire un accélérateur plus puissant que le synchrotron à protons (PS) mis en service en 1959, il a été question de le localiser à Focant (Beauraing) en Wallonie. Des sondages géologiques préliminaires y furent d’ailleurs pratiqués ! Fort heureusement pour le CERN, mais sans doute pas pour la Wallonie, on s’aperçut en dernière minute que le PS pouvait servir de pré-accélérateur pour le nouvel accélérateur, le Supersynchrotron (SPS) qui entrera en fonction en 1976.

Cela n’a pas empêché notre pays de participer à la conception et réalisation des accélérateurs et détecteurs. Ainsi, parmi d’autres exemples, on notera que les aimants du premier cyclotron (1957) et ceux du synchrotron à protons (PS), mis en service en 1959, ont été fabriqués par les ACEC de Charleroi. L’IIHE (Institut Interuniversitaire des Hautes Énergies – ULB/VUB) et l’Université de Mons-Hainaut ont mutualisé leurs moyens pour développer et construire le détecteur de muons de l’expérience DELPHI dans les années 1980. Aujourd’hui, plusieurs universités belges (dont l’ULB et l’UCLouvain) ont été chargées de concevoir et construire le prochain trajectographe (instrument qui reconstitue la trajectoire des particules chargées) du nouveau détecteur CMS. Pour ce faire, les scientifiques belges construisent dans une chambre blanche du campus bruxellois 1 500 modules qui seront ensuite assemblés à l’UCLouvain avant d’être acheminés et installés dans le CMS, sans doute en 2027.

Retombées

Relater les découvertes du CERN, et leur importance, dans le domaine de la physique des particules et la place qu’ont prise les chercheurs belges dans celles-ci (pensons à la découverte du boson Brout-Englert-Higgs !) demanderait un ouvrage entier. Mais il faut en revanche souligner rapidement les retombées extraordinaires de ces recherches dans la vie quotidienne.

La médecine en a particulièrement bénéficié. Les détecteurs de particules ont servi l’imagerie médicale. C’est le CERN qui développa un prototype de caméra à positons, ce qui déboucha sur le premier scanner de tomographie par émissions de positons (TEP). Les chercheurs du CERN ont également investigué l’utilisation des ions de carbone et des protons pour soigner les cancers. Et si la recherche médicale sur les maladies du cerveau dispose depuis peu d’une IRM super performante, c’est à la connaissance des aimants du CERN qu’elle le doit. Bien évidemment, le secteur des ordinateurs et de l’information a été celui qui a sans doute le plus profité des connaissances développées au CERN. En 1976, le SPS a été le premier accélérateur à être commandé par ordinateur: les ingénieurs imaginèrent pour ce faire un système d’écrans tactiles et de boules de commande. Que dire alors du World Wide Web que le CERN a placé dans le domaine public le 30 avril 1983. Un «simple geste» qui a révolutionné l’économie, la culture, nos rapports à autrui. Selon l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), «Si le CERN avait essayé de limiter d’une manière ou d’une autre l’accès au Web, il est plus que probable qu’il y aurait aujourd’hui dans le monde tout un fouillis de systèmes différents pour accéder à l’information en ligne, au lieu d’un seul.»

Si le CERN est surtout connu pour les résultats de ses expérimentations, il abrite aussi un département de physique théorique que François Englert (ULB) a beaucoup fréquenté à partir de 1982. Il y fut même un salarié tout en continuant à donner ses cours à l’ULB. Le futur prix Nobel adore l’atmosphère du CERN, y noue de nombreuses relations d’amitié. D’ailleurs, dira-t-il dans une interview: «Il faudrait donner le prix Nobel de la Paix au CERN. Au-delà du développement technologique extraordinaire réalisé, c’est l’image de ce rassemblement de l’humanité qui est formidable.»

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