Sociologie

L’école inclusive, tremplin vers une société ouverte à la différence ?

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Serait-ce un peu l’arlésienne ? D’aucuns le pensent. On en parle régulièrement, de l’école inclusive, et depuis longtemps déjà, on en débat, on pèse et soupèse ses avantages et ses inconvénients, on évoque les défis à relever pour lui donner vie, mais, chez nous en tout cas, on ne la voit pas vraiment prendre corps, si ce n’est dans des formes édulcorées – des classes inclusives –, des esquisses qui restent actuellement sans perspectives d’avenir précises. Comment se présente le chemin ?

 
Loin d’être confiné dans le seul cadre de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) et de la Belgique, le mouvement vers l’école inclusive est international. Conventions, traités, lois et autres décrets le promeuvent et s’efforcent de l’épauler dans son cheminement. Ne nous perdons pas dans les méandres «législatifs» et «techniques». Rappelons simplement qu’en 2006 la Convention des Nations Unies (ONU) relative aux droits des personnes handicapées, ratifiée en 2009 par la Belgique, a réitéré le droit d’un enfant en situation de handicap de devenir élève d’une école inclusive. Comme le rapporte Ghislain Magerotte, professeur émérite de l’UMons et fondateur, avec Éric Willaye, du Service universitaire spécialisé pour personnes avec autisme (SUSA), de nombreux pays ont mis en place un système scolaire inclusif, mais se heurtent à des résistances émanant tantôt d’écoles spécialisées ou du système scolaire en général, tantôt de certains parents et d’associations de parents, tantôt encore d’enseignants et de syndicats d’enseignants.

Mis en œuvre en 2015, le Pacte pour un enseignement d’excellence en Fédération Wallonie-Bruxelles prône des réformes systémiques dans l’enseignement ordinaire et l’enseignement spécialisé, tant aux niveaux primaire que secondaire, afin d’améliorer les résultats de tous les élèves. Dans un Avis datant de 2017 est évoqué à plusieurs reprises un engagement vers une école inclusive. Pour Ghislain Magerotte, cette dernière n’est rien d’autre qu’une école qui accueille tous les élèves, y compris ceux qui ont des besoins spécifiques, c’est-à-dire ceux qui sont en situation de handicap, ceux qui présentent une déficience intellectuelle ou encore ceux qui souffrent de troubles des apprentissages.

De façon pragmatique, la FWB se réfère à une école «permettant à un élève à besoins spécifiques de poursuivre sa scolarité dans l’enseignement ordinaire moyennant la mise en place d’aménagements raisonnables d’ordre matériel, pédagogique et/ou organisationnel». Le texte insiste par ailleurs sur le «droit de chaque élève d’être inscrit dans l’enseignement ordinaire, sans possibilité de refus d’inscription au motif que l’école nécessiterait des aménagements raisonnables ou que l’enfant ne serait pas capable d’assimiler la matière enseignée […]».

Un vaste programme

Le chantier est énorme. Aussi, dans Les débuts hésitants de l’école inclusive en Fédération Wallonie-Bruxelles, article publié en 2022 dans le numéro 177 de A.N.A.E., Ghislain Magerotte, Dominique Paquot (1) et Jean-Pierre Coenen (2) considèrent que, pour l’heure, la FWB est «davantage préoccupée par l’intégration que par l’inclusion». Nous sommes en fait dans une période transitoire, mais une chose est certaine en vertu de l’article 24 de la convention de l’ONU datant de 2006: avoir accès à une école inclusive est désormais un droit qu’il faudra respecter. «On n’échappera pas à une refonte du système scolaire et les écoles devront s’y adapter», indique le professeur Magerotte.

