Société

Validisme: qui a peur du handicap ?

Julie LUONG • juluong@yahoo.fr

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Dans nos sociétés, les corps désignés comme «valides» ont plus de valeur que les corps désignés comme «handicapés»: c’est ce qu’on appelle le validisme, avec pour conséquence des discriminations dans tous les domaines de la vie (études, travail, vie sociale…). Pourtant, 15% des Belges sont concernés: 85% de ces handicaps seront acquis au cours de la vie et 80% d’entre eux sont des handicaps invisibles 

Dans la Grèce Antique, être aveugle était associé à un don de clairvoyance, soit la capacité à voir véritablement. À l’instar de Tirésias, le devin de Thèbes. La perception d’une particularité physique, cognitive ou perceptive en tant que handicap est en effet avant tout une construction sociale. «Un individu est désigné handicapé, parce qu’il est exclu des critères de la validité, parce que son corps, au sens large, ne correspond pas aux critères délimités par une société donnée dans un contexte précis», rappelle Charlotte Puiseux, psychologue, philosophe et autrice de De chair et de fer. Vivre et lutter dans une société validiste (éditions La Découverte, 2022). Or, dans une société capitaliste, les critères de la validité sont extrêmement stricts. «Le capitalisme étant fondé sur l’exploitation de la force de travail, la compétitivité, l’endurance à l’effort de production, la flexibilité, il exclut d’emblée les corps handicapés de ce qui est valorisé et valorisable», explique Charlotte Puiseux, dans le prolongement du travail critique élaboré par les militants crip, un mouvement porté par des personnes handicapées, racisées et/ou queers, au carrefour de diverses oppressions. 

Corps capables

Nos sociétés validistes considèrent ainsi que les corps handicapés sont des corps «incapables», comme si tout corps vivant ne possédait pas ses propres capacités. «Peut-on vraiment dire qu’un corps qui ne marche pas, ne voit pas, ne parle pas… est incapable, et donc incapable de vivre ? Ou n’est-ce pas les perceptions validistes de la société qui le désignent comme tel et le privent d’emblée de toute possibilité d’exister autrement ?, interroge Charlotte Puiseux. Certes, je ne marche pas, mais je me déplace en fauteuil, ce dernier étant devenu un prolongement de mon corps, est-ce forcément moins valable que d’utiliser ses jambes ? Et si cela peut s’avérer moins pratique à cause de l’inaccessibilité de l’immense majorité des lieux, c’est avant tout parce que la société a choisi de dévaloriser ce moyen de déplacement et de l’exclure de son environnement.»

Encore peu connues en francophonie, les études sur le handicap dans sa dimension sociale (disability studies) sont nées dans les pays anglo-saxons dès les années 70 et 80. Elles ont permis de penser le validisme comme un système d’oppression, au même titre que le racisme ou le sexisme. Pourtant, c’est le modèle médical du handicap qui prévaut encore largement dans nos sociétés. Celui-ci considère le handicap comme «le résultat d’un corps individuel défaillant devant être soigné, redressé, guéri et maintenu dans des institutions tant que cela ne sera pas réalisé», analyse Charlotte Puiseux. «Il y a pourtant beaucoup de personnes qui vivent bien avec leur handicap… mais très mal avec la société validiste, ajoute Justine Pecquet, militante belge antivalidiste. Et qui préféreraient qu’on cherche à changer la société plutôt que de chercher à les « réparer ».» Bien sûr, il ne s’agit pas de nier la réalité physique des handicaps et les douleurs qu’ils peuvent parfois engendrer. Mais soigner n’est pas normaliser: «La plupart des personnes handi ne demandent pas à être plus valides mais à moins souffrir, poursuit Charlotte Puiseux. Par exemple, ne pas pouvoir marcher ne m’a personnellement jamais posé problème. Or, j’ai souvent été confrontée à cette injonction à la validité: « lève-toi et marche« .»

La prépondérance de ce modèle empêche encore bien souvent de comprendre que les personnes concernées sont avant tout des sujets de droit, désireuses de poursuivre des objectifs personnels, d’avoir une vie amoureuse, sexuelle, professionnelle, familiale, sociale… «Pendant des siècles, c’était à la sphère religieuse qu’était dévolue la prise en charge des personnes handicapées, rappelle l’autrice de «De chair et de fer». L’assistance, notion empreinte de charité chrétienne, était dès le Moyen Âge portée en partie par les riches, dans le but de gagner leur salut plutôt que dans un véritable souci de celles que l’on nommait alors les « infirmes ».» À partir de la révolution industrielle, ce modèle médical et caritatif du handicap sera renforcé par le développement du capitalisme qui l’utilise «pour sortir les personnes handicapées du monde du travail et, de l’autre, les stigmatise encore plus en réduisant considérablement les services publics.»
 
