Dossier

F1 : la mort au carrefour de deux mythes

©davidhewison – stock.adobe.com

Alors que le championnat du monde de Formule 1 bat son plein, l’analyse nous enseigne que la perception de la mort a changé de statut chez les pilotes à mesure que s’imposaient les valeurs de la modernité. Au mythe de la «mort frôlée», une mort redoutée mais acceptée, voire valorisée, a succédé celui de la maîtrise. Le public aussi a parfois payé un lourd tribut à la camarde. Cependant, la tragédie la plus meurtrière n’a pas eu lieu en F1: elle s’est déroulée le 11 juin 1955 lors des 24 Heures du Mans. Plus de 80 spectateurs tués ! C’était il y a 70 ans

Le 29 août 2021, le Grand Prix de Spa-Francorchamps a tourné à la mascarade. Deux tours accomplis sous voiture de sécurité afin de définir un classement et de se mettre à l’abri de l’obligation d’un remboursement des tickets d’entrée. À juste titre, la sécurité des pilotes doit primer. Et le déluge qui s’abattit sur le circuit ardennais justifiait probablement que le combat sur la piste n’ait pas lieu. Après l’accident de Romain Grosjean à Bahrein (29 novembre 2020), où le pilote fut à 2 doigts de brûler vif dans sa monoplace, Jean Todt, président de la Fédération internationale automobile (FIA), déclarait: «La sécurité est et restera la priorité absolue de la FIA.» Ce ne fut pas toujours le cas et, dans les années 50 et 60, les pilotes eux-mêmes ne concevaient pas, pour la plupart, qu’une course n’ait pas lieu ou soit définitivement stoppée en raison des conditions météo ou d’accidents. Entre 1950 et 1971, un seul Grand Prix de Formule 1 a été arrêté avant son terme. C’était lors de la première année du championnat du monde, à Indianapolis, le 30 mai 1950, pour cause de pluie. Toutefois, hormis 2 pilotes italiens, le plateau n’était constitué ce jour-là que de pilotes américains. En Europe, les Fangio, Ascari, Clark ou Brabham, fidèles à leur image de «chevaliers des temps modernes», couraient en toute circonstance.

Dans les années 1970, les pilotes de Formule 1 commencèrent à réclamer une plus grande sécurité sur les pistes. Devant l’émergence de ce courant revendicatif, l’ancien champion monégasque Louis Chiron, décédé en 1979, avait eu cette phrase stupide: «Les jeunes ne savent plus mourir.» Il soulignait ainsi son appartenance à la vieille école de la course, celle qui entretenait le mythe de la «mort frôlée». À l’époque des Nuvolari et Varzi (1), puis des Fangio, Ascari ou Hawthorn, les accidents graves succédaient aux accidents graves. Les circuits se résumaient généralement à des routes bordées d’arbres, de maisons, de poteaux télégraphiques; en cas d’impact avec un de ces éléments, les monoplaces se transformaient en accordéons de métal, prenaient feu pour un oui ou pour un non.

Comme le rappellait le Britannique Tony Brooks, vice-champion du monde en 1959 décédé le 3 mai 2022, «l’ennemi, c’était la piste.» Aussi, en ces «temps héroïques», les pilotes étaient‑ils des frères d’armes qui prenaient le départ des courses comme les aviateurs de la Grande Guerre s’en allaient affronter la mitraille. La mort était crainte mais acceptée, banale mais valorisée. Aux yeux d’anciens pilotes comme le Français Maurice Trintignant ou l’Écossais Innes Ireland, aujourd’hui disparus, il ne pouvait y avoir de véritable dimension légendaire des Grands Prix en l’absence du risque de mort. Leur analyse était la suivante: un circuit est mis à la disposition des coureurs, à eux d’en contourner les écueils. Maurice Trintignant avouait même que défier la mort faisait partie de ses motivations. Était-il inconscient pour autant ? Pas du tout. Preuve par les quelques mots qu’il adressait à ses jeunes admirateurs: «Il faut être capable de perdre une seconde pour conserver la vie.»