L’engagement vers une réelle inclusion telle que la préconise la «philosophie onusienne» suppose des changements en profondeur dans les contenus pédagogiques, les méthodes d’enseignement ainsi que les approches, les structures et les stratégies éducatives. Un vaste programme qui requiert des aménagements à 3 niveaux dans les écoles ordinaires appelées à devenir inclusives. Sur le plan matériel, il convient que les infrastructures et locaux scolaires soient accessibles à tous. Par exemple, qu’un ascenseur permette aux élèves à mobilité réduite de rejoindre une classe située à l’étage. Sur le plan organisationnel, l’intervention doit être plurielle dans la mesure où elle concerne de multiples dimensions, dont la définition de dispositifs de communication adaptés, la formation de groupes cohérents au sein des classes en fonction de la nature des besoins spécifiques rencontrés, l’élaboration de la grille-horaire de chaque élève, la prévention et la gestion de crise afin de faire face aux éventuels problèmes comportementaux de certains élèves ou encore, liste non exhaustive, la structuration de la passation des épreuves (examens). «Théoriquement, les élèves à besoins spécifiques qui sont à même de se présenter à des épreuves peuvent bénéficier d’aménagements raisonnables. Par exemple, se voir attribuer plus de temps pour réaliser un exercice. De même, s’ils ont un handicap visuel, être secondés par quelqu’un qui leur lit les questions», explique le professeur Magerotte. Et d’insister sur le fait qu’il faut éviter de faire doubler les élèves pour ne pas les exclure du groupe d’appartenance dans lequel ils ont pu trouver leur place. «Si, par exemple, certains ne possèdent pas les capacités suffisantes pour passer le certificat d’études de base (CEB), on peut imaginer de leur remettre un « bulletin » faisant état de ce qu’ils ont appris et mentionnant leurs progrès.», précise notre interlocuteur. Sur le plan pédagogique enfin, l’accent doit être mis sur la définition des méthodes, des supports et des contextes d’apprentissage. Ainsi, l’enseignant pourra être assisté d’un interprète en langue des signes pour les élèves atteints d’une déficience auditive.

 
Les aménagements matériels et organisationnels au sein des écoles d’enseignement ordinaire sont laissés à la discrétion de ces établissements. Se pose la question de la détermination du caractère raisonnable ou non raisonnable de tout aménagement. Plusieurs critères entrent en ligne de compte. Essentiel en une période de vaches maigres, le premier est financier. Ainsi, sauf soutien extérieur, ressortirait-il à la bonne gestion d’installer un ascenseur dans une école ordinaire au bénéfice d’un seul élève ? En revanche, déplacer au rez-de-chaussée la classe censée l’accueillir serait une solution rationnelle.

Dans leur article publié dans A.N.A.E. en 2022, Ghislain Magerotte, Dominique Paquot et Jean‑Pierre Coenen mentionnaient les autres critères à appréhender pour juger du caractère raisonnable ou excessif d’un aménagement en milieu scolaire ordinaire afin de le rendre inclusif: «l’impact organisationnel de l’aménagement, en particulier en matière d’encadrement de l’élève concerné; la fréquence et la durée prévues de l’utilisation de l’aménagement par la personne en situation de handicap; l’impact de l’aménagement sur la qualité de vie d’un (des) utilisateur(s) effectif(s); l’impact de l’aménagement sur l’environnement et sur d’autres utilisateurs; l’absence d’alternatives équivalentes.»

Pour leur part, les aménagements et interventions pédagogiques relèvent d’une autre réalité: ils ont pour vocation de servir de fondement à ce qu’il a été convenu d’appeler un «Plan individuel d’apprentissage» (PIA) où, à l’aune de ses capacités et de ses besoins spécifiques, chaque élève recevra un enseignement adapté.

Le PIA s’assimile à un outil méthodologique dont l’élaboration requiert le concours des différents membres formant le conseil de classe, mais également celui de l’élève et de ses parents, du centre PMS (3) ainsi que du secteur social. C’est un fil rouge, mais un fil rouge flexible dans la mesure où les objectifs qu’il sous-tend devront éventuellement être amendés en fonction de l’importance des progrès de l’élève. «Celui-ci doit progresser dans toutes les matières, mais le PIA définit des priorités à l’horizon de quelques mois. Il est d’une certaine façon le recueil des objectifs à relativement court terme visés pour un enfant déterminé», commente Ghislain Magerotte.

De l’intégration à l’inclusion

En FWB, le Pacte pour un enseignement d’excellence a prévu la constitution de «Pôles territoriaux», lesquels se mettent progressivement en place depuis 2 ou 3 ans. Leur nombre total a été fixé à 70, avec une taille minimale de 12 300 élèves pour chacun d’eux (4). Quels rôles leur incombent ? Selon le Pacte, ils «assureront la mutualisation, par bassins géographiques, des moyens dédiés à l’accompagnement des élèves en intégration permanente totale dans l’enseignement ordinaire». Dans ce système, les écoles ordinaires d’une même zone géographique sont rattachées, sous l’appellation d’«écoles coopérantes», à une école de l’enseignement spécialisé alors baptisée «école-siège». Un ou plusieurs autres établissements d’enseignement spécialisé pourront éventuellement collaborer avec le Pôle, sous le nom d’«écoles partenaires»; ils seront considérés comme des antennes de celui-ci.

