Le Japonais Akihiko Hoshide, commandant de l’ISS en 2021, mène une expérience biologique dans la Life Sciences Glovebox, une enceinte hermétique installée dans le module japonais Kibo

Technologie

Pharmacologie spatiale : ces laboratoires qui gravitent vers l’avenir

Virginie CHANTRY • virginie@marketrotters.com

NASA, © CEA

Envoyer des laboratoires pharmaceutiques en orbite ? L’idée pourrait sembler relever de la science-fiction. Pourtant, la recherche pharmacologique en microgravité est déjà une réalité. À la croisée de la médecine, de la technologie et de l’innovation industrielle, elle ouvre des perspectives prometteuses : des médicaments plus efficaces, des composants plus stables et des processus de fabrication optimisés. Mais mener des expériences dans l’espace n’est pas sans défis. Coût, logistique, régulation… Enfilons notre combinaison de spationaute : cap sur ces laboratoires en orbite

Depuis plusieurs années, les chercheurs s’intéressent de près aux effets de la microgravité sur les mécanismes biologiques. Le terme le plus exact serait d’ailleurs micropesanteur bien que, comme le mentionne le Larousse, ces mots soient synonymes. Il ne s’agit pas d’une absence totale de gravité, mais d’une pesanteur extrêmement réduite par rapport à celle que nous expérimentons sur Terre. Cette quasi-apesanteur permet d’observer des phénomènes difficiles, voire impossibles, à reproduire au sol. Une opportunité dont la recherche pharmaceutique profite déjà.

La microgravité, un labo sans équivalent

Dans l’espace, la micropesanteur modifie les processus physiques et biologiques. Les liquides se mélangent différemment, les cellules adoptent des comportements inédits et vieillissent plus vite, ce qui accélère les recherches, et les cristaux se forment de manière plus ordonnée et stable. Ces conditions offrent aux scientifiques l’opportunité d’étudier des structures moléculaires complexes avec une précision accrue. La cristallisation des protéines en est un exemple. Les protéines jouent un rôle fondamental dans notre organisme: elles participent au bon fonctionnement du système immunitaire, mais sont aussi impliquées dans de nombreuses pathologies, y compris virales. Les médicaments agissent souvent en se liant à une protéine cible pour en modifier l’activité. Dans bien des cas, la protéine responsable de la maladie fonctionne comme une serrure biologique: le traitement doit être conçu comme une clé capable de s’y ajuster parfaitement. Plus l’interaction est précise, plus le médicament sera efficace, avec un minimum d’effets secondaires. Pour concevoir cette «clé», les chercheurs doivent connaître avec précision la structure de la protéine. L’analyser sous forme cristallisée reste l’une des meilleures méthodes. Sur Terre, la gravité complique la formation de cristaux bien ordonnés. En micropesanteur, en revanche, ils sont plus grands et plus réguliers, ce qui facilite l’analyse structurale et permet de développer des traitements plus ciblés, notamment contre le cancer.

La microgravité offre également un environnement unique pour la culture de cellules en 3D, permettant de créer des modèles plus réalistes de maladies complexes. En l’absence de pesanteur, les cellules peuvent s’assembler spontanément en sphéroïdes ou en structures tissulaires sans avoir besoin de support artificiel, reproduisant ainsi plus fidèlement les conditions in vivo. Cette approche est particulièrement bénéfique pour l’étude des maladies neurodégénératives telles qu’Alzheimer et Parkinson, où la complexité des interactions cellulaires joue un rôle clé dans la progression de la maladie. Au-delà de la modélisation, la microgravité permet aussi d’observer certains processus biologiques sous un nouveau jour. Elle influe, par exemple, sur la manière dont les cellules cardiaques interagissent et prolifèrent, ouvrant des pistes prometteuses pour la médecine régénérative.

Quand la science-fiction devient science appliquée

Loin d’être théorique, la recherche pharmaceutique en orbite a déjà livré de nombreux enseignements concrets. Depuis les années 2000, la Station Spatiale Internationale (ISS) accueille de nombreuses expériences biologiques et pharmaceutiques, menées par les astronautes à son bord, qui ont permis de valider les bénéfices spécifiques de la microgravité dans le développement de traitements.

