Société

Dépendance aux écrans : le cerveau sous influence

Julie LUONG • juluong@yahoo.fr

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En provoquant des pics de dopamine dans notre cerveau, applications et réseaux sociaux favorisent les mécanismes de la dépendance. La bonne nouvelle, c’est que nous ne sommes pas condamnés à devenir esclaves de nos outils numériques: un examen critique de ces technologies couplé à quelques mesures concrètes peuvent permettre de reprendre le contrôle

 
Chaque jour, à l’échelle mondiale, les adultes passent en moyenne 6 h et 57 min à regarder un écran (hors activité professionnelle) et la moitié de ce temps sur leur téléphone portable. Selon les chiffres français, le temps moyen d’exposition des adultes est de 5 h 50 par jour, contre 3 h 10 il y a 10 ans. Les jeunes, eux, y passent 4 h et 11 min par jour, soit une heure de plus qu’il y a 10 ans (1). Les outils numériques auraient-ils pris le contrôle de nos vies ? «Pour certains, chez qui les écrans gardent une place relativement marginale, ce questionnement peut sembler anodin. Mais pour d’autres, il s’agit d’une question cruciale. Car derrière l’apparente facilité de communication et de divertissement qu’offrent les écrans se cachent des pièges et des mécanismes d’addiction puissants», résume Caroline Depuydt, psychiatre, directrice médicale adjointe d’Epsylon ASBL et autrice de Je me libère des écrans ! (Éditions Racine, 2024). «L’addiction aux écrans n’est pas un motif de consultation en soi, précise la spécialiste, mais il n’est pas rare que je reçoive des patients qui font état d’un mal-être quand ils commencent à scroller, à ne pas pouvoir décrocher, à s’endormir trop tard, à sentir cette compulsivité par rapport à la connexion… C’est donc un facteur qui semble plutôt aggraver les symptômes… Et puis j’ai des patients qui sont aussi des parents et qui se sentent très démunis face à l’usage des écrans par leurs enfants…» 

Une histoire de dopamine

Caroline Depuydt met cependant en garde contre un discours de prévention moralisateur et culpabilisant par rapport aux méfaits des écrans. D’abord parce que les nouvelles technologies et les réseaux sociaux ont une face positive: ils regorgent de potentialités, que ce soit en termes de sociabilité, d’opportunités professionnelles, de créativité, de bien-être, de savoir… Mais aussi parce que, lorsque l’usage tourne à l’excès, ce n’est pas la faute de l’utilisateur… mais bien du concepteur. «Vous n’êtes pas faible, c’est le système de récompense de votre cerveau qui a été influencé par les concepteurs des technologies numériques dans le but d’augmenter votre attachement à leurs produits, explique-t-elle. Les outils numériques n’ont pas été créés pour nous faire plaisir, mais bien pour nous faire dépenser notre argent.»

Comment ? En jouant sur le système dopaminergique du cerveau, c’est-à-dire sur l’ensemble des chemins neuronaux qui communiquent par le biais de la dopamine, un neurotransmetteur impliqué dans de nombreuses fonctions cérébrales vitales. La dopamine contribue par exemple à la régulation des mouvements, à la motivation, aux émotions et à l’apprentissage. Elle joue également un rôle essentiel dans les mécanismes cérébraux du plaisir et de la récompense, «favorisant les comportements indispensables à la survie de l’espèce, comme manger et avoir des relations sexuelles», détaille Caroline Depuydt. Ainsi, quand nous mangeons un dessert que nous adorons, nous libérons de la dopamine, ce qui motive la répétition des actions ayant conduit à cette production de dopamine (remanger ce dessert). Malheureusement, ce système dopaminergique a un visage plus sombre puisqu’il est aussi impliqué dans l’addiction et «encourage la poursuite de certaines activités ou consommations, au-delà de ce qui est nécessaire ou bénéfique, dans cette quête sans fin de la récompense.»

«On peut définir l’addiction aux écrans comme un trouble caractérisé par le besoin excessif et obsessionnel d’utiliser un ordinateur (ou tout autre écran) pour se connecter à Internet, à des applications en ligne, à des jeux vidéo, à des plateformes de streaming; pour vérifier ses e-mails, téléphoner, texter, s’orienter, checker ses notifications ou les informations», résume Caroline Depuydt. Au fil du temps, les récepteurs de dopamine dans le cerveau deviennent alors moins sensibles, ce qui pousse la personne à rechercher davantage de stimuli pour retrouver le même niveau de plaisir. «Même s’il est vrai que certaines personnes sont plus sensibles au risque de développer une dépendance du fait de leur génétique ou de leurs tendances impulsives, l’emprise des écrans opère sur presque n’importe qui, à des degrés divers», précise la psychiatre. Et pour cause: les décharges de dopamine qu’ils produisent sont plus intenses et plus rapides que lorsqu’on se livre à d’autres activités «plaisantes» comme écouter de la musique ou faire du sport. La bonne nouvelle, c’est que cette désensibilisation du circuit dopaminergique n’est pas permanente et peut être inversée. «Le cerveau est plastique: en réduisant l’exposition aux stimuli excessifs ou addictifs, il peut se rétablir et retrouver une sensibilité normale à la dopamine», rassure la psychiatre.

