IA

Architecture et IA: un  monde en construction

Thibault GRANDJEAN • grandjean.thibault@gmail.com

© Image par Fan Chuan/LookX, © Images par Tim Fu/LookX, © Chaosamran_Studio – stock.adobe.com, ©  Looping

Depuis les débuts de l’informatique, de nombreux architectes s’en sont emparés pour expérimenter de nouvelles possibilités. Et aujourd’hui, tous les architectes utilisent le numérique pour dessiner maisons et bureaux. Cependant, si l’arrivée de l’intelligence artificielle bouleverse certains usages, son adoption est confrontée à la réalité matérielle du monde

Là, une salle de bain. Ici, une salle de jeux pour les enfants. Et là-bas une grande baie vitrée… Que ce soit dans un jeu vidéo ou dans une application sur votre smartphone, peut-être avez-vous déjà joué à concevoir les plans de la maison de vos rêves. Aujourd’hui, il existe en effet quantité d’applications, plus ou moins abouties, capables de donner vie à vos rêves de châtelain ou au contraire d’appartement cosy.

Et si demain, vous demandiez à chatGPT ? Certains en rêvent sans doute, en raison de la vitesse fulgurante avec laquelle ces outils progressent. Cependant, il y a peu de chances que l’on puisse un jour confier à une IA les plans d’une maison, car ces dernières n’ont, pour l’instant en tout cas, aucune expérience du monde qui nous entourent.

Pour autant, les IA s’invitent petit à petit dans toutes les professions, et l’architecture n’y fait pas exception. Gizem Yüksek, doctorante à la faculté d’architecture de l’Université de Liège, s’intéresse justement à l’usage que font de plus en plus d’architectes des nouvelles IA dites génératives (IAG), capables de créer, en quelques secondes, des images de maison, de bâtiments, ou d’ambiance d’intérieur. «Je m’intéresse à ce que l’on appelle l’idéation, qui correspond à la première phase d’un projet architectural, où l’architecte va explorer des idées et créer les premières esquisses qui poseront les bases de la future construction», explique-t-elle.

LookX permet de générer des créations via du texte, des croquis ou des captures d’écran de volumes 3D.
À droite, voici le résultat proposé par LookX à partir du croquis de gauche. 

Les IAG sont pour cela un outil très puissant. Pour générer l’image de son choix, pas besoin de langage technique ou de formule mathématique: on peut s’adresser à elles en langage naturel. «Or, dans cette phase, les architectes cherchent justement à matérialiser leur pensée, et on aboutit donc à une sorte de dialogue où l’humain va affiner sa description et ses idées, au fur et à mesure des propositions faites par l’IA, révèle la chercheuse. Et la rapidité de la machine est telle qu’elle permet de tester beaucoup d’idées différentes, et d’explorer différentes caractéristiques, comme les matériaux par exemple.»

S’il est tout à fait possible d’utiliser pour cela des IAG généralistes, comme Midjourney, plusieurs IA dédiées à l’architecture ont depuis vu le jour, comme LookX. «Ces IA supportent un vocabulaire architectural plus spécifique, et sont souvent accompagnées d’une forme d’aide pour affiner la consigne textuelle, décrit Gizem Yüksek. Elles permettent aussi de créer des représentations 3D très facilement de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur du bâtiment, et de proposer des tours à 360° des pièces.» Un aspect visuel très précieux lorsqu’il s’agit pour l’architecte de présenter un projet à un client.

Une affaire de sensibilité

En dépit de cette aide indéniable, l’apport des IA devient plus limité dès lors qu’on quitte le monde de l’imagination pour rentrer en profondeur dans le travail de l’architecte. Aurélie de Boissieu, chargée de cours à la faculté d’architecture et la faculté de sciences appliquées de l’ULiège, a travaillé plusieurs années dans des cabinets d’architecture, notamment à Londres. Et pour elle, la puissance des IA actuelles est fortement limitée dans le domaine de l’architecture, en raison du manque de données susceptibles de servir de base pour les entraîner. «Pour qu’une IA puisse établir un plan, ou en modifier un dans le but d’améliorer les performances du bâtiment, il faudrait qu’elle ait « vu » au préalable des milliers de plans aux caractéristiques similaires, note-t-elle. Or, de telles bases de données n’existent pas, car en réalité, les architectes travaillent sur des projets uniques, inscrits dans un environnement précis, et ces informations sont souvent peu transposables à d’autres bâtiments.»

D’autant que si l’architecture est une discipline de règles et de mesures, elle est aussi, et peut-être avant tout, une science humaine, où les questions de sensibilité ont toute leur place. Ainsi, une personne peut se sentir très à l’aise dans un espace qui sera oppressant pour d’autres. L’histoire, le milieu socioprofessionnel ou encore la culture des habitants jouent là un rôle déterminant. «L’utilisation de l’IA nécessite de quantifier des choses qui sont avant tout subjectives, comme la qualité d’un espace pour un habitant, un sujet fort débattu en architecture», juge la chercheuse.

En dépit de ces limitations, les architectes ont tout de même à leur disposition une série d’outils susceptibles d’automatiser certaines tâches. «Plutôt que de concevoir numériquement une maison, pour ensuite modifier les plans en fonction des contraintes, il est possible de partir des données pour générer des formes géométriques pour ensuite les retravailler», déclare Aurélie de Boissieu.

Pour cela, les architectes peuvent faire appel à un certain nombre d’algorithmes. «De cette manière, l’architecte va générer plusieurs combinaisons de volumes possibles en fonction de l’ensoleillement, du type de vue, de l’empreinte carbone, des modes de construction voulus, etc, détaille-t‑elle. Et ces différentes combinaisons associées aux informations de performance du bâtiment vont, en théorie, permettre à l’architecte de prendre de meilleures décisions.»

Ces algorithmes peuvent prendre la forme de plugin associé à des logiciels d’architecture dédiés, ou de solutions clés en main, fournies par des plateformes. «Il existe des outils comme archistar.ia SpaceMaker qui, à partir de n’importe quelle adresse postale, est capable de reproduire en 3D son environnement, avant de générer, pour une parcelle donnée, plusieurs configurations de bâtiments, en fonction des paramètres souhaités», illustre la chercheuse.

«Pour autant, ajoute-t-elle, derrière le marketing qui présente ces outils comme de l’IA, il n’y a souvent rien d’autre que des algorithmes procéduraux, qui appliquent des règles connues à l’avance. Contrairement aux IAG, et pour l’instant, il ne s’agit pas d’une machine capable d’apprendre et de créer de nouvelles possibilités à partir de données qu’on lui aurait fournies.»

Et la construction, dans tout ça ?

Et dès que l’on passe à la construction, les IA peuvent là-encore apporter une aide précieuse, à commencer par la plus célèbre d’entre elles, chatGPT. «Le secteur de la construction produit énormément d’informations techniques, que ce soit sur l’isolation, les équipements, les normes à respecter… révèle François Denis, ingénieur architecte et R&D Program Lead chez Buildwise, le centre de recherche et d’innovation belge de la construction. Il peut donc être difficile d’accéder à la bonne information. Les modèles de langage comme chatGPT peuvent être entraînés sur des ensembles de textes spécifiques à la construction. Cela permettrait à n’importe quel acteur du secteur de poser à la machine une question en langage naturel, et d’obtenir en retour une information claire, et surtout sourcée, avec le document de référence.»

En dehors des modèles de langages, l’un des domaines les plus avancés en IA concerne la reconnaissance d’image. Avec, là encore, des gains d’efficacité et de rapidité. «Avec votre smartphone, aujourd’hui, il est très facile de compter des objets, comme des briques, des échafaudages, des portes… Le tout sur base d’une seule photo, estime François Denis. Certains smartphones d’Apple sont même équipés d’une fonction LIDAR, qui permet d’estimer en quelques secondes le volume d’un tas de sable, ou de faire le plan en 3D d’un appartement rien qu’en se déplaçant à l’intérieur. Ce n’est évidemment pas précis au millimètre, mais cela peut fournir une très bonne base de départ.»

Et demain ? «L’Internet des Objets, avec quantité de capteurs au sein des bâtiments, commence à se développer fortement, en particulier ce qu’on nomme la maintenance prédictive, estime François Denis. Ces capteurs permettent de suivre la santé des différents paramètres, comme l’humidité, avec des algorithmes derrière qui permettent de donner l’alerte et ainsi effectuer les réparations en amont, plutôt qu’une fois que les choses se sont trop fortement détériorées.»

UN PEU D’HISTOIRE

Dans les années 1980, après le  premier hiver de l’IA, qui avait  vu les investissements se tarir,  et les promesses des premiers  pionniers battues en brèche  par le manque de puissance  des machines, est arrivée une  nouvelle période d’espoir. Alors  que les premières IA  étaient basées sur les réseaux  de neurones, et devaient  apprendre par elles-mêmes, les  IA des années 1980 faisaient quant à elles,  appel à une connaissance,  c’est-à-dire un ensemble de savoirs et de règles à  laquelle la machine devait se  conformer. C’est ce qu’on appelle les systèmes  experts, appelés de cette  manière car ils reproduisent le savoir d’un expert dans un  domaine précis. À la différence  des IA actuelles, de plus en plus  généralistes, les systèmes  experts ont un domaine  d’expertise très étroit.

Pour autant, ils ont connu un certain succès, et nombreux sont encore  utilisés aujourd’hui. Ainsi, les  moteurs de recherche, les outils de  diagnostic de panne automobile, ou  encore les programmes de traduction  automatique sont des systèmes experts.  Cependant, les systèmes  experts fonctionnaient à l’époque sur  des machines spécifiques. Or, à la fin  des années 1980 apparaissent les  ordinateurs personnels d’Apple et IBM,  bien plus puissants et versatiles que les  machines dédiées, ce qui provoque  l’effondrement de l’IA. C’est là le début  d’un deuxième hiver, jusqu’à la fin des  années 1990 lorsque pour la première  fois, un ordinateur dénommé DeepBlue,  a battu aux échecs un joueur  humain, le champion du 
monde Garry Kasparov.

 
PETIT LEXIQUE

Il y a tant de termes obscurs qu’il est parfois difficile de s’y retrouver lorsqu’on parle de l’intelligence artificielle. Voici un petit lexique pour vous aider à vous y retrouver dans cette jungle qu’est l’IA.

ALGORITHME: C’est le premier composant d’une IA. Il s’agit d’une suite d’instructions qui permet de résoudre un problème. Pour le comprendre, il faut l’imaginer comme une recette de cuisine, qui décrit les étapes pas à pas pour transformer les ingrédients (farine, œufs, laits) en de délicieuses crêpes, sans oublier un retour d’expérience du goûteur pour améliorer les résultats. Un algorithme permet d’automatiser un processus en lui donnant uniquement les ingrédients de base, les données.

RÉSEAU DE NEURONES: Il s’agit d’une machine virtuelle qui exécute l’algorithme. Elle est composée d’unités simples, les neurones. Chacun d’entre eux traite une information simple, et leur mise en réseau permet de combiner ces informations pour résoudre un problème, comme reconnaître une image, par exemple. Lorsque le nombre de neurones est très élevé, ce qui peut être nécessaire face à un problème complexe, cette technique se révèle particulièrement puissante. Mais avec l’inconvénient majeur de ne pas toujours pouvoir expliquer les étapes qu’elle a suivies.

LARGE LANGUAGE MODEL (LLM) OU MODÈLE DE LANGAGE: Les nouvelles IA comme chatGPT sont de très grands réseaux de neurones qui ont été conçu pour générer du texte. Au départ, leurs créateurs ont commencé par récupérer de larges ensemble de textes d’Internet, comme Wikipedia par exemple, pour ensuite créer des textes à trous, comme des exercices pour enfants. À charge de l’IA de tenter de deviner les mots manquant. Par essai-erreur, les IA ont acquis un sens de la langue poussé, ce qui donne l’illusion que la machine est particulièrement savante.

IA GÉNÉRATIVES (IAG): De la même manière que pour les mots, les IAG ont été nourries avec des centaines de milliers d’images issues d’internet, avec comme objectif d’essayer de reconnaître les objets en question avant de les reproduire. Aujourd’hui, ces IA sont de plus en plus multimodales, c’est‑à-dire capable de générer une image à partir d’un texte, et inversement, mais aussi de comprendre et générer du son ou des vidéos.

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NEWS IA

Des IA contre les théories du complot

On ne compte plus le nombre de gens qui croient à l’une ou l’autre théorie du complot, et ce nombre grandissant devient un problème démocratique. Comment, en effet, faire société, lorsqu’une partie significative de ses membres croit que tel ou tel événement est faux, ou qu’il a été orchestré par une petite minorité en sous-main ? Le problème, lorsque l’on fait face à un conspirationniste, réside dans la grande maîtrise qu’il ou elle a de son récit, et présente des arguments quasiment imparables à chaque tentative de présenter les faits. Une équipe de chercheurs du MIT aux États-Unis a eu l’idée de proposer à plus de 2 000 volontaires, tous adeptes de diverses théories du complot, de décrire à un chatbot la théorie en laquelle ils croyaient, et de présenter les preuves qui l’étayent, selon eux. Cette IA, Debunkbot, a été spécifiquement conçue pour présenter des contre-arguments basés sur des faits. En moyenne, et 2 mois après leur expérience, la croyance des participants dans les théories du complot avait diminué de 20%, même pour ceux dont ces théories étaient très ancrées dans leur personnalité. Ces résultats encourageants ouvrent la voie à l’éventuelle intégration de chatbots dans des systèmes de modération de contenu sur Internet.

   Costello et al. Science, 2024

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Un Shazam pour recycler ses déchets

Même si vous pratiquez le tri sélectif, il faut parfois avouer que l’on est face à un dilemme. Cet emballage est-il plutôt pour le sac jaune, ou le sac bleu ? Et ce bouchon de liège, est-il recyclable ? Pour le savoir, un ingénieur civil en informatique, Renaud Gryspreedt, a mis au point Looping, une petite application, gratuite pour tous et disponible sur les magasins d’applications Apple et Android. Le principe est simple: à l’aide d’une simple description, d’un code-barre, voire d’une simple photo, Looping vous indique dans quel sac mettre votre déchet, en fonction de votre code postal, puisque les règles dépendent des régions. L’intelligence artificielle à laquelle Looping a recours pour la reconnaissance d’images permet déjà d’identifier plus de 250 déchets différents. L’application donne également la localisation de différents points de collecte pour les déchets ménagers, comme les ampoules ou le petit électroménager, ainsi que l’adresse de repair cafés pour donner une seconde vie à du matériel qui ne fonctionnerait plus. Looping a développé un partenariat avec Recupel et espère se développer en Europe.

   www.looping.green

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Google mise gros sur l’IA

C’est peu dire que Google a décidé de prendre à fond le virage de l’IA. Et celle-ci a un nom : Gemini, qui signifie jumeau, en grec. C’est d’abord son célèbre moteur de recherche, Google Search, qui sera transformé par l’IA d’ici la fin de l’année. Si le site proposera toujours des liens vers des sites, en fonction de la pertinence, l’internaute aura tout d’abord droit à une réponse à sa question générée par l’IA, à la façon de chatGPT. Gemini va également se diffuser dans les smartphones, avec Gemini Live, qui permettra bientôt à l’utilisateur de discuter avec la machine à voix haute, à la manière d’une conversation téléphonique. Et enfin, Google a développé un outil particulièrement puissant, dénommé NotebookLM. Lancé discrètement au cours de l’été, cette plateforme permet à l’utilisateur de fournir à la machine quantité de documents, comme des prises de notes, des PDF, des vidéos, qui se charge en retour de produire des résumés, des sommaires, et de permettre à l’internaute de poser des questions sur ces sources. NotebookLM a fait le buzz cet été en raison de la fonction podcast, pour l’instant uniquement en anglais, qui crée un podcast extrêmement réaliste et structuré, reprenant les différentes informations présentes dans l’ensemble des documents.  

   https://notebooklm.google/

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