IA

L’IA dans l’éducation : le travail bien fait

Thibault GRANDJEAN • grandjean.thibault@gmail.com

© doraclub – stock.adobe.com, © Vilayat – stock.adobe.com, © PhotoGranary – stock.adobe.com, © New Africa – stock.adobe.com, © Aggi Schmid – stock.adobe.com

Un peu plus de 2 ans après l’arrivée dans nos vies de ChatGPT, il n’y a guère de domaines qui ont été autant bouleversés par l’IA conversationnelle que l’éducation et l’enseignement. Passé le moment de sidération face à une IA capable de rédiger elle-même les devoirs des élèves et les mémoires des étudiants, les professeurs se mettent eux aussi à utiliser l’IA, avec la volonté d’enseigner, sinon mieux, en tout cas différemment
 

 
Trois mois. Il n’a fallu qu’un trimestre à ChatGPT pour franchir la barre des 100 millions d’utilisateurs uniques dans le monde, alors qu’il avait fallu 16 ans au téléphone portable, 7 ans à Internet, et même un peu plus de 2 ans à Whatsapp et Instagram pour atteindre le même nombre symbolique. Un engouement indéniable, qui s’est fait profondément sentir dans les universités et les lycées, alors qu’en avril 2024, 18% des 18-24 ans de plusieurs pays occidentaux déclaraient l’utiliser de façon hebdomadaire, et même quotidiennement pour 9% d’entre eux.  «Il y a eu une certaine phase de sidération de la part du monde enseignant et dans laquelle nous sommes encore par certains égards, car l’évolution de ces outils est très rapide, et elle se heurte au temps long des systèmes d’éducation», reconnaît Pascal Vangrunderbeeck, conseiller pédagogique au numérique au Louvain Learning Lab (LLL) de l’UCLouvain.

Le LLL, conçu comme une cellule d’appui aux activités d’enseignement au sein de l’Université, accompagne depuis plus de 20 ans les professeurs, afin de les accompagner dans leurs pratiques pédagogiques, dont le soutien aux innovations numériques. «Aujourd’hui, nous entrons dans une nouvelle phase d’appropriation collective, avec l’établissement de balises, indiquant quels usages sont acceptables ou non, estime le conseiller pédagogique. Par exemple, je pense que l’un des premiers enjeux est celui de l’intégrité académique, tant de la part d’un étudiant que d’un chercheur, et nous devons établir des principes de transparence sur l’utilisation de ces IA, en fonction du contexte.»

Si l’IA bouleverse tant l’enseignement, c’est d’abord par sa capacité à s’exprimer et à être questionnée en langage naturel, et non en code informatique. De nombreux étudiants l’utilisent donc pour corriger, reformuler, voire rédiger des travaux écrits. Ces usages questionnent beaucoup d’enseignants sur la pertinence des productions écrites pour évaluer l’acquisition des apprentissages par les étudiants. «Pour autant, il serait dommage de ne voir ces IA que par ce prisme, estime Pascal Vangrunderbeeck. Car nombre d’étudiants utilisent aussi l’IA comme un tuteur, disponible 24h sur 24, à qui on peut demander de réexpliquer certains concepts, ou de produire des questions de révisions. C’est un usage à considérer, alors même que les cohortes d’étudiants sont très grandes, et qu’il n’y a que peu d’encadrants pour de plus en plus d’étudiants.»

Consciente que les étudiants devront sans doute savoir manier l’IA dans leur futur professionnel, l’UCLouvain encourage et soutient désormais son usage par les étudiants. Mais pas à n’importe quelle condition: «Ces outils ont des limites et les biais qu’il convient de ne pas sous-estimer, tout comme leur impact écologique qui est loin d’être négligeable, met en garde Pascal Vangrunderbeeck. Si nous voulons que chaque étudiant ait accès à ces outils de façon équitable, nous devons le faire dans un espace de confiance, avec des IA qui respectent et protègent les informations qui leur sont confiées.»