ADDICTION ET  DÉPENDANCE : DE  QUOI PARLE-T-ON ?

Selon les données actuelles, aujourd’hui, la moitié de la population serait dépendante à quelque chose, que ce soit à un produit ou à un comportement (2). Mais comment la définir ? La dépendance commence d’abord par l’addiction, c’est-à-dire l’envie irrépressible de consommer une substance ou d’adopter un comportement de façon répétée. «Elle signe un glissement progressif de la consommation depuis un usage fonctionnel vers un usage intensif, qui peut éventuellement devenir problématique, la dernière étape de ce glissement étant l’addiction à proprement parler, et de là à la dépendance», explique Caroline Depuydt. En cas d’addiction, la personne se sent incapable d’arrêter la consommation de la substance (ou le comportement) malgré ses conséquences négatives sur sa santé, son bien-être et/ou sa vie sociale. 

TOLÉRANCE ET SYNDROME DE SEVRAGE

La dépendance émerge alors comme une conséquence directe de l’addiction. Elle se caractérise par 2 phénomènes. Premièrement, la tolérance, qui exige une consommation croissante de la substance ou une répétition de plus en plus fréquente du comportement pour atteindre un même effet d’apaisement. Le deuxième phénomène est le syndrome de sevrage, qui se manifeste par l’apparition de symptômes de manque quand on tente de diminuer ou d’arrêter la consommation. Ces symptômes peuvent être psychiques (irritabilité, anxiété, compulsion intense à consommer…) et/ou physiques (tremblements, nausées, palpitations, augmentation de la transpiration…).

 
Réveiller le cortex préfrontal

Caroline Depuydt conseille cependant d’y aller progressivement, sans quoi le risque d’échec est grand… avec à la clé le renforcement de la spirale de la culpabilité et des comportements compulsifs. Ce qu’on appelle en psychologie comportementale «l’épuisement de la volonté», phénomène qui désigne la diminution progressive de la capacité d’une personne à prendre des décisions de qualité ou à résister à des tentations après une période prolongée durant laquelle elle a dû exercer sa volonté. L’étude la plus connue à ce sujet (3) portait sur 2 groupes de participants: les sujets du premier groupe devaient résister à manger les cookies qui se trouvaient devant eux (et plutôt manger des radis) alors que les sujets du deuxième groupe étaient autorisés à manger tous les cookies qu’ils voulaient. Ensuite, les 2 groupes étaient invités à résoudre un problème de logique. Résultat des courses: les participants du premier groupe ont démontré des performances inférieures à ceux du deuxième groupe, suggérant que résister à la gourmandise avait épuisé leurs ressources mentales…

«Oui, il faut s’autoriser à glander sur les réseaux sociaux, affirme Caroline Depuydt. On a le droit à des moments où l’on ne fait rien, où l’on décompresse. D’autant que c’est justement à partir du moment où l’on déculpabilise qu’on peut reprendre le contrôle et découvrir que l’on a en soi les ressources pour se limiter.» Un geste tout simple à mettre en place ? Prendre 3 grandes respirations avant de saisir son téléphone quand on est au feu rouge, dans la file d’attente du supermarché ou que l’ami avec qui vous dînez est aux toilettes…  «Interrogez-vous sur votre intention réelle, conseille Caroline Depuydt. Qu’est-ce qui vous pousse, là, maintenant, à vous connecter ? Y a-t-il des situations qui déclenchent votre connexion aux écrans ? Quand vous vous ennuyez, quand vous êtes stressé, quand vous vous sentez seul ? N’êtes-vous pas en train de vous connecter sur une impulsion automatique ?»

Ce processus de mise à distance et d’analyse permet l’activation du cortex préfrontal… ce qui peut s’avérer déterminant pour mener à bien vos projets. «Les études ont montré que la capacité à penser à long terme (très dépendante du cortex préfrontal) est un grand prédicteur de succès futur, qu’il soit financier ou personnel, commente la psychiatre. Par exemple, la capacité à manger une nourriture saine maintenant, sans céder à ce macaron qui nous fait de l’œil, nous permettra de maintenir une meilleure santé globale et d’être, dans 20 ans, en meilleure forme que ce voisin qui a brûlé la chandelle par les 2 bouts.» À rebours de la logique d’immédiateté des plateformes, il est donc possible de préserver et d’entretenir sa capacité à réfléchir «à tête reposée» et à agir… plutôt que réagir.

COMMENT RETROUVER UNE SENSIBILITÉ NORMALE À LA DOPAMINE ?

