Santé

Sport de haut niveau : chronique d’une blessure annoncée

© Syda Productions – stock.adobe.com, © STATSPORT

Pour les athlètes de haut niveau, les blessures font partie du «contrat». Il n’est pas rare qu’ils les minimisent, voire les occultent, et continuent à s’entraîner et à participer à des compétitions malgré des douleurs quelquefois à la limite du supportable. Physiologiques, biomécaniques, psychologiques, environnementaux, sociologiques…, les facteurs à l’origine de leur émergence sont nombreux. Comment les appréhender dans une optique de réduction des risques et de prévention ?

 
«Sans souffrance, il n’y a pas de bonheur. J’ai appris à aimer la douleur
», dit un jour Rafael Nadal. Quant au médecin sportif français Jean-Pierre de Mondenard, responsable des contrôles antidopage sur le Tour de France de 1973 à 1975 et auteur de nombreux livres et articles de revue, il déclare: «Souvent esclaves des démons de la gagne et de la gloire médiatisée, les sportifs du top sont les plus aptes à supporter la douleur et les plus enclins à faire n’importe quoi pour réussir à l’ »effacer » le temps d’une compétition.» Abstraction faite de la question du dopage, les sportifs de haut niveau ont effectivement une propension à soutenir des charges d’entraînement colossales afin d’assouvir leurs ambitions de podiums et de records. Aussi, poussés à outrepasser leurs limites, s’exposent-ils à un risque élevé de blessures, lesquelles appartiennent à la culture même du sport de haut niveau, au même titre que l’acceptation de la douleur qu’elles génèrent. Dans Individualisation de l’entraînement, un ouvrage collectif publié en 2022 par Insep-Éditions, on peut lire, dans un chapitre intitulé Entre performance et blessure, une ligne de crête individuelle, l’avis tranché de l’ancien judoka David Douillet et de l’ancien rugbyman Serge Simon qui concluent à la banalisation des sensations de douleur et de blessure dans le milieu sportif. Ils soulignent en outre qu’«avoir mal, souffrir, fait partie du contrat».

Ancien joueur professionnel de hockey sur glace, Gaël Guilhem, directeur d’un laboratoire spécialisé en biomécanique et physiologie neuromusculaire à l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep – France), rapporte qu’au cours des 4 années ayant précédé les Jeux Olympiques de Rio (2016), quelque 75% des athlètes français sélectionnés ont été arrêtés au moins une semaine pour blessure, 40% d’entre eux faisant même état d’au moins 2 épisodes de cette nature. À ces chiffres se greffe une réalité plus éloquente encore. Les auteurs d’un rapport de recherche de l’Insep datant de novembre 2021 indiquent en effet que 45% des sportifs disent avoir eu des temps d’arrêt cumulés supérieurs à 2 mois durant cette olympiade et plus de 10%, supérieurs à 6 mois.

Chocs, fatigue et usure

La fréquence des blessures est évidemment fonction du sport pratiqué. Les disciplines de contact comme le football, le rugby, le hockey sur glace ou la boxe engendrent un nombre élevé de blessures traumatiques que l’on ne rencontre pas dans des sports comme la natation ou le tir à l’arc. Les «chocs» encaissés peuvent avoir un effet immédiat – des boxeurs sont morts sur le ring… – mais occasionner également, par leur répétitivité, des conséquences à plus long terme. Il en va ainsi de l’encéphalopathie traumatique des pugilistes, affection neurodégénérative qui touche les boxeurs. De progression lente, elle se traduit par une détérioration graduelle de la personnalité, des troubles de la mémoire, une dysarthrie (difficultés d’élocution), un tremblement cérébelleux et une ataxie (troubles de la coordination des mouvements), avant de déboucher sur un tableau démentiel. Autre illustration: les résultats d’une étude conduite en 2007 par le professeur Kevin Guskiewicz, de l’Université de Caroline du Nord, suggèrent l’existence d’un lien entre les commotions récurrentes liées à la pratique du football américain – l’extrapolation vers d’autres disciplines comme le football «classique» semble légitime – et un risque accru de dépression chez les joueurs professionnels retraités.

