IA

Des ressources encore humaines

Thibault GRANDJEAN • grandjean.thibault@gmail.com

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L’intelligence artificielle (IA) promet aux gestionnaires des Ressources Humaines (RH) de se libérer des tâches rébarbatives, afin de leur permettre de se concentrer sur les tâches dites à plus haute valeur ajoutée. Mais les avis des experts divergent sur l’apport effectif de ces outils, face à des risques bien réels de biais et de discrimination

 
Recruter un candidat pour un poste dans une entreprise est un processus fondamentalement humain, mais pas seulement. Rédiger une offre d’emploi fidèle et attractive, la diffuser sur les bons canaux, trier et sélectionner les meilleurs CV, faire passer un entretien d’embauche qui permette de faire ressortir toutes les qualités des postulants, pouvoir répondre à de nombreuses questions sur l’entreprise et rédiger un contrat de travail… Tout cela nécessite à la fois des compétences humaines et techniques. Pas étonnant dès lors que les services des Ressources Humaines de nombreuses entreprises décident de s’aider pour cela de l’IA.

En Belgique, en 2023, elles étaient 28% à l’utiliser dans les processus de recrutement, 18,5% à le faire de façon plus large au sein des services des RH, et 18% supplémentaires envisageaient de l’intégrer dans les 12 prochains mois. Il faut dire que l’arrivée des IA génératives, capables de générer du texte à volonté, a rebattu les cartes dans ce domaine, longtemps réservé à quelques grands groupes comme Amazon ou L’Oréal. En 2018, ce dernier était l’un des premiers à utiliser un système de Machine Learning destiné à analyser des réponses écrites de candidats, afin d’évaluer leur «compatibilité culturelle» avec l’entreprise.

Aujourd’hui, quelques phrases écrites à ChatGPT suffisent pour de nombreuses tâches. Amélie Alleman, chasseuse de tête et créatrice de l’entreprise Jobloom, en a même fait l’objet de son entreprise. «Les entreprises, et en particulier les petites, investissent très peu dans du contenu marque employeur, c’est-à-dire un site où l’on peut retrouver toutes les informations comme les valeurs de l’entreprise, sa culture ou ses missions… Soit tout ce qui va faire qu’une personne va préférer travailler pour une entreprise plutôt qu’une autre, analyse-t-elle. Grâce à l’IA générative, il est facile de rendre ces informations disponibles pour les futurs candidats.»

Jobloom propose un programme aux entreprises qui leur permet d’attirer facilement ces derniers. «Concrètement, je pose à mes clients toute une série de questions qui vont me permettre de comprendre réellement l’ADN de leur entreprise, continue-t-elle. Et avec tout ce que je récolte, j’écris un prompt à l’IA qui va, en retour, générer tout le contenu de ce site Internet.»

Une fois le site créé, l’entreprise va elle-même pouvoir générer automatiquement des offres d’emploi. «Quelques mots-clés suffisent pour créer une offre d’emploi avec le descriptif du poste à pourvoir, indique Amélie Alleman. Cette automatisation permet de s’assurer que les offres sont bien rédigées, avec les mots-clés adéquats, nécessaires à un bon référencement dans les moteurs de recherche, et de les diffuser instantanément sur les différents sites de recrutement, avec le bon format. C’est un gain de temps considérable !»

 
Et de l’autre côté de l’écran, la solution développée par Jobloom permet également aux candidats de déposer simplement leurs CV. Ces derniers seront alors lus par la machine, qui est capable d’en extraire les informations pertinentes. «Cette méthode permet de rendre visible d’un coup d’œil les informations importantes comme les compétences, l’expérience, ainsi qu’un petit résumé de 200 caractères, révèle la chasseuse de tête. Le recruteur peut ainsi filtrer rapidement les CV, là encore avec un objectif de gain de temps.» Autant d’atouts qui permettent, selon Amélie Alleman, de se concentrer sur ce qui est important pour elle, et de «remettre l’humain au centre du processus de recrutement

 
Les limites des IA

Est-ce à dire que, comme on le lit souvent, l’intelligence artificielle va rendre caduques la plupart des compétences des gestionnaires de RH, et rendre primordiales les compétences plus humaines, telles que l’empathie, l’intuition ou la créativité ?

Giseline Rondeaux, chercheuse au laboratoire de recherche LENTIC à l’HEC de l’ULiège, et qui a mené une enquête de terrain sur l’utilisation de l’IA dans les services des ressources humaines d’entreprises belges et françaises, majoritairement de grands groupes, en doute. «Il est vrai que la littérature scientifique met l’accent sur ce que l’on nomme les soft skills, mais nos travaux ont montré qu’elles sont plutôt surestimées, en regard des compétences métier, explique-t-elle. En effet, c’est grâce à son expérience qu’un expert est capable de déceler les incohérences d’une candidature retenue par l’IA, ou remettre des informations en contexte.»