Vainqueur du Grand Prix de Monaco en 1955 et 1958, Maurice Trintignant disait:
«L’existence est terne si on ne risque rien. Le spéculateur joue son pognon, moi, je jouais ma peau.»

Les pilotes d’aérodromes

L’ennemi numéro un étant la piste, des liens étroits unissaient les hommes appelés à l’affronter. Certes, les rivalités entre coureurs existaient, mais, le plus souvent, on se faisait un devoir de s’intéresser de près au sort des autres quand le malheur les frappait. On ne fuyait pas l’image de la mort. D’ailleurs l’aurait-on pu, puisqu’elle était omniprésente ? Un chiffre: entre 1952 et 1962, à une époque où les pilotes de F1 s’investissaient simultanément dans plusieurs disciplines du sport automobile, le Belge Olivier Gendebien, 4 fois vainqueur des 24 Heures du Mans, aurait vu mourir 49 coureurs.

Les anciens champions présentaient-ils tous le même profil psychologique ? Non. Tony Brooks rapportait que d’aucuns brillaient sur tous les circuits du monde, tandis que d’autres n’atteignaient leur meilleur niveau que sur les pistes britanniques, lesquelles, confectionnées sur des aérodromes, étaient pourvues de larges dégagements. Toujours selon Brooks, il existerait sur le plan de l’approche du risque une étonnante parenté entre les «pilotes d’aérodromes» et les pilotes d’aujourd’hui. Comparaison n’est cependant pas raison.

Quoi qu’il en soit, l’accident mortel de Jim Clark (2) à Hockenheim (1968) alluma la mèche d’un mouvement revendicatif, dont Jackie Stewart (3) devint l’énergique porte-parole. On n’acceptait plus de mourir en Grand Prix, mais on y mourait encore. La technologie n’était pas à la hauteur et la Fédération internationale du sport automobile (FISA) non plus. Abstraction faite de considérations d’ordre moral, le pouvoir sportif mit en effet un temps certain à comprendre que ses intérêts allaient dans le sens de ceux des pilotes. À ce propos, Jean-Pierre Jarier, dont les débuts en Grand Prix remontent à 1971, rappelle que plusieurs sponsors potentiels, dont Air France, renoncèrent à s’investir en Formule 1 de peur de voir leur nom associé à l’image d’un accident tragique.

Pas à pas, la sécurité s’imposa, notamment grâce à l’éclosion des matériaux composites et à la volonté politique de Jean-Marie Balestre, le très controversé président de la FISA. En réalité, la F1 ne faisait que s’inscrire dans l’air du temps, le monde occidental cheminant vers une société sécuritaire en quête d’asepsie et bientôt en proie à un individualisme forcené.

Image déstabilisante

Pour les pilotes, la mort va progressivement changer de statut. De banale et acceptée, elle va devenir exceptionnelle et partant, taboue. Avant les tragédies d’Imola (1994), où succombèrent Roland Ratzenberger et Ayrton Senna, les derniers décès en course remontaient à 1982 – Gilles Villeneuve, Riccardo Paletti. Et en essais privés, à 1986 – Elio de Angelis. Cette apparente désertion de la camarde avait considérablement modifié la psychologie des pilotes et la sociologie de la course. C’est pourquoi la plupart des coureurs en sont venus à occulter toute image déstabilisante. Ainsi, à de très rares exceptions près (Alain Prost et Philippe Alliot), aucun pilote n’aurait rendu visite à Philippe Streiff (4) avant la fin de la saison 1989, alors qu’il avait été grièvement accidenté au cours d’essais privés d’avant-championnat qui le laissèrent tétraplégique. Et en 1994, hormis Gehrard Berger, peu de coureurs franchirent les portes de l’hôpital de Nice, alors que la vie de Karl Wendlinger ne tenait qu’à un fil des plus ténus.