 

LE CHOIX DES MOTS

Si l’usage du mot «handicapé» peut sembler évident, il pose problème «en ce qu’il sous-entend que la personne a disparu, qu’elle s’est fondue dans son handicap, et qu’elle est réduite à celui-ci», estime l’asbl Média Animation. L’expression «personne porteuse de handicap», souvent utilisée, est critiquée pour sa connotation négative: elle sous-entend que le handicap est «un fardeau», dont la personne est le support. «Personne souffrant d’un handicap» semble également connoté négativement, en ce que l’expression nie la capacité de résilience des  personnes handicapées, comme si le handicap était simplement «subi». «Personne handicapée» a l’avantage de remettre l’humain au centre mais peut être perçue par certains comme essentialisante. C’est donc souvent l’expression «personne en situation de handicap» qui est aujourd’hui préconisée car elle met davantage l’accent sur le fait que le handicap est en grande partie «construit» par l’environnement et par la norme.

 
Tous concernés

La vision binaire qui consiste à considérer que certaines personnes sont tout à fait handicapées et d’autres parfaitement valides est par ailleurs trompeuse. En effet, certaines personnes qui apparaissent comme valides peuvent en réalité être en situation de handicap: on estime ainsi que 80% des handicaps sont invisibles, c’est-à-dire qu’on ne peut pas les identifier au premier regard ni parfois même quand on fréquente régulièrement la personne. C’est le cas des handicaps sensoriels comme la surdité ou l’anosmie, des handicaps psychiques comme la bipolarité, des handicaps cognitifs comme les troubles de l’autisme ou encore des maladies douloureuses chroniques comme la fibromyalgie. Par ailleurs, plus de 80% des handicaps s’acquièrent au cours de la vie, ce qui signifie qu’être valide n’est certainement pas un état permanent: les accidents, la maladie, le vieillissement sont autant de circonstances qui peuvent faire basculer d’une identité de «valide» vers une identité de personne en situation de handicap.

«Nous serons presque tous concernés un jour par le handicap, résume Justine Pecquet. Or les personnes en situation de handicap ne sont presque pas représentées dans les médias. Et quand on leur donne la parole, c’est rarement sur autre chose que le vécu de leur handicap. Beaucoup de reportages vont ainsi adopter la forme du témoignage, sans politiser ou contextualiser le vécu de la personne.» En 2024, une étude de Média Animation (1) a ainsi montré que dans les médias belges francophones, les personnes en situation de handicap étaient visibilisées dans seulement 0,47% des récits médiatiques… alors qu’elles représentent 15% de la population belge. Selon les données d’Eurostat, à l’échelle de l’UE, c’est jusqu’à 27% de la population âgée de plus de 16 ans qui pourraient présenter une forme de handicap (2). Soit 101 millions de personnes et un adulte sur quatre dans l’UE. 

Entre héroïsation et misérabilisme

Quand elles ne sont pas tout simplement invisibilisées ou moquées, les personnes en situation de handicap sont très souvent exposées à une forme de «validisme bienveillant». Elles vont alors être perçues par les valides comme des «sources d’inspiration», capables de dispenser de «belles leçons de vie». «Prêter des qualités extraordinaires aux personnes handicapées uniquement du fait de leur handicap (ces qualités seraient banalisées chez une personne valide) contribue à les déshumaniser», analyse Charlotte Puiseux. Aux yeux des militants antivalidistes, les opérations de récolte de fonds comme le Téléthon ou Cap48 tombent très souvent dans cet écueil. «On oscille souvent entre héroïsation et misérabilisme, analyse Justine Pecquet, ce qui donne l’impression qu’on est des citoyens de seconde zone… J’entends bien que ces événements génèrent de l’argent mais leur façon de représenter les handicaps nous enferme dans des carcans et n’aident pas à changer le regard du public.» Le traitement médiatique des jeux paralympiques relève de la même logique de ce que les militants qualifient de porn inspiration. «On retrouve tous les poncifs selon lesquels les personnes sont parvenues à « transcender » leur handicap, à vivre « malgré » leur handicap, comme si c’était vraiment une chose horrible à effacer», analyse Charlotte Puiseux.

Artiste et styliste liégeoise, Marianne (3) a été amputée de 8 doigts et des orteils avant l’âge de 2 ans. Elle constate les mêmes écueils dans le monde artistique, où le handicap est perçu comme un synonyme de «non professionnel». «Les gens sont toujours étonnés que j’aie un diplôme, raconte-t-elle. Il y a vraiment une incapacité à percevoir les compétences au-delà du handicap. À titre personnel, c’est une grande désillusion. Dans le milieu artistique, on voit d’ailleurs beaucoup de personnes en situation de handicap engagées dans des activités bénévoles, comme si elles n’avaient rien d’autre à faire, qu’elles étaient à disposition et qu’au fond, notre fait existentiel était d’être handicapé.» À de multiples reprises, Marianne a ainsi dû faire face aux commentaires de personnes qui s’étonnaient qu’elle puisse peindre malgré son handicap… alors qu’elles-mêmes n’en étaient pas capables avec leurs 10 doigts. «Je me retrouvais dans la position où c’était moi qui devais les rassurer… Mais je ne suis par leur coach !»

