Le site du Kitt Peak National Laboratory en Arizona.

Physique

Un sombre mystère

Henri DUPUIS • dupuis.h@belgacom.net

© DESI Collaboration 

L’énergie sombre, responsable de l’expansion accélérée de l’univers, pourrait évoluer au fil du temps

L’annonce faite par la collaboration DESI lors du sommet de la physique de l’American Physical Society à Anaheim en Californie le 19 mars dernier n’a sans doute pas surpris les participants (1): ils étaient dans la ligne de ceux annoncés l’an dernier et c’est plutôt leur réfutation qui aurait été une grosse surprise. Ils n’en n’ont pas moins suscité beaucoup de commentaires car ils concernent l’intrigante énergie sombre ou noire (dark energy).

Dans les années 1910, un astronome américain, Vesto Slipher, entame l’étude du spectre (décomposition de la lumière en différentes longueurs d’onde) de quelques galaxies. Une tâche ardue vu la faible luminosité des galaxies en regard des médiocres performances des instruments de l’époque (il lui aurait ainsi fallu plusieurs nuits d’observation pour obtenir le spectre d’une seule galaxie !). En 1918, il rend ses conclusions: les raies qu’il a observées sont décalées par rapport à leur position théorique. Puisque la longueur d’onde des raies d’un corps change si celui-ci est en mouvement, il en déduit que les galaxies se déplacent à une certaine vitesse. Mais surtout, il constate que sur les 15 galaxies dont il a pu obtenir le spectre (un nombre à rapprocher avec celui qui sera cité plus loin !) le spectre de 11 d’entre elles est décalé vers le rouge et celui des 4 autres vers le bleu. Autrement dit, la majorité des galaxies observées s’éloigne de nous, de notre galaxie. Si leur mouvement était aléatoire, il devrait y en avoir autant qui s’en éloignent et autant qui s’en approchent. Donc l’univers est en expansion. Mais cette conclusion ne fut pas tirée à ce moment, notamment du fait du nombre peu élevé de galaxies observées. Dans les années 1920, la vitesse des galaxies continue d’être étudiée, produisant de plus en plus de résultats allant dans le même sens. En 1927, le chanoine belge Georges Lemaître postule qu’il s’agit là d’un mouvement d’ensemble des galaxies qui se superpose à leur mouvement propre causé par l’attraction gravitationnelle: les galaxies suffisamment proches de nous comme la galaxie d’Andromède se rapproche à cause de l’attraction qui se produit entre elles. Mais cela n’empêche pas le mouvement général d’expansion. Lemaître en a d’ailleurs tiré une conclusion logique: puisque toutes les galaxies s’éloignent au cours du temps, il y a eu un moment où elles étaient toutes rassemblées en un «point» avant d’exploser dans tous les sens: c’est le big bang. En 1929, un astronome américain, Edwin Hubble, qui étudie les distances entre galaxies, croise ses résultats avec ceux sur la vitesse d’éloignement. Il en déduit, comme Lemaître, qu’il s’agit d’un mouvement général d’expansion et en formule la loi (appelée aujourd’hui loi de Hubble-Lemaître): la vitesse apparente avec laquelle une galaxie s’éloigne d’un observateur (vitesse de récession) est donnée par la relation v=H0d
(d exprime la distance et H0 est une constante appelée constante de Hubble). La vitesse de récession d’une galaxie est directement proportionnelle à sa distance. Donc une galaxie deux fois plus éloignée de son observateur qu’une autre s’éloigne deux fois plus vite !

À ce stade, on sent venir la catastrophe: une expansion, soit, mais jusqu’où ? Pas à l’infini estiment les scientifiques de l’époque et des décennies suivantes. L’expansion doit logiquement être freinée par la matière et son influence gravitationnelle. Mais en 1998, deux équipes ont l’idée de mesurer cette vitesse d’expansion au cours du temps en se basant sur la luminosité de supernovas qui avaient explosé il y a près de 8 milliards d’années. Elles se révèlent moins brillantes, donc plus éloignées, que prévu. Au lieu de diminuer, la vitesse d’expansion semble au contraire s’accélérer. Notre univers est non seulement en expansion mais en expansion accélérée. Plus précisément, l’univers a bien connu une phase où son expansion a été freinée par les forces gravitationnelles puis, il y a cinq ou six milliards d’années, l’expansion s’est accélérée.  

(1) En même temps, les résultats annoncés étaient mis à disposition de la communauté scientifique sur arXiv:     https://data.desi.lbl.gov/doc/papers/

 

L’instrument DESI qui peut capter simultanément la lumière de 5 000 galaxies.

Énergie du vide

Comment expliquer ce phénomène ? Premier essai: les scientifiques ont postulé que chaque centimètre cube de vide possède une énergie. Une énergie constante, intrinsèque au vide, de force répulsive et très très faible (un kilomètre cube d’espace ne parvient pas à faire bouillir une goutte d’eau; sa valeur a été estimée à 0,0000000000006 joule par cm3 !). Mais comme l’univers est immense, cette énergie devient colossale, le double des matières noire et ordinaire réunies. D’où la célèbre composition de l’univers qui s’affiche un peu partout: environ 68% d’énergie sombre, 27% de matière noire et 5% de matière «ordinaire» (toutes les galaxies et….nous). Une énergie dont on n’a jusqu’à aujourd’hui pas compris la nature (d’où le qualificatif de sombre ou noire). Et dont la valeur ne colle pas avec la théorie. Plutôt qu’une énergie intrinsèque au vide, et constante, les scientifiques ont alors préféré la notion de champ, sorte de fluide qui imprégnerait l’espace, qui ne serait pas constant mais se diluerait avec l’expansion.

C’est ici qu’interviennent les travaux de la collaboration DESI (Dark Energy Spectroscopy Instrument) qui regroupe plus de 900 chercheurs à travers le monde. Depuis l’observatoire de Kitt Peak en Arizona, ils ont mesuré la position de plusieurs millions de galaxies, couvrant une période de 11 milliards d’années, réalisant ainsi la carte la plus dense et précise de l’univers. Et comme la distribution statistique des galaxies dépend du taux d’expansion de l’univers, ils ont pu montrer que le scénario le plus plausible est celui d’une énergie sombre qui n’est pas constante mais évolue dans le temps. C’est la tendance qui avait déjà été annoncée à l’automne dernier mais cette fois, le nombre de galaxies pris en compte est beaucoup plus important (15 millions, à comparer avec les… 15 galaxies observées par Vesto Slipher au début du 20e siècle !), ce qui écarte d’autant la possibilité d’un biais statistique. Même si la précision n’est pas encore forte assez pour que ces résultats méritent l’appellation de «découverte». Mais le programme DESI poursuit ses observations, en principe jusqu’à cartographier 50 millions de galaxies. Ce résultat devrait d’ailleurs être confirmé (ou infirmé !) par ceux obtenus par le satellite Euclid, lancé en juillet 2023.

Aux théoriciens maintenant d’élaborer des modèles qui tiennent compte de ce fait afin d’anticiper par exemple comment cette énergie va façonner le devenir de l’univers. Et peut-être aussi comprendre pourquoi les différentes méthodes de la mesure de la constante de Hubble donnent des résultats différents (   voir Athena n° 349, pp.47-48) ! Ce qui, pour une «constante» fait désordre !

Share This