Évidemment, en F1 comme ailleurs, la superstition ne date pas d’hier. En revanche, la fuite quasi systématique devant l’image de la mort et du handicap physique a commencé à prendre corps au début des années 1970. Senna avait l’habitude de se rendre sur les lieux d’accidents, comme il le fit le 30 avril 1994 après le drame qui avait coûté la vie à Roland Ratzenberger, la veille de son propre décès. En cela, il adoptait une attitude peu habituelle pour un pilote de sa génération. D’autres ont parfois agi de façon identique, mais essentiellement lorsqu’un lien d’amitié très fort les liait au coureur accidenté – Dereck Warwick vis-à-vis de Martin Donnelly, par exemple, le 29 septembre 1990 à Jerez. Présent sur le circuit, le docteur Jean-Jacques Isserman, chargé du contrôle permanent des secours FISA, relata que pendant l’interruption des essais au cours desquels l’accident avait eu lieu, plusieurs pilotes faisaient chauffer leur moteur devant les boxes. «Ils ne se préoccupaient pas de celui qui était entre la vie et la mort», souligna-t-il. Marque d’indifférence ou fuite en avant ? Les 2 sans doute. Transparaissaient à nouveau ces 2 traits de la modernité que sont l’individualisme et le refoulement de la mort.

Précisément, en 1990, on avait annoncé prématurément le décès de Martin Donnelly. Quand Senna, le «mystique» à qui il arrivait de prier dans sa monoplace avant un départ, accourt dans la grande courbe du circuit de Jerez, là où le Britannique gît à la lisière du néant, n’est-il pas partiellement guidé par une quête de sacré à travers le symbolisme de la mort ? Il déclarera plus tard: «Je voulais voir la vérité.» Ne faut-il pas entendre par ces mots: «Je voulais voir ce que c’est.» Auquel cas Donnelly lui renvoyait sa propre image potentielle qui, malheureusement, de virtualité allait devenir réalité 4 ans plus tard.

LE 13 EST AU DÉPART

À l’instar de la plupart des sportifs de haut niveau, les pilotes de F1 ont des rituels de concentration avant le départ des Grands Prix. Le but recherché est généralement une isolation sensorielle qui leur permet d’accéder à ce que certains appellent le «bon état», un état mental optimal au moment où les monoplaces sont libérées. On n’en sait guère par ailleurs sur les pratiques superstitieuses des champions actuels, les Verstappen, Norris ou Hamilton. Sauf à de très rares exceptions – pour autant qu’il y en ait –, les coureurs répugnent à se livrer sur cet aspect intime de leur personnalité avant la fin de leur carrière. Et encore ! Les superstitions ont potentiellement 2 missions: tantôt conjurer l’accident, tantôt écarter les obstacles susceptibles d’entraver la performance.

Une chose est certaine: à une époque où chaque circuit comptabilisait ses morts, où chaque pilote redoutait d’attirer sur soi un sort funeste, les superstitions atteignaient parfois une forme de démesure. Bien que caricatural, le cas de l’Italien Alberto Ascari, champion du monde en 1952 et 1953 sur Ferrari, est exemplaire. Pour lui, les chats noirs incarnaient le malheur. Son comportement à la vue de l’un d’eux était en totale contradiction avec l’esprit de froide analyse dont on imagine investi un pilote de F1. Ascari devait disputer le Grand Prix de Marseille en 1952. La veille, accompagné de Luigi Villoresi, autre pilote italien, et d’un mécanicien, il débouche sur la Cannebière au volant d’une limousine, direction l’hôtel.

À 300 mètres du but, ses phares démasquent un chat noir occupé à traverser la route. Il stoppe net, cède la place de conducteur au mécanicien, exige que ce dernier fasse demi-tour, accomplisse un périple en ville et regagne l’hôtel en empruntant un itinéraire différent.