Pour Marianne, il suffit de regarder les représentations qui circulent aujourd’hui de la peintre mexicaine Frida Kahlo pour comprendre à quel point nos sociétés rejettent le corps handicapé. Alors que l’artiste a souffert toute sa vie des séquelles d’une poliomyélite et d’un grave accident de bus, alors qu’elle s’est représentée elle-même en fauteuil roulant dans certaines de ses peintures, cette réalité a disparu derrière l’icône aux couronnes de fleurs. «On la représente toujours de manière très valide, commente Marianne, ce qui pour moi est emblématique du fait qu’on ne veut pas voir des corps qui rappellent la mort. Comme si elle ne pouvait pas faire rêver de cette manière-là. Comme si notre inconscient collectif ne voulait pas voir que des personnes fonctionnent malgré le fait qu’elles sont en effet très mortelles…»
 
 

LA QUESTION DE L’ACCESSIBILITÉ

En Belgique, les normes pour les bâtiments neufs et rénovés varient selon les régions, tandis que les édifices existants ne sont soumis à aucune obligation générale, ce qui explique pourquoi de nombreux lieux «historiques» demeurent difficilement accessibles aux personnes avec un handicap. Les infrastructures publiques, comme les routes et parcs, ne sont pas toujours adaptées et l’autonomie dans l’accès aux transports est loin d’être partout respectée. Malgré des initiatives régionales prometteuses, telles que le Plan Accessibilité 2022-2024 en Wallonie, le Comité de l’ONU sur les droits des personnes handicapées (CRPD) estime les progrès insuffisants. 

Par ailleurs, la question de l’accessibilité concerne aussi la vie digitale. En effet, ces dernières années, la digitalisation des services publics et privés a entraîné la disparition progressive de nombreux guichets physiques dans les administrations, les gares, les mutuelles, les postes ou encore les agences bancaires. C’est pourquoi, depuis septembre 2020, la loi prévoit que les sites Web des services publics belges soient entièrement accessibles aux personnes handicapées, que le handicap soit visuel, auditif, cognitif ou moteur.

En 2025, l’Union européenne franchira une étape importante avec la mise en œuvre du European Accessibility Act (EAA), qui vise à harmoniser les normes d’accessibilité à travers les États membres à la fois pour les technologies numériques, les services bancaires, les transports et le commerce électronique.

 
Vers plus d’inclusion

Bien sûr, ce déni collectif n’est pas sans conséquence sur les droits des personnes handicapées. Certes, en 2009, la Belgique a ratifié la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) de 2006 de l’ONU. Depuis 2021, le droit à des aménagements raisonnables est par ailleurs inscrit dans la Constitution belge. Toutefois, en 2023, Unia enregistrait encore 1 017 signalements liés au handicap, soit près de 23% de toutes les plaintes reçues, plaçant le handicap en deuxième position des discriminations en Belgique (derrière le racisme). «Aujourd’hui, qu’il s’agisse du lieu où étudier, travailler ou vivre, on ne donne pas encore assez le choix aux personnes en situation de handicap, commente Justine Pecquet. En Belgique, il y a toujours une grosse poussée pour mettre les personnes dans l’enseignement spécialisé, dans les entreprises de travail adaptées et en institution… ce qui est un gros problème puisque la convention ONU entend tendre vers l’autonomisation.»

Ainsi, dans son dernier rapport (4), le Comité des droits des personnes handicapées rapportait qu’environ 5% des élèves belges restaient encore systématiquement orientés vers l’enseignement spécialisé. Par ailleurs, en 2018, seuls 43,8% des personnes handicapées en âge de travailler avaient un emploi, contre 75,6% pour les autres, représentant ainsi l’un des écarts les plus élevés de l’Union européenne. En outre, les quotas de 2 à 3% imposés dans la fonction publique restent largement non atteints puisque seul 1,06% des employés de la fonction publique fédérale étaient des personnes handicapées en 2021. L’institutionnalisation demeure par ailleurs répandue, notamment pour les personnes ayant une déficience intellectuelle ou des troubles psychosociaux, malgré des initiatives telles que la stratégie Vie autonome en Wallonie. La Belgique a par ailleurs été condamnée à maintes reprises par la Cour européenne des droits de l’homme car faute de places en circuit régulier, beaucoup des personnes internées se retrouvent dans des lieux privatifs de liberté (lieu de placement, voire annexe psychiatrique de prison), ce qui constitue une violation des droits fondamentaux de ces personnes. La route vers une société véritablement inclusive sera encore longue…

(1)      https://bit.ly/4jaMRzQ

(2)      https://bit.ly/3Fcmpb5

(3)      https://www.mulakoze.com

(4)     https://www.unia.be/files/Rapport_ONU_VF_FR.pdf

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