Dans cette formule, les Pôles territoriaux doivent essentiellement informer les écoles ordinaires qui en dépendent des aménagements raisonnables inhérents à un suivi individuel des élèves dans le cadre d’une intégration permanente totale. Encore faudrait-il franchir le pas allant de l’intégration à une inclusion où l’ensemble des classes hébergeraient une population hétérogène composée d’élèves ordinaires et d’élèves à besoins spécifiques. «Le but final serait que toutes les écoles coopérantes deviennent des écoles inclusives, précise le professeur Magerotte. L’idéal ? Que dans un Pôle, tous les types de besoins spécifiques (troubles des apprentissages, handicaps physiques divers, déficience mentale…) puissent être accueillis dans l’une ou l’autre école ordinaire à une distance raisonnable du domicile de l’élève.»

Depuis les années 1960, plusieurs formules d’intégration d’élèves de l’enseignement spécialisé dans l’enseignement ordinaire ont été mises sur pied, à petite échelle. La plupart d’entre elles sont encore en vigueur. Ainsi, certains élèves à besoins spécifiques sont scolarisés dans une école ordinaire, mais au sein d’une classe dite «à visée inclusive», réservée à eux seuls, de sorte qu’ils ne côtoient les autres enfants ou adolescents que durant les récréations ou éventuellement quelques cours – gymnastique, dessin… Ont également été organisées des intégrations permanentes ou temporaires, tantôt totales, tantôt partielles (5). Dans les cas d’intégration partielle temporaire, par exemple, des élèves à besoins spécifiques fréquentent une classe ordinaire quelques heures par semaine durant une période limitée. Mais ces différentes formules n’apparaissent en fait que comme des ébauches éloignées, parfois maladroites, de ce que serait une école inclusive répondant aux objectifs de la Convention de 2006 de l’ONU et aux aménagements matériels, organisationnels et pédagogiques nécessaires à sa mise en œuvre.

On peut légitimement se demander si l’école inclusive entendue dans son acception la plus pure signerait la mort de l’enseignement spécialisé. Ghislain Magerotte et Dominique Paquot répondent à cette question dans un article intitulé Vers une école inclusive en FWB, publié dans La Revue nouvelle: «Les équipes qui maîtrisent cette pédagogie adaptée ou différenciée en feront bénéficier tous les élèves à besoins spécifiques, sans les séparer 6 heures par jour et durant de longues années de leurs camarades. En d’autres mots, les équipes spécialisées travailleront dans une école inclusive au service du « vivre ensemble » de tous les élèves», écrivent les 2 auteurs (6).

Un mariage pédagogique

Voilà qui nous entraîne sur la piste du coenseignement, modèle le plus étroitement associé à l’idée d’une école inclusive, comme le rapporte le professeur Philippe Tremblay, de l’Université Laval à Québec, dans un ouvrage collectif récent placé sous la direction de Ghislain Magerotte, Céline Baurain et Jo Lebeer: Vers une école inclusive (7). Le coenseignement est avant tout une manière de répondre à l’hétérogénéité d’une classe composée d’élèves ordinaires et d’élèves à besoins spécifiques. Idéalement, il devrait être le fruit de l’association d’un enseignant ordinaire et d’un enseignant spécialisé. Le professeur Tremblay prône «non pas une intervention correctrice, mais plutôt qualitative, c’est-à-dire visant à améliorer la qualité de l’enseignement offert à tous les élèves». Il s’agit donc d’un travail pédagogique en commun dans une classe constituée, le cas échéant, de 2 ou 3 groupes. Lors d’expériences passées, certaines interventions s’adressant à un élève ou à un petit groupe d’élèves s’effectuaient dans un local extérieur à la classe, et ce, durant les heures de cours. Par exemple, une prise en charge par un orthophoniste ou un ergothérapeute. Mais, comme le souligne le chercheur de l’Université Laval, «l’idée actuelle d’une classe inclusive s’accommode mal avec le fait de voir certains élèves quitter la classe à certains moments». D’autant que des études ont mis en évidence qu’en pareille occurrence, les résultats scolaires des élèves à besoins spécifiques laissaient à désirer.

Dans l’approche actuelle du coenseignement, les 2 enseignants doivent travailler de concert sur un pied d’égalité et leur participation doit être entièrement consentie. Le professeur Tremblay rapporte que les situations où la direction d’un établissement avait obligé des enseignants à coenseigner se sont soldées par des échecs cuisants. «Traditionnellement, l’enseignant est en quelque sorte seul maître de sa classe après Dieu, dit Ghislain Magerotte. Est-il prêt à partager son pouvoir et à travailler sous le regard d’un autre ?» Une chose est certaine: le coenseignement exige une parfaite compatibilité entre les 2 «partenaires», mais également de la souplesse et un sens du compromis. Ce que Philippe Tremblay appelle un «mariage pédagogique».

La littérature scientifique internationale ne regorge pas d’études sur le coenseignement, qu’il ait lieu dans des classes ordinaires, spécialisées ou inclusives. Les résultats sont contrastés mais, chaque fois, font état d’effets positifs ou négatifs de faible ampleur. La question clé est en fait: comment organiser le coenseignement pour qu’il soit profitable à tous ? Ce n’est apparemment pas une «mince affaire».

L’engagement vers une réelle inclusion telle que la préconise la «philosophie onusienne» suppose des changements en profondeur dans les contenus pédagogiques, les méthodes d’enseignement ainsi que les approches, les structures et les stratégies éducatives. Le chantier est énorme. Aussi sommes-nous dans une phase transitoire mais avoir accès à une école inclusive est désormais un droit qui impliquera une refonte du système scolaire à laquelle les écoles devront s’adapter. 

Vaincre les obstacles

L’école inclusive se heurte à l’écueil des réticences émanant de nombreux parents d’élèves de l’enseignement ordinaire, d’enseignants et parfois d’élèves. «Peu de parents évoquent le droit pour tous de faire partie intégrante de la société au-delà des différences», indique Ghislain Magerotte. Plus prosaïquement, d’aucuns redoutent principalement un nivellement par le bas des enseignements dispensés aux élèves ordinaires ou les problèmes comportementaux dont peuvent quelquefois faire montre certains de leurs homologues provenant de l’enseignement spécialisé. Bien que généralement attachés aux valeurs soutenant l’école inclusive, la plupart des enseignants nourrissent diverses craintes à son égard. La formation qu’ils reçoivent dans les écoles normales et les universités continue à faire du sujet de l’inclusion un parent pauvre. Ceci pourrait expliquer cela… Un élément que révèlent les enquêtes est que les enseignants estiment que les élèves présentant une déficience intellectuelle modérée à sévère ne devraient pas être scolarisés en milieu ordinaire. Dans l’ouvrage collectif susmentionné, Louisa Alexandre (8) et Céline Baurain (9) relatent que dans une étude de 2016, «75% des enseignants interrogés ayant des élèves BS/H [besoins spécifiques/handicaps] inclus dans leur classe préparent la même activité pour tous les élèves et qu’ils acceptent difficilement des niveaux d’exigence différents au moment de l’évaluation». Or, l’inclusion nécessite de déployer des stratégies diversifiées et de fixer des objectifs individualisés.

Les enseignants craignent par ailleurs la difficulté de mettre en place les aménagements raisonnables et la voracité en temps et en énergie que cela pourrait représenter. Certains parlent même d’un risque d’épuisement ou de burn-out. Règne également, chez d’aucuns, un sentiment d’incapacité à faire face à la prise en charge potentielle du projet scolaire d’un élève à besoins spécifiques. De surcroît, Louisa Alexandre et Céline Baurain évoquent d’autres raisons: la peur que l’inclusion perturbe l’ensemble des élèves de la classe, que les parents exercent une trop forte pression ou encore que les élèves en proie à des troubles comportementaux ne constituent une source supplémentaire de stress.

Il reste le but poursuivi, des plus honorables: que l’école inclusive prépare une société ouverte aux autres et à la différence; bref, une société inclusive.


(1)  Dominique Paquot est directeur de l’école fondamentale Singelijn, à Bruxelles.

(2)  Jean-Pierre Coenen est enseignant et président de la Ligue des droits de l’enfant.

(3)  Centre psycho-médico-social.

(4)  À l’heure actuelle, il y a 48 Pôles territoriaux en FWB.

(5)  Depuis un décret de juin 2020, les élèves sous le régime de l’intégration totale partielle doivent d’abord être accueillis en intégration totale permanente.

(6)  En Flandre, un groupe d’experts préconise une généralisation des écoles inclusives à l’horizon de 2040, après une phase de préparation (2024-2029), une phase de transition (2029-2034) et une phase de mise en œuvre (2034-2039).

(7)  Vers une école inclusive. Quelles stratégie d’enseignement ?, Éditions De Boeck Supérieur, mai 2024.

(8)  Louisa Alexandre est psychologue et orthopédagogue clinicienne (UCLouvain, Cliniques universitaires Saint-Luc, CPS de Louvain-la-Neuve).

(9)  Céline Baurain est docteure en psychologie et en sciences de l’éducation (UCLouvain, Cliniques universitaires Saint-Luc).

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