À en croire les témoignages, les exemples de cette nature foisonnent chez les anciens pilotes. Ainsi, le 22 janvier 1956, Eugenio Castellotti faillit renoncer au Grand Prix d’Argentine parce qu’il avait compté 13 voitures sur la grille de départ. Et que dire de l’accident mortel du pilote anglais Dick Seaman, survenu en 1939 sur le circuit de Spa‑Francorchamps ? Seaman, qui fuyait lui aussi le chiffre 13. Dans ses mémoires (5), Alfred Neubauer, l’ancien directeur sportif de l’écurie Mercedes, rapporte d’«étranges coïncidences» qui soulignent à nouveau l’ampleur des superstitions qui régnaient à l’époque dans le milieu des courses automobiles. Neubauer relève que Seaman a eu son accident à 13 tours de l’arrivée du Grand Prix, qu’il y avait 13 voitures au départ, que le pilote avait 26 ans et que sa voiture était frappée du numéro 26 – 26, un multiple de 13 – , qu’il était né en 1913, que son nom était le 13e sur la liste de la course, que la chambre d’hôpital où il décéda un… 26 juin portait le numéro 39.

Même aujourd’hui, la superstition n’a probablement pas déserté les paddocks de Formule 1, car elle semble souvent perpétuer un archaïsme dès qu’il convient de gérer des situations de stress. Nul doute cependant qu’elle ait perdu de sa «flamboyance» au contact du mythe de la maîtrise.

 
La toute-puissance du survivant

Il est une constante qui a traversé les époques. Pour canaliser leurs appréhensions, les pilotes s’en remettent consciemment ou inconsciemment à une idée simple: ça n’arrive qu’aux autres. Affaire de talent ou de bonne étoile, peu importe. Certains étaient même portés vers l’exploit après un drame, comme s’ils voulaient affermir les fondements de leur autopersuasion. À Jerez, après l’accident de Donnelly, Senna remonte en piste et améliore son meilleur chrono d’une seconde. En 1994, au cours des qualifications du Grand Prix de Monaco, Michael Schumacher pulvérise à plusieurs reprises le record du circuit, alors qu’on craint le pire pour Karl Wendlinger, en proie à un œdème cérébral depuis les essais libres du jeudi. L’Autrichien restera d’ailleurs 19 jours dans le coma. Et que dit Jacques Laffite, qui roula en Formule 1 de 1974 à 1986 ? «Quand il y avait un accident grave, j’avais tendance à foncer davantage. Je pensais: « Regarde, chienne de vie, tu vas voir ce dont je suis capable ! »»

Il faut probablement parler ici de ce qu’on pourrait appeler la «toute-puissance du survivant». Et l’on repense à ce passage de L’Étoffe des héros, où Tom Wolfe évoque la conviction que se forgeaient les pilotes de chasse américains des années 50 face aux accidents de leurs compagnons: «(…) les statistiques de la Marine selon lesquelles un pilote sur 4 mourait dans l’Aéronavale n’avaient plus aucun sens. Les chiffres étaient des moyennes et les moyennes s’appliquaient aux pilotes d’étoffe moyenne.» D’où le traumatisme profond qu’a dû générer dans le peloton de la F1 la disparition de Senna, l’«artiste». Ensuite, le temps a accompli son œuvre et l’image de la mort s’est à nouveau délavée.

Le tragique accident de Jules Bianchi au Grand Prix du Japon, le 5 octobre 2014, suivi de son décès 9 mois plus tard sans qu’il ait jamais repris connaissance, fut le premier accident mortel depuis celui d’Ayrton Senna vingt ans plus tôt. Mais les circonstances étaient autres. Le drame de Suzuka résultait d’une erreur fatale de l’organisation qui avait introduit aux abords de la piste une grue de levage dans laquelle s’encastra la Marussia de Bianchi. Il ne remit pas fondamentalement en question l’état d’esprit des pilotes actuels, lesquels tendent à se reposer sur l’efficacité des normes de sécurité édictées par le pouvoir sportif – aménagement des circuits, crash-tests, cellule de survie, Halo (6), système HANS (7), etc. – et à en réclamer sans cesse le renforcement.