1. Réduire graduellement l’exposition aux écrans en se fixant des limites de temps d’utilisation quotidienne. Cette fonctionnalité existe sur la plupart des smartphones. On peut par exemple décider de limiter sa fréquentation des réseaux sociaux à 60 min par jour, la semaine suivante à 45 min et la semaine d’après à 30 min. Si l’on souhaite se connecter plus longtemps, il faudra effectuer une démarche supplémentaire, ce qui permet l’activation du cortex préfrontal (zone du cerveau qui permet de prendre des décisions). Un bon début pour sortir de la compulsivité.

2. Afficher l’écran de son téléphone en noir et blanc pour rendre les applis et les notifications (ce fameux rond rouge sur fond vert) moins attractives. Cette option est généralement disponible dans la rubrique «affichage et taille du texte».

3. Mettre son téléphone hors de sa vue, en particulier quand on doit se concentrer sur une tâche professionnelle. Une étude publiée en 2017 a en effet révélé que la présence visible d’un smartphone peut affecter la capacité cognitive, même si l’appareil est éteint ! (4) C’est pourquoi il est utile de mettre son téléphone dans un tiroir fermé ou même dans une autre pièce. Idem au restaurant ou au café: laisser son téléphone dans son sac permet d’être plus disponible pour échanger avec ses amis ou simplement savourer son repas.

4. Utiliser des applications qui permettent de bloquer l’accès à des sites spécifiques pendant des périodes déterminées et/ou de fournir un décompte du temps passé sur les différents sites ou applications mobiles, comme RescueTime ou Offtime.

5. Instaurer des moments sans écrans. Par exemple, le matin, ne pas rallumer son téléphone avant d’avoir pris le petit déjeuner. «Choisir de ne pas se connecter contribue à interrompre le cycle de l’addiction», rappelle Caroline Depuydt. Progressivement, on peut essayer de se passer d’écran toute une journée de la semaine, par exemple le dimanche, afin de renouer avec d’autres sources de plaisir comme la lecture, la marche, la cuisine, les jeux de société…

FAIRE LA PAIX AVEC SON APPARENCE

Entre autres inconvénients, l’usage assidu des outils numériques peut altérer la façon dont nous percevons notre corps. «La comparaison constante à laquelle nous nous soumettons, via les réseaux sociaux, via les plateaux de télévision, via les séries TV, est rarement en notre faveur, tant nous sommes exposés à des corps « parfaits » et souvent retouchés», rappelle Caroline Depuydt. Les études montrent ainsi que la comparaison aux autres sur les réseaux sociaux est liée à une plus grande insatisfaction corporelle (5), en particulier chez les jeunes filles, et à des émotions désagréables comme de la tristesse, de la culpabilité, de la jalousie, de la frustration. Elle favorise aussi la dysmorphophobie, un trouble mental caractérisé par l’obsession pour un ou plusieurs défauts physiques, «souvent inexistants, insignifiants ou invisibles pour les autres».

LE TRI DANS SES ABONNEMENTS

Pour limiter ce phénomène, la première chose est d’arrêter de suivre les comptes qui poussent à la comparaison et diminuent insidieusement l’estime de soi. «Petit à petit, on tire bénéfice de l’algorithme de recommandation, explique Caroline Depuydt. Plus on suit, like, commente des comptes qui prônent l’acceptation de soi, l’inclusivité et la diversité, plus l’algorithme nous proposera de nouveaux contenus de ce genre. De la même façon, évitons d’alimenter des publications qui font la promotion du corps parfait, des régimes, de la perte de poids, qui montrent des photos avant/après. Plus on les commente, plus on leur donne de la visibilité.»

UNE LETTRE À SON CORPS

Pour se réconcilier vraiment avec son image, on peut aussi tenir un journal de gratitude ou écrire «une lettre à son corps» en le remerciant pour ce qu’il nous permet de faire (marcher, danser, ressentir du plaisir, porter un enfant…) et non pour l’image qu’il renvoie aux autres. «Cette lettre peut aussi être l’occasion de demander pardon à son corps pour ces propos dégradants que l’on tient à son égard quand on se regarde dans le miroir, poursuit l’experte. Pardon de le dénigrer, de l’oublier, de le dévaloriser, de le comparer. Enfin, on peut s’engager à le respecter, à se comporter plus comme un ami bienveillant que comme le pire des harceleurs à son égard.»

(1)     https://10jourssansecrans.org

(2) D. Richard, Dictionnaire des drogues et des dépendances, Paris, Larousse, 2009

(3) R.F. Baumeister et al., Ego depletion: Is the active self a limited resource ?, Journal of Personality and Social Psychology, 74(5), 1998, p. 1252-1265.

(4) A. F. Ward et al., Brain Drain: The Mere Presence of One’s Own Smartphone Reduces Available Cognitive Capacity, Journal of the Association for Consumer Research, 2(2), 2017.

(5) J. Fardouly, Social comparisons on social media: the impact of Facebook on young women’s body image concerns and mood, Body Image, 13, 201, p. 38-45.

Dr Caroline Depuydt, Je me libère des écrans !, Racine, 2024.

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