Parmi les projets emblématiques figure la collaboration américaine entre la NASA et Merck, l’un des géants de l’industrie pharmaceutique, autour du pembrolizumab, un anticorps monoclonal – c’est-à-dire conçu pour s’attaquer à une cible précise, comme une cellule cancéreuse – commercialisé sous le nom de Keytruda® et utilisé dans le traitement de plusieurs cancers. Son principe actif, difficile à formuler en solution liquide, nécessite une cristallisation fine pour obtenir un médicament stable. Or, les résultats obtenus à bord de l’ISS ont démontré que la microgravité permet de former des cristaux plus uniformes et de meilleure qualité. Cela améliore la compréhension de la structure de la protéine et ouvre la voie à des formulations thérapeutiques optimisées – notamment une version injectable, qui pourrait un jour remplacer l’actuelle administration intraveineuse longue et contraignante par chimiothérapie. Des travaux sont en cours pour tenter de reproduire ces caractéristiques sur Terre mais le processus reste complexe, à moins que la fabrication ne se fasse directement en orbite…

Plusieurs études ont également porté sur la cristallisation d’autres substances complexes comme KRAS, une protéine codée par un gène du même nom, souvent impliquée dans des cancers agressifs tels que ceux du poumon, du côlon ou du pancréas. Dans de nombreuses tumeurs, ce gène subit une mutation qui rend la protéine KRAS hyperactive, déclenchant une prolifération incontrôlée des cellules cancéreuses. Cibler cette protéine mutée constitue donc un enjeu majeur pour la recherche en oncologie. Là encore, la microgravité a permis d’obtenir des cristaux de meilleure qualité. Et la pharmacologie spatiale ne se limite pas aux protéines. Des recherches portent aussi, par exemple, sur le comportement de pathogènes en micropesanteur, ce qui pourrait aider à concevoir de nouveaux traitements antiviraux.

Cicatrisation, résistance aux traitements, fabrication de médicaments… La Station Spatiale Internationale est devenue un laboratoire où la recherche biomédicale explore de nouvelles dimensions et ouvre des pistes inédites.

Au-delà de la pharmacologie spatiale, d’autres pistes sont à l’étude. Et c’est peut-être dans l’impression 3D de tissus humains que se niche l’un des potentiels les plus prometteurs. Sur Terre, ces structures s’effondrent sous leur propre poids. En microgravité, les cellules conservent leur forme et s’organisent différemment, rendant possible la fabrication de tissus complexes. Des démonstrations ont été réalisées à bord de l’ISS, notamment par la société Techshot, rachetée par Redwire en 2021. Si l’impression d’organes fonctionnels comme le cœur ou le foie reste encore inaccessible, des tissus simples comme la peau ou le cartilage pourraient être les premiers à bénéficier d’une fabrication maîtrisée en orbite. Par exemple, fin 2023, un ménisque de genou y a été imprimé avec succès. Une avancée majeure pour la médecine régénérative !

 

1. L’Américaine Christina Koch manipule, à bord de l’ISS, des supports destinés à l’impression
3D de tissus biologiques complexes.

2. Cristallisation de protéines en microgravité  dans le module japonais Kibo, à bord de l’ISS.

L’entrée en scène des acteurs privés

Redwire n’est qu’un exemple des ambitions croissantes du secteur privé dans l’espace. Cette entreprise incarne une nouvelle génération d’acteurs qui misent sur l’orbite terrestre pour faire avancer la recherche biomédicale. Des sociétés comme Space Tango ou Axiom Space conçoivent des modules de recherche spécialisés, pensés pour accueillir des expériences pharmaceutiques et biologiques en micropesanteur. Leur promesse: offrir des services clé-en-main à des laboratoires, universités ou start-ups souhaitant explorer l’environnement spatial sans dépendre totalement des agences gouvernementales.

Parmi ses projets phares, Redwire a développé le Pharmaceutical In-space Laboratory (PIL), un dispositif embarqué qui permet de cultiver en orbite des cristaux pharmaceutiques de haute qualité. Plusieurs lots expérimentaux, notamment des traitements contre le diabète, ont déjà été renvoyés sur Terre après avoir été produits en microgravité. À terme, leur objectif est de rendre cette production répétable et commercialisable. De son côté, Space Tango conçoit des plateformes automatisées, modulaires et personnalisables, pour mener des expériences scientifiques et réaliser des prototypes à bord de l’ISS, notamment dans le développement pharmaceutique, la biotechnologie et la biofabrication. En décembre dernier, l’entreprise a marqué une étape majeure en réussissant la première impression 3D en orbite d’un dispositif médical destiné à la régénération nerveuse, l’implant NeuroSpan Bridge.

Axiom Space mise, elle, sur la collaboration avec des équipes scientifiques du monde entier pour étudier les effets de la microgravité sur les cellules humaines, notamment en matière de réponse inflammatoire. Elle s’intéresse en particulier à la manière dont les cellules immunitaires régulent l’expression de certains gènes dans l’espace, afin de mieux comprendre les mécanismes de l’inflammation et d’identifier de nouvelles cibles thérapeutiques. Axiom développe également des projets de biofabrication en orbite, en partenariat avec des instituts spécialisés dans la médecine régénérative.

Enfin, à une échelle plus miniaturisée, la société helvético-israélienne SpacePharma mise sur des laboratoires entièrement automatisés, de la taille d’une boîte à chaussures, capables de mener des expériences complexes sans intervention humaine. Ces «lab-on-satellite» peuvent être déployés à bord de l’ISS ou sur des plateformes autonomes, avec un contrôle à distance depuis la Terre. En rendant la recherche spatiale plus accessible, SpacePharma vise à la démocratiser. Ses dispositifs ont déjà permis de tester des traitements anticancéreux, des formulations pharmaceutiques et des protocoles de culture cellulaire.