Nouveau mythe

Poussant leur logique dans ses derniers retranchements, les champions des récentes décennies se sentent plus libres que les «anciens» de flirter avec les dernières limites. Du coup, la sociologie de la course s’en est trouvée transformée. L’ennemi n’est plus la piste, mais le concurrent. Aussi vit-on fréquemment des duels sans merci se terminer en manœuvres antisportives, voire en accrochages parfois volontaires, à tel point que la fédération internationale s’est sentie obligée de prévoir de nouvelles pénalités pour répondre à cette tendance. Qui ne se souvient des collisions entre Prost et Senna à Suzuka, en 1989 et 1990 ? Et de celles entre Michael Schumacher et Damon Hill (1994), d’une part, entre Michael Schumacher et Jacques Villeneuve (1997), d’autre part. Sans compter, dans une moindre mesure, celle entre Max Verstappen et Lewis Hamilton au Grand Prix d’Italie de 2021, par exemple, où la monoplace du Néerlandais est montée sur celle du septuple champion du monde, lequel n’eut sans doute la vie sauve que grâce au système de Halo rendu obligatoire depuis 2018 par la Fédération internationale de l’automobile (FIA). «Nous, nous ne jouions pas à ces jeux-là, insistait Maurice Trintignant. Se heurter, c’était risquer le pire.» Quant à Lewis Hamilton, il déclara après l’accident: «Dieu merci, le Halo m’a sauvé et a sauvé mon cou. (…) Aujourd’hui, quelqu’un a dû regarder en bas et veiller sur moi.»

Ces mots sont-ils sortis de la bouche du champion anglais comme une formule toute faite ou étaient-ils l’expression d’une pensée profonde qui l’habitait ? Lui seul le sait. Mais il arrive que l’accident d’un pilote accroisse son sentiment d’invulnérabilité. S’il y a paradoxe, il n’est qu’apparent. Car, abstraction faite de toute manœuvre antisportive, la sortie de route et l’accrochage sont monnaie courante en F1: aussi la protection dont le coureur s’imagine le dépositaire ne peut porter sur la non-survenue de ces faits de course, mais sur leurs conséquences.

Au fil du temps, le pilote de F1 s’est donc écarté du mythe de la mort frôlée, dont se sont emparés les néo-aventuriers. «La mythologie nouvelle de l’aventure est née dans les années 1980 et elle se développe à une allure grandissante, a écrit le sociologue et anthropologue français David Le Breton dans son essai Passions du risque. Elle tient sa force sociale du déni de la mort, de l’obsession sécuritaire qui hante nos sociétés et qui pousse de nombreux acteurs à relever le défi, à faire du refoulement collectif une incitation croissante à tenter le pire.» Dans la Formule 1 moderne, toutefois, le champion ne cherche plus à retirer les bénéfices symboliques d’un flirt avec la mort, mais à exprimer sa maîtrise, même si après la tragédie d’Imola (Ayrton Senna, Roland Ratzenberger) et peut-être, de façon moins criante, après celle de Suzuka (Jules Bianchi), il s’est provisoirement trouvé en porte-à-faux à 2 reprises par rapport au nouveau mythe qu’il s’était construit en adhérant aux valeurs de la modernité – maîtrise, performance, individualisme.

LE MANS 55

11 juin 1955, 18h28. Le départ des 24 Heures du Mans a été donné 2h28 auparavant quand la Mercedes de Pierre Levegh grimpe sur l’Austin Healey de Lance Macklin, décolle, rebondit sur un muret et explose dans la foule. Les images d’archives (8) montrent que Mike Hawthorn, qui déboulait à 240 km/h, décida inopinément de rentrer au stand pour ravitailler. Sa Jaguar disposait de la toute nouvelle technologie des freins à disque. En se rabattant brusquement devant Macklin, dont l’Austin Healey était équipée de freins à tambour moins performants, il l’obligea à faire un écart sur la gauche qui ne laissait à Levegh aucune chance de l’éviter. Bilan: outre Levegh, plus de 80 morts dans le public et environ 120 blessés ! Cette tragédie, la plus terrible que connut le sport automobile, aboutit entre autres à l’interdiction de toute course sur circuit en Suisse. Sanction qui ne fut levée qu’en 2022.