 
Former les enseignants

Pour autant, et en dépit de la progression constante de l’utilisation de ChatGPT, beaucoup d’enseignants et de professeurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles maîtrisent mal ces outils. C’est pourquoi l’eduLAB, un projet de formation et d’innovation de l’ASBL TechnofuturTIC et qui propose des formations aux enseignants sur les nouvelles technologies, a mis en place depuis juin 2024, un parcours référant.e enseignement IA. Ce dernier permet aux enseignants non seulement de se former à ces nouvelles pratiques, mais aussi de devenir référent au sein d’un établissement scolaire. «Les enseignants font appel à nous parce qu’ils se rendent compte que leurs élèves utilisent l’IA, et veulent être capables de gérer cette nouvelle situation, ou bien parce qu’ils s’y sont déjà intéressés, et qu’ils se rendent compte qu’ils peuvent l’intégrer dans leur pratique, et apprendre à leurs élèves à l’utiliser efficacement et éthiquement», estime Jonathan Ponsard, technopédagogue et responsable de l’eduLAB.

Composé de 5 modules obligatoires et de plusieurs modules optionnels à la carte, le parcours référent.e enseignement IA propose une formation complète sur les IA génératives, depuis l’écriture de commandes efficaces, les fameux prompts, jusqu’à l’évaluation des étudiants, en passant par la culture de l’esprit critique des élèves et du développement de tutorat personnalisé. «Ce dernier module devient pour nous extrêmement important, car l’IA permet de plus en plus de remédier et différencier les apprentissages, juge Jonathan Ponsard. Plusieurs outils comme MagicSchool par exemple, permettent d’aider considérablement la réalisation des activités par les professeurs, en adaptant un même contenu aux besoins spécifiques de chaque élève. Les grands acteurs de l’IA ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, et des entreprises comme Google avec son IA Gemini ont annoncé comme objectif de fournir un assistant personnalisé à chaque enfant, dédié à ses propres besoins.»

Une vision pour laquelle Pascal Vangrunderbeeck émet de sérieuses réserves: «Il est clair que l’IA veut nous faire faire beaucoup de choses, mais nous, que voulons-nous faire de l’IA ? À l’heure actuelle, les étudiants qui font une recherche sur Internet savent qu’ils ont affaire à un moteur de recherche général, qui donnent des sources qu’ils doivent eux-mêmes exploiter. Fournir un assistant à chacun d’entre eux leur permettra-t-il encore d’agir de façon consciente dans leur interaction avec l’IA ?»

Car d’après le conseiller pédagogique, l’utilisation actuelle de ChatGPT est encore loin de remplir une telle condition. «Les chiffres que nous avons montrent que les interactions que les gens entretiennent avec ChatGPT sont de l’ordre de quelques minutes, éclaire-t-il. Il s’agit de questions générales, et peu construites. Or, il faudrait commencer par apprendre à avoir avec l’IA une interaction de meilleure qualité, c’est-à-dire en apprenant à rédiger correctement des prompts, puis vérifier les informations fournies. Ce n’est qu’à la suite de ce processus que l’étudiant doit pouvoir s’interroger sur son raisonnement, en questionnant l’outil qu’il utilise. Si ces prérequis sont absents, alors l’utilisation de l’IA ne pourra pas être bénéfique pour qui que ce soit.»

Les étudiants comme les enseignants doivent en effet être capables d’avoir du recul sur les réponses que fournit l’IA, et qui peuvent par exemple véhiculer une certaine vision du monde. Mais les choses évoluent vite: «Au début, ChatGPT exprimait une philosophie très américaine, et cela se sentait très fortement dans ses réponses, retrace Jonathan Ponsard. Mais cela s’est progressivement effacé, notamment depuis que ces outils sont effectivement capables de faire des recherches sur Internet. De plus, il est désormais possible, avec ChatGPT, ou d’autres outils comme NotebookLM de Google, de créer des chatbots personnalisés. En leur fournissant un corpus d’informations définis, comme les programmes scolaires en PDF par exemple, ou le contenu d’un cours, on peut ainsi leur fournir un cadre et une base de connaissance à exploiter. Pour autant, il est important de rester vigilant à l’ensemble des biais racistes ou sexistes que ces IA peuvent encore véhiculer.»

Bien utilisées et encadrées, les IA peuvent être un véritable avantage pour les étudiants comme pour les enseignants, en leur libérant du temps pour se concentrer sur leurs missions principales. Mais attention au piège de la recherche d’efficacité: «On entend souvent le potentiel des usages de l’IA en termes de gains d’efficacité, estime Pascal Vangrunderbeeck. Et il est vrai qu’il est devenu impossible pour un professeur d’assurer un retour de façon personnalisée à chacun de ses 500 étudiants. Mais l’art de savoir utiliser les IA ne sera que peu d’utilité si, dans le même temps, on ne développe pas celui d’accompagner ses étudiants et de les former à développer leur esprit critique.»

UN PEU D’HISTOIRE

QU’EST-CE QUE L’INTELLIGENCE ?

À la fin du 19e siècle, l’Europe s’est  passionnée pour un cheval  dénommé Hans, et bientôt  surnommé Hans le Malin. Sous le  dressage de son maître, Hans fut  capable de dire l’heure, résoudre  des problèmes mathématiques  simples comme des additions, ou  distinguer des notes de musique.  Pour chaque question, il répondait  en martelant le sol de ses sabots:  «Combien font deux plus deux ?»  Quatre coups sur le sol, etc. Alors  que les foules se pressaient devant  ce prodige, la communauté  scientifique, divisée, créa une commission d’enquête afin  d’étudier ce qui semblait un cas  unique au monde. Le cheval défia  toute tentative de mettre au jour  une quelconque tricherie.  

Finalement, les scientifiques  comprirent que l’animal était  capable de «lire» les subtils  changements de comportements  de son maître ou de l’examinateur  lorsqu’il approchait de la bonne  réponse. Ce cas d’école, encore  enseigné aujourd’hui, nous  apprend plusieurs choses. Tout d’abord, qu’on ne peut jamais  être sûr de ce qu’un système  apprend des données fournies. En  l’occurrence, l’animal n’avait pas  appris à lire l’heure ou les chiffres,  mais bien à décoder un langage  corporel. Ensuite, qu’une  intelligence n’existe pas en dehors  d’un contexte ou d’une société. Elle  est au contraire pétrie des forces  socioculturelles et des valeurs de  son temps. Et alors que certaines  entreprises souhaitent de plus en  plus confier l’éducation des jeunes  à des machines dites  intelligentes, il est important de se  rappeler ce que nous mettons  collectivement dans ce terme.  

 
PETIT LEXIQUE

Il y a tant de termes obscurs qu’il est parfois difficile de s’y retrouver lorsqu’on parle de l’intelligence artificielle. Voici un petit lexique pour vous aider à vous y retrouver dans cette jungle qu’est l’IA.

PROMPT: Il s’agit d’une commande textuelle permettant de déclencher une réponse chez l’IA. Alors que n’importe quelle question formulée naturellement permet d’obtenir des résultats, il est possible d’améliorer ces derniers en donnant à l’IA un cadre (un cours de français par exemple), une tâche précise (conçois un exercice de style), et un rôle (mets-toi dans la peau d’un professeur de Français de niveau de deuxième secondaire). Sans oublier de demander plusieurs versions.

LARGE LANGUAGE MODEL (LLM) OU MODÈLE DE LANGAGE: Les nouvelles IA comme chatGPT sont de très grands réseaux de neurones qui ont été conçus pour générer du texte. Au départ, leurs créateurs ont commencé par récupérer de larges ensembles de textes d’Internet, par exemple Wikipédia, pour ensuite créer des textes à trous, comme des exercices pour enfants. À charge de l’IA de tenter de deviner les mots manquants. Par essais‑erreurs, les IA ont acquis un sens de la langue poussé, ce qui donne l’illusion que la machine est particulièrement savante.

IA GÉNÉRATIVES (IAG): De la même manière que pour les mots, les IAG ont été nourries avec des centaines de milliers d’images issues d’Internet, avec comme objectif d’essayer de reconnaître les objets en question avant de les reproduire. Aujourd’hui, ces IA sont de plus en plus multimodales, c’est-à-dire capable de générer une image à partir d’un texte, et inversement, mais aussi de comprendre et générer du son ou des vidéos.