Par ailleurs, les accidents soumettant les sportifs à des forces d’inertie élevées à la suite de chocs ou de collisions peuvent parfois se révéler mortels ou les exposer à de graves séquelles. Songeons par exemple au décès, le 5 août 2019, du coureur cycliste belge Bjorn Lambrecht à la suite d’une chute au cours de la troisième étape du Tour de Pologne. Songeons également au pilote de F1 Philippe Streiff devenu tétraplégique après une sortie de route consécutive à une rupture de la suspension de son AGS lors d’essais privés le 15 mars 1989 sur le circuit de Jaracepagna à Rio de Janeiro. Dans un registre moins dramatique, aucun amateur de cyclisme n’a oublié l’accident de Remco Evenepoel lors du Tour de Lombardie disputé le 15 août 2020. Ayant commis une erreur de trajectoire dans la descente du Mur de Sormano, le futur double champion olympique heurte un pont en pierre et est projeté une dizaine de mètres en contrebas. Entre autres blessures, une fracture du pelvis et une contusion pulmonaire. Fin de sa saison, plusieurs mois de soins et de rééducation !

À côté des blessures traumatiques cohabite une seconde grande catégorie de blessures, en lien cette fois avec l’apparition d’une certaine fatigue ou d’une usure, soit que le corps perde sa tolérance pour y faire face lorsqu’elles deviennent trop importantes, soit qu’insuffisamment préparé, il ne puisse répondre aux efforts demandés. Il s’agit en particulier d’un terrain fertile pour l’éclosion ou la résurgence de lésions musculaires, tendineuses ou ligamentaires.

Influences directes

Affinant l’analyse, les travaux de l’Insep mettent l’accent sur les conditions d’émergence de ces situations propices aux blessures chez les sportifs de haut niveau. Se dégage une constellation de facteurs physiologiques, biomécaniques, environnementaux, psychologiques, sociologiques ou encore contextuels qui en constituent les soubassements. Sur cette base, les chercheurs distinguent 2 catégories de conditions: les unes liées à l’environnement sportif et les autres, à l’environnement extra-sportif.

La première catégorie se subdivise elle-même en 2: primo, les éléments en lien direct avec les blessures d’usure et les blessures accidentelles; secundo, les éléments ensemençant indirectement un terrain qui favorise la survenue de ces blessures. Appréhendée par la plupart des athlètes et des entraîneurs comme une condition sine qua non d’accès à la performance, la répétition «inlassable» du geste à l’entraînement représente un facteur clé du risque de blessures d’usure et, à long terme, de lésions irréversibles du système musculo-squelettique, dont en particulier l’arthrose. «Les blessures d’usure sont perçues, par le staff, comme une conséquence inéluctable de la haute performance sportive», commentent les chercheurs de l’Insep dans leur rapport de recherche de novembre 2021. Ils soulignent cependant que «la surenchère de la répétition des gestes tend progressivement à être limitée par un travail plus qualitatif, notamment grâce au recours à l’imagerie, à la vidéo et plus généralement à de multiples dimensions qui participent à la production de la performance».

Des travaux de recherche en physiologie et en biomécanique visent également à restreindre le nombre de blessures et à élever la performance via une possible adaptation des entraînements par les coaches en fonction des nouvelles données scientifiques. Par exemple, Johan Garcia, spécialiste suisse de la biomécanique et de la physiologie du système musculaire, réalise un doctorat à l’Insep sur une thématique largement méconnue jusqu’il y a peu, mais dont la pertinence saute aux yeux à présent: l’impact de l’intensité de la décélération lors de sprints répétés sur les dommages musculaires au niveau des quadriceps (1), sur l’architecture (2) et la raideur musculaires ainsi que sur la cinétique de récupération. L’étude se justifie d’autant plus que les décélérations sont régies par des contractions excentriques, lesquelles sont connues pour induire des dommages musculaires, et que de nombreux sports collectifs et intermittents (3), tels que le football et le rugby, mais aussi des sports individuels comme le tennis et le badminton, sont concernés. Ainsi, des travaux montrent que les footballeurs font plus de décélérations de haute intensité que d’accélérations et qu’en moyenne, un but sur 2 implique une décélération. «Chez les joueurs de football, la décélération précédant des changements de direction soudains et répétés est gouvernée par les mouvements des adversaires et du ballon», précise Johan Garcia.

Quant aux blessures accidentelles, elles seraient parfois imputables à une mauvaise exécution technique, mais le plus souvent à une perte de concentration engendrée par la fatigue. Ceci, abstraction faite, d’une éventuelle déficience du matériel (monoplace, perche, ski…).