La course du 11 juin 1955 ne fut pas arrêtée, mais seulement ralentie durant plusieurs tours. Ironie du sort, c’est Mike Hawthorn qui la remporta avec son équipier Ivor Bueb. Hawthorn que l’on vit tout sourire avec le bouquet du vainqueur… Alors qu’on célèbre cette année le 70e anniversaire du drame, la question de ses causes est encore débattue. Alfred Neubauer, qui dirigeait l’écurie Mercedes, pointait du doigt l’étroitesse de la ligne droite des stands et les difficultés de communiquer par panneaux avec les pilotes, ce qui aurait pu amener Hawthorn à se rendre compte au dernier moment qu’il devait rentrer au stand Jaguar. Fangio évoqua la fatalité et le pilote belge Paul Frère, deuxième de l’épreuve avec le Britannique Peter Collins, un concours de circonstances.

Spécialiste de la question du dopage, à laquelle il a consacré de nombreux livres dont un dictionnaire, le docteur Jean-Pierre de Mondenard, médecin français du sport, a mené l’enquête en compulsant minutieusement de nombreuses archives. Tous les témoignages concordent: dans les années 50 et 60, la plupart des pilotes recouraient à la prise d’amphétamines, en particulier pour ne pas ressentir la fatigue. La première loi antidopage en France date de 1965 et donc, en 1955, la prise d’adjuvants de la performance n’était pas interdite. Le docteur de Mondenard rapporte que «les médecins des années 60 et les publicités de l’époque présentaient les amphétamines comme des remèdes sans effets secondaires». Il se réfère également à une publicité des Laboratoires Delagrange, dont le produit phare était le Maxiton®. Que prétendait-elle ? «L’assoupissement au volant est la cause de 9% des accidents mortels d’automobile: un ou 2 comprimés de Maxiton® constituent une assurance-vie pour l’automobiliste.» Si ce n’est, comme le souligne le médecin français, que depuis longtemps déjà, personne n’ignore plus que les amphétamines nuisent à la précision du geste et altèrent le jugement ainsi que l’évaluation des risques, entraînant des réactions exagérées. Certains coureurs consommaient aussi de l’alcool.

Alors, les amphétamines et les boissons alcoolisées ont‑elles joué un sinistre rôle dans la tragédie du Mans ? Peut-être. On ne peut s’empêcher de penser à la queue de poisson de Hawthorn et à la vive réaction de Macklin se déportant sur la gauche. Sans oublier qu’en 1952, trois ans avant le drame, Pierre Levegh lui-même avait tenu le volant de sa Talbot, seul, durant presque 23 heures avant de devoir abandonner sur panne mécanique. Conduisait-il à l’eau de source ? 

La catastrophe vient de se produire: la voiture  s’est disloquée dans le public

La carcasse de la Mercedes en feu. On aperçoit  en arrière-plan les voitures qui poursuivent la course !


(1)   Tazio Nuvolari et Achille Varzi furent parmi les plus grands champions automobiles avant la Seconde Guerre mondiale. Ancêtres des Formule 1, leurs monoplaces étaient appelées des «voitures de Grand Prix».

(2)   L’Écossais Jim Clark fut champion du monde de F1 en 1963 et 1965. C’est lors d’une course de F2 à Hockenheim qu’il perdit la vie en 1968.

(3)   Champion du monde de F1 en 1969, 1971 et 1973.

(4)   Philippe Streiff est décédé en 2022 à l’âge de 67 ans.

(5)   Mon royaume la vitesse, Éditions Robert Laffont, 1961.

(6)    En titane, le Halo est un arceau de sécurité placé au-dessus du cockpit des F1. Sa mission est de protéger la tête du pilote en cas de choc frontal, ainsi que lorsque la monoplace se retourne ou est chevauchée par une autre. Il est à même de résister à une roue lancée à plus de 220 km/h.

(7)   Obligatoire depuis 2003, le système HANS (Head and Neck Safety) a pour but de retenir la tête du pilote en cas de choc frontal afin d’éviter la rupture des vertèbres cervicales.

(8)   Consulter notamment le reportage de l’époque:     https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/afe85006206/la-tragedie-des-24-heures-du-mans

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