3. Le Français Thomas Pesquet et le russe  Fyodor Yurchikhin posent à bord de l’ISS avec  des échantillons liés à des expériences de  cristallisation de protéines.

Entre prouesse technologique et casse-tête logistique

Si ce type de recherche offre des perspectives enthousiasmantes, elle ne se fait pas sans obstacles. Transporter un laboratoire dans l’espace, y mener des expériences complexes, puis rapatrier les résultats ou les échantillons sur Terre, reste un véritable défi. Tout commence dès le lancement: le matériel scientifique doit être compact, résistant aux vibrations et capable de fonctionner à distance, en autonomie ou avec une intervention limitée des astronautes à bord. La miniaturisation des équipements est donc essentielle, tout comme la standardisation des modules pour faciliter leur intégration à bord des stations spatiales.

Même si les coûts d’accès à l’orbite terrestre ont nettement baissé ces dernières années, notamment grâce à la réutilisation des lanceurs, envoyer du matériel en orbite reste très onéreux. À cela s’ajoutent les coûts liés au développement d’équipements spécifiques et les incertitudes sur le retour des échantillons. L’investissement est donc considérable et les entreprises doivent démontrer que les bénéfices scientifiques ou commerciaux justifient ces dépenses.

De plus, produire un médicament dans l’espace soulève aussi des questions réglementaires inédites. Comment certifier la qualité d’un composé fabriqué en orbite ? Quelle autorité est compétente si, par exemple, la production a lieu dans une station privée américaine exploitée depuis l’espace européen ? Et comment garantir la reproductibilité des résultats, lorsque les conditions expérimentales sont si particulières ? Autant de questions auxquelles sont confrontées notamment l’EMA (Agence Européenne des Médicaments) et la FDA (Food and Drug Administration) dans l’élaboration d’un cadre juridique stable, fiable et international, qui reste encore largement à définir.

Enfin, l’expansion des activités orbitales, quel que soit le domaine d’application, pose la question de la saturation des orbites terrestres. Multiplier les modules de recherche, même miniaturisés, implique d’anticiper la gestion des débris spatiaux. Préserver la sécurité des missions et la durabilité de l’environnement orbital doit devenir un enjeu central, au même titre que les avancées scientifiques elles-mêmes.

On parle désormais de space biotech pour désigner ce domaine de la recherche biomédicale en orbite, à la croisée des sciences de la vie et des technologies spatiales. Ce champ d’innovation soulève une question: peut-il devenir un modèle économiquement viable ? Si les résultats sont prometteurs, la production en orbite reste pour l’instant marginale et limitée à la recherche. Certains espèrent que les médicaments les plus complexes ou à très haute valeur ajoutée justifieront une production en micropesanteur. Mais pour franchir ce cap, il faudra encore lever plusieurs verrous technologiques, réglementaires, environnementaux… et convaincre les investisseurs. Ce qui se joue aujourd’hui à quelques centaines de kilomètres au-dessus de nos têtes pourrait bien transformer la médecine de demain.
 
 

Techno-Zoom

Et si l’on pouvait tester l’efficacité  d’un traitement sur une version  miniature de l’organe ciblé, sans  expérimentation animale ? C’est  l’une des promesses des  organoïdes sur puce, ces  minuscules répliques d’organes  humains cultivées dans des  dispositifs microfluidiques où  circulent des liquides à très petite échelle pour simuler les flux  biologiques comme la circulation  sanguine. Plus prédictifs et  éthiques que les modèles animaux,  ces dispositifs permettent de mieux  anticiper les réactions du  corps humain face à un nouveau  traitement, tout en ouvrant la voie à  une médecine plus  personnalisée. Concrètement, un organoïde sur puce est un  microenvironnement contrôlé de  cellules humaines en 3D, inséré  dans une puce microfluidique, qui  mime l’architecture et certaines fonctions d’un organe. On  peut y mesurer en temps réel  l’effet d’un médicament, d’une  toxine ou d’une mutation  génétique. 

À terme, ces puces pourraient  même être fabriquées à partir des  propres cellules d’un patient,  devenant ainsi de véritables  «jumeaux biologiques» capables de  prédire la réponse individuelle à  une thérapie. À titre d’exemple,  2 instituts du CEA (Commissariat à  l’Énergie Atomique et aux Énergies  Alternatives) basés à Grenoble – le  CEA-Leti (Laboratoire  d’Électronique et de Technologie de l’Information) et le  CEA-Irig (Institut de Recherche  Interdisciplinaire de Grenoble) –  développent ensemble des  organoïdes sur puce avec capteurs intégrés, pour suivre en  temps réel certains paramètres  biologiques, comme la  vascularisation. Une technologie  encore relativement discrète  aujourd’hui, mais très prometteuse.

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