Les pressions du milieu

Quelles sont les conditions inhérentes à l’environnement sportif qui influent indirectement sur le risque de blessures ? Elles sont nombreuses. La multiplication des compétitions en est une. En résulte une réduction du temps disponible pour s’entraîner au mieux et progresser. Voyages incessants, stress omniprésent, la fatigue est au rendez-vous et fait le lit de la blessure, au même titre que le manque de concentration qu’elle peut engendrer. Nul n’ignore par exemple que pour les joueurs des meilleurs clubs de football, qui sont amenés à jouer tous les 3 jours à certaines périodes, le calendrier est devenu trop lourd. À telle enseigne que des entraîneurs comme Jürgen Klopp et Pep Guardiola sont sortis du silence pour protester et que des menaces de grèves ont émané des joueurs.

Le manque d’individualisation du travail à l’entraînement a également été pointé du doigt, spécialement dans les sports collectifs. Aujourd’hui, le cap est mis sur une prise en charge individuelle de plus en plus affirmée grâce à l’analyse régulière de divers paramètres physiologiques et à celle d’autres paramètres qu’a rendue possible le port d’un gilet GPS à l’entraînement et en compétition dans un nombre croissant de sports. Dans le cas du football sont ainsi mesurés la distance totale parcourue par le joueur, le nombre de sprints qu’il a effectués et leurs longueurs, la vitesse de pointe qui a été atteinte, etc. Autant d’éléments qui contribuent à la définition d’un entraînement plus personnalisé.

Ce GPS Performance Tracker donne par exemple une image complète des performances et fournit des données en temps  réel à travers plusieurs mesures clés: des cartes  thermiques, la distance parcourue, les sprints et  les vitesses maximales afin que le sportif  découvre ses forces et améliore ses lacunes. 

La proximité d’une compétition peut modifier le rapport du sportif à la blessure et à la douleur. Il est alors enclin à minimiser ou à occulter la gravité des lésions dont il souffre et à s’entraîner coûte que coûte pour atteindre ses objectifs de performance, et ce, en dépit de douleurs quelquefois à la limite du supportable. Le cas échéant, son entraîneur peut le pousser dans cette voie au mépris du danger d’une aggravation de la blessure, d’un allongement subséquent de la période d’indisponibilité, voire de la manifestation ultérieure de séquelles invalidantes. Les athlètes se font souvent un devoir de répondre aux attentes de leurs entraîneurs. «L’enjeu pour eux est de rester présents dans l’esprit des entraîneurs, de se maintenir dans l’équipe et d’être inscrits dans les tournois adéquats», relève-t-on dans le rapport de recherche de l’Insep. Il arrive aussi que la passion les aveugle, tout comme elle aveugle certains entraîneurs, faisant glisser les uns et les autres vers des choix déraisonnables aux conséquences délétères. Des intérêts financiers (par exemple, les Price Money dans le tennis) sont également susceptibles de conduire le sportif à s’entraîner blessé. De surcroît, les chercheurs de l’Insep font remarquer que si la pression exercée par les entraîneurs sur les athlètes peut être forte, la raison en est parfois que les bonnes performances des seconds sont de nature à participer à la construction de la réputation des premiers.

La proximité d’une compétition peut modifier le rapport du sportif à la  blessure et à la douleur. Il est alors enclin à minimiser ou à occulter la  gravité des lésions dont il souffre et à s’entraîner coûte que coûte pour  atteindre ses objectifs de performance

La solitude et l’ennui résultant d’une mise au repos pour blessure sont souvent mal vécus par les sportifs. D’où, une fois encore, le risque d’une reprise prématurée des entraînements. Et si l’indisponibilité est de longue durée, d’aucuns – ce n’est pas rare – peuvent dériver vers un état dépressif. Tant aux yeux des athlètes que de leurs entraîneurs, les interruptions pour blessure sont habituellement assimilées à un frein, si pas un recul, dans la progression planifiée vers la performance optimale. Pour «limiter les dégâts», des accommodements avec le risque d’une aggravation de la situation médicale du sportif sont fréquemment consentis, y compris dans bien des cas en recourant à des anesthésiques locaux ainsi qu’à des glucocorticoïdes (4).

Dans les sports collectifs, certains joueurs peuvent se sentir indispensables à l’équipe et, par là même, éprouver de la culpabilité quand une blessure les écarte des terrains d’entraînement et des compétitions. D’autres, dont l’impact est plus faible sur le rendement collectif, perçoivent leur absence comme un danger. Celui de ne pas récupérer leur place dans l’équipe après leur retour de blessure, un «concurrent» s’étant révélé meilleur qu’eux aux yeux du sélectionneur. Là aussi, plane la tentation de s’entraîner et de jouer blessé.

Une approche multifactorielle

L’environnement extra-sportif. Parmi les conditions où il joue un rôle délétère dans l’émergence de blessures, l’Insep cite un rythme de vie intense générateur de stress, de fatigue, de surmenage, voire d’un burn-out. La succession incessante d’entraînements, de compétitions, de voyages, d’obligations publicitaires est souvent mise en cause par les athlètes. Le fait de poursuivre des études parallèlement à la pratique d’un sport d’élite ressortit à la même logique, de même que la pression exercée par certains parents dans une optique de performance scolaire et/ou sportive. Et puis, il y a le non-respect des règles d’hygiène de vie – dormir trop peu, adopter des horaires irréguliers, ne pas appliquer les conseils de nutrition et d’hydratation, consommer de l’alcool, négliger les temps de récupération, faire régulièrement la fête au-delà de rares moments festifs destinés à relâcher une pression physique et mentale quasi permanente… «Accepter les exigences d’une culture du corps aux limites du supportable n’implique pas une « docilité » équivalente vis-à-vis des règles d’hygiène de vie», commentent les chercheurs de l’Insep.

La prévention des blessures chez le sportif de haut niveau nécessite une approche individualisée à la fois holistique et multifactorielle. Selon Gaël Guilhem, il ne s’agit plus de se focaliser sur le lien entre le risque de blessures et un paramètre donné, telle la capacité de production de force de l’athlète. Au contraire, il convient de croiser, via des modèles statistiques complexes, un riche ensemble d’indicateurs, notamment des paramètres comportementaux et environnementaux, les propriétés intrinsèques de l’athlète (ressources physiques, cognitives, psychologiques) et sa charge d’entraînement. Cette démarche doit permettre à l’encadrement du sportif d’estimer de façon précise ses risques de blessures et de communiquer à ses entraîneurs ses points de fragilité dans la perspective d’une adaptation de sa préparation. Dans leur rapport de recherche de novembre 2021, les auteurs soulignent cependant que «l’ambition d’une prise en charge du risque de blessure par des dispositifs de prévention côtoie en permanence la peur d’en faire trop et que la prévention devienne un frein à la performance».

Le caractère multifactoriel de l’origine des blessures suppose que leur prise en charge et leur prévention soit collégiale, fasse intervenir, outre les données GPS récoltées, tous les experts concernés par la question – médecins, kinés, entraîneurs, psychologues…, ainsi que le sportif lui-même. Certes, il lui arrive d’adopter des comportements contre-productifs – relativisation de la gravité d’une blessure, errance médicale, automédication, reprise anticipée de l’entraînement et de la compétition… -, mais à la lumière des blessures dont il a déjà souffert, il peut souvent devenir un «expert profane de son propre corps». C’est le fruit de l’expérience. «La blessure, et surtout la première blessure « sérieuse », (…) représente un moment privilégié d’apprentissage dans la carrière d’un sportif de haut niveau. Les athlètes découvrent soudainement les limites de leur corps, ses faiblesses et font l’expérience de la « rupture » de ce corps qui peut « lâcher sans prévenir » (…)», écrivent encore les chercheurs de l’Insep. Dans le sport de haut niveau, le temps ne semble plus au «paternalisme médical», mais à un partenariat faisant de l’athlète blessé, ou soucieux de réduire ses risques de blessures, un partenaire réflexif.

(1) Les mollets sont également impactés, mais ne font pas l’objet de la recherche en cours.

(2) Épaisseur du muscle, longueur des faisceaux musculaires, angle de pennation des faisceaux musculaires par rapport à l’axe selon lequel le muscle exerce une force de contraction.

(3) Les sports intermittents se caractérisent par des mouvements intermittents de haute intensité et l’exécution de compétences spécifiques au sport sur une période de temps prolongée.

(4) L’injection de glucocorticoïdes juste avant une compétition est interdite depuis le 1er janvier 2022 par l’Agence mondiale antidopage.

Share This