Car, si les gains de productivité de ces outils sont indéniables, ils ne font pas l’économie des limites déjà bien connues. «Il y a bien sûr toute la question des risques de discrimination liés aux biais des IA chargées de trier les CV, que ce soit pour des critères d’origine ethnique ou de genre, indique Giseline Rondeaux. Plusieurs études rapportent par exemple des algorithmes qui valorisent moins les CV féminins parce qu’ils comportent plus de temps partiels et d’interruption de carrière, par exemple. Mais il faut être conscient que ces biais de discrimination peuvent aussi venir des critères de sélection que le RH va introduire dans l’algorithme. C’est donc une question à laquelle ces professionnels sont très attentifs.»

D’autant que les machines ne sont pas infaillibles face à la créativité humaine. «Il ne faut pas croire que les RH sont les seuls à utiliser l’IA pour trier les CV, avertit la chercheuse. Les candidats s’en servent également pour rendre leurs candidatures plus désirables pour les IA. Il existe ainsi certains outils pour mettre en valeur un certain vocabulaire ou certaines compétences par exemple. C’est là que va servir toute l’expertise des RH. Ils vont pouvoir craquer le vernis un peu artificiel de cette méthode de candidature, mais aussi mettre de l’humain dans le processus en allant sélectionner manuellement des candidats, potentiellement moins à l’aise avec ces technologies et dont les CV n’ont pas été retenus, et pourtant tout à fait qualifiés pour le poste.»

Une présence humaine d’autant plus importante que la nouvelle réglementation européenne, l’IA Act, considère les IA destinées au recrutement comme étant à haut risque, et impose non seulement une transparence des processus, mais également une supervision humaine. «Grâce à cette législation, il y a une prise de conscience de l’ensemble du secteur vis-à-vis de ces IA, estime la chercheuse. Et c’est probablement une des raisons pour lesquelles l’adoption de l’IA se fait de façon prudente, ici en Belgique.»

Toujours plus

Au-delà du recrutement, l’intelligence artificielle se déploie également dans les services RH pour soulager le personnel d’un certain nombre de tâches. «On peut trouver, dans certaines entreprises, des chatbots configurés pour répondre au personnel sur des questions administratives ou des réglementations bien établies, afin de délester un peu les services de ces questions parfois répétitives, décrit Giseline Rondeaux. L’IA est également utilisée pour traiter le volume de données toujours plus grand dont les RH disposent à propos des employé.es et de l’entreprise.»

Mais là encore, selon Giseline Rondeaux, cette utilisation se fait à pas comptés. «Les RH sont dans une sorte de « Oui, mais », révèle-t-elle. Ils concèdent volontiers que l’IA leur fait gagner du temps sur les tâches plus rébarbatives. Mais en contrepartie, ils déclarent une charge mentale plus importante, puisque la personne se concentre dès lors sur des tâches irréalisables pour la machine, comme des cas complexes ou de la résolution de conflit. Or, les moments de respiration, avec parfois des tâches moins cognitivement demandeuses, sont importants.»

«La standardisation des informations permet également de comparer et d’échanger davantage d’informations, et notamment de reprendre plus facilement des dossiers en cas d’absence, poursuit la chercheuse. Mais en contrepartie, cela lisse quelque peu les processus, ce qui peut être un inconvénient lorsque l’on a à faire à des travailleurs un peu plus spécifiques, ou que l’on cherche à recruter des profils un peu plus sur-mesure.»

En définitive, il y a, de la part des gestionnaires RH, «une volonté d’affirmer l’humain comme étant l’essence de leur métier. Dès lors, ils ne veulent pas tout automatiser et perdre ce qui fait leur valeur en devenant des serviteurs de la machine.» Et ainsi, respecter l’adage du prix Nobel de la paix Christian Lous Lange: «La technologie est un serviteur utile, mais un maître dangereux.»


UN PEU D’HISTOIRE

Savoir jouer aux échecs est-il un signe d’intelligence ? Si la question mérite d’être posée, c’est sans doute en raison de l’importance des jeux, et en particulier des échecs, dans l’histoire de l’intelligence artificielle, en tant que mesure des progrès de la machine. L’un des premiers usages du Machine Learning, à la base de l’IA d’aujourd’hui, était un programme d’échecs, écrit en 1959 par Arthur Samuel, et capable de mettre en difficulté un amateur relativement doué. Et par la suite, les victoires aux échecs de Deep Blue contre le grand maître Gary Kasparov en 1997, et plus récemment, en 2015 de Google AlphaGo contre le champion du monde de jeu de Go, Ke Jie, ont été présentées au grand public comme déterminantes. Selon la chercheuse en IