Chimie

Du déchet agricole au luxe durable, il n’y a qu’un pas (ou une chaussure) ! 

Milan VANDER WEE-LÉONARD • milan.vdwl@gmail.com

© Collorio – stock.adobe.com

Face à la recherche croissante de solutions durables et éthiques dans l’industrie du cuir, une équipe de chercheurs thaïlandais de l’Université Mahidol a mis au point un matériau innovant et écologique (1). Ce cuir d’origine végétale, fabriqué à partir de fibres de feuilles d’ananas, présente des caractéristiques de résistance et de durabilité qui pourraient transformer les secteurs de la mode et de l’ameublement 

Liaison possible entre 2 fibres de collagène à partir de sulfate basique de chrome (III)

La production de cuir est une problématique parfois méconnue (2). Elle a un impact environnemental élevé en étant très gourmande en eau et énergie. De plus, l’élevage du bétail, nécessaire au cuir, contribue de manière significative aux émissions de gaz à effet de serre et à la déforestation. Cela pose également des questions éthiques à propos du bien-être animal.

D’un point de vue chimique, le bilan n’est pas joyeux non plus… Pour transformer une peau animale en cuir, une des étapes est le tannage. C’est un procédé chimique par lequel des liaisons sont établies entre les fibres de collagène, la protéine principale de la peau, ce qui confère les propriétés appréciées du cuir: imperméabilité, résistance et souplesse. Le procédé de tannage le plus répandu repose sur l’utilisation d’un sel: le sulfate basique de chrome trivalent (Cr(OH)(SO4)). Ce composé se lie aisément au collagène, par des liaisons de coordination, ce qui permet de stabiliser la matière (voir figure ci-contre). Avec le chrome trivalent, un matériau particulièrement polyvalent et adapté à la fabrication de divers types de cuirs est produit !

Mange des ananas

Vu le caractère nocif et polluant du chrome, des tentatives visant à le remplacer par des composés organiques ont émergé. Ces innovations se heurtent à 2 obstacles majeurs: un coût plus élevé et une qualité amoindrie. Pourquoi ne pas penser autrement le problème et éviter de passer par le tannage ? Pourrait-on envisager d’utiliser une autre source de fibre que la peau animale pour réaliser du «cuir» (3) ? Et pourquoi pas des feuilles d’ananas ?

Près de 80 millions de tonnes de feuilles d’ananas sont générées par an (4). Ce sous-produit agricole abondant offre une solution idéale pour répondre aux défis écologiques liés aux alternatives actuelles au cuir. Alors que les cuirs végétaux traditionnels, comme ceux à base de champignons ou de pommes, dépendent souvent de plastiques et présentent une faible durée de vie, le cuir développé à partir de feuilles d’ananas (PALF) se distingue par sa robustesse exceptionnelle et son faible impact environnemental. En réutilisant des déchets agricoles, cette approche permet également de réduire le gaspillage et de promouvoir une économie circulaire.

La fabrication de ce cuir commence par l’extraction mécanique des fibres des feuilles d’ananas. Ces fibres sont nettoyées et broyées en une épaisse pâte verte, puis combinées à du caoutchouc naturel, et enfin transformées en feuilles non tissées à l’aide d’un processus semblable à la fabrication du papier. Une fine couche de latex naturel est ensuite appliquée, avant un séchage à 70 °C pendant 24 heures et une compression. Ce processus n’implique ni produits chimiques toxiques ni plastiques supplémentaires, réduisant ainsi l’empreinte écologique du matériau. En outre, le cuir peut être teinté à l’aide de pigments naturels, comme ceux issus de la carotte ou du marc de café, offrant une palette de couleurs variée et éco-responsable.

Des performances impressionnantes

Comparé à d’autres alternatives, ce cuir surpasse les standards actuels. Lors de tests de laboratoire, il a montré une résistance à la traction de 12,3 MPa, soit plus de 60 fois la résistance du cuir à base de champignons MuSkin (0,2 MPa) (5). Il est également près de 3 fois plus résistant que le cuir Piñatex, une autre alternative à base de feuilles d’ananas (6). Bien que ce cuir végétal n’atteigne pas encore totalement les niveaux de résistance du cuir animal, il s’en rapproche suffisamment pour constituer une option viable.

L’équipe dirigée par le Professeur Amornsakchai ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Des efforts sont déployés pour améliorer la douceur et le toucher du cuir PALF, afin qu’il s’approche davantage de celui du cuir animal. Les industries de la mode, de l’ameublement et de la maroquinerie pourraient adopter massivement ce matériau, répondant ainsi à une demande croissante pour des produits respectueux de l’environnement. D’autres pistes de développement incluent l’optimisation des coûts de production pour rendre ce cuir accessible à un marché plus large.

DO IT YOURSELF !

L’atelier que je te décris ci-après ne te permettra pas de concevoir ton cuir d’ananas mais la méthode s’y apparente fortement: la fabrication du papier recyclé. Je te propose ici une procédure mais tu en trouveras une multitude sur Internet. Une idée originale pour les cartes de vœux ou d’anniversaire !

1)  Déchire du papier usagé non-brillant et place-le dans une bassine. Plus il y a d’encre sur le papier usagé, plus le papier recyclé sera gris.

2)  Couvre le papier d’eau chaude et laisse reposer quelques heures. Ajoute du vinaigre si tu désires obtenir du papier blanc (50 ml par litre d’eau).

3)  Pendant ce temps, construis un tamis à papier. Récupère un vieux cadre photo et accroches-y une moustiquaire avec des agrafes ou des clous.

4)  Mixe le papier à faible vitesse pour obtenir une pâte à papier.

5)  Plonge le tamis à papier dans la pâte en plaçant la moustiquaire vers le bas. Insère de la pâte dans le tamis et égoutte au maximum pour qu’il ne reste que de la pulpe de papier dans le tamis. Éponge avec un chiffon par le dessous au besoin.

6)  Retourne le tamis sur un torchon et essaie de décoller délicatement ta future feuille de papier. Éponge encore au besoin et laisse sécher quelques heures.

Si tu le souhaites, personnalise ton papier en ajoutant du colorant, des pétales, des feuilles, des graines… Tu peux également varier les formes et les épaisseurs !

 
(1)
  S. Duangsuwan et al., Sustainability 2023, 15, 15400
   https://doi.org/10.3390/su152115400

(2)  É. Degache et A.-L. Hans, L’Actualité Chimique 2006, 293.

(3)  Pour utiliser le terme «cuir», le matériau doit provenir d’une peau animale normalement. Dans cet article, nous nous permettrons de parler de «cuir», même s’il est d’origine végétale.

(4)  Z. E. Lim, J. Environ. Chem. Eng. 2020, 8 (6), 104524
   https://doi.org/10.1016/j.jece.2020.104524

(5)  Développé par l’entreprise italienne Grado Zero Espace
   https://www.gzespace.com/research-muskin.html

(6)  Développé par l’entreprise espagnole Ananas Anam
     https://www.ananas-anam.com

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