01

NEWS IA

Un abîme de perplexité

Alors que l’IA promet de changer profondément la façon dont on navigue sur le Web, la société Perplexity AI fait beaucoup parler d’elle. Elle a mis au point en 2022 un «moteur de réponse», selon ses propres termes, accessible gratuitement, qui combine la fonction de moteur de recherche et de chatbot conversationnel. Lorsqu’on lui pose une question, la partie recherche de l’outil se met en chasse sur Internet pour collecter différents éléments de réponses, qui les transmet ensuite à un modèle de langage afin de présenter une réponse complète, dans un style neutre, et surtout référencée avec l’affichage de liens vers les différentes sources utilisées. Cette dernière fonctionnalité lui donne ainsi la réputation d’être beaucoup plus précis que ses concurrents, comme searchGPT ou Gemini de Google. Et depuis le 5 décembre 2024, Perplexity a annoncé avoir signé des contrats avec plusieurs médias internationaux, comme le Los Angeles Times, Der Spiegel, ou encore les magazines Time et Fortune pour les rémunérer en échange de leurs informations, le distinguant un peu plus des autres IA génératives. Enfin, la fonction «découverte» propose un ensemble d’actualités récentes qu’il est possible de questionner séparément. La guerre de l’IA pour la recherche d’informations est lancée.

02

Les créateurs inquiets de l’essor de l’IA

Selon la première étude mondiale menée par la Confédération  internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs (Cisac), l’avenir  s’annonce sombre pour les créateurs du domaine de la musique et de  l’audiovisuel. En effet, l’étude évalue la chute des rémunérations des artistes  à 24% dans la musique et à 21% dans l’audiovisuel d’ici 5 ans. Il faut  dire que l’IA générative pose d’immenses problèmes de droits d’auteur:  elles ont allègrement pillé quantité d’œuvres accessibles sur  Internet, sans jamais en rémunérer les auteurs, et propose maintenant à  n’importe qui de générer images, musiques et vidéos à l’aide de quelques  mots seulement, créant ainsi des «œuvres» qui sont parfois difficilement  distinguables d’une création humaine. 

L’étude prévoit par exemple que la  musique générée par IA comptera pour 20% du revenu des  plateformes, entraînant une perte  de revenu totale de 10 milliards de  dollars pour les artistes – une  manne désormais captée par les  industries de la Tech. Du côté de  l’audiovisuel, l’étude estime que l’IA  va massivement se populariser dans  la création de vidéos pour les réseaux sociaux, mais aussi et  surtout l’écriture automatique de  scripts, le sous-titrage automatique,  voire la modification des vidéos  pour synchroniser en temps réel les  lèvres en fonction de la langue de  visionnage choisie. À terme, les  traducteurs et adaptateurs qui  travaillent dans le doublage et le sous-titrage risquent de perdre  56% de leurs revenus. 

    https://www.cisac.org/

03

Décrypter les «conversations» animales

S’il y a une chose que l’IA fait remarquablement bien, c’est décrypter des schémas et des motifs récurrents dans un ensemble de données. Or, que ce soient les cliquettements des dauphins, le barrissement des éléphants, ou les pépiements des oiseaux, si nous savons depuis longtemps qu’ils véhiculent certaines informations aux autres membres du groupe, nous en connaissons encore mal les différentes subtilités. Dès lors, de nombreux biologistes commencent à utiliser l’IA pour comprendre ces interactions, avec déjà certains résultats. Des études récentes ont par exemple montré que les éléphants et les ouistitis s’appellent par des sons uniques à chacun, ce qui pourrait s’apparenter à des noms. Et d’autres études sont en cours concernant la vocalisation des corbeaux, ou des baleines. Si nous sommes encore loin d’un Google Translate entre humains et animaux, ces études devraient permettre de mieux comprendre la communication animale et, en levant le voile sur leurs capacités cognitives, peut-être encourager davantage de personnes à protéger les espèces en danger. 

   Pardo et al. Nature Ecology & Evolution, 2024
   Oren et al. Science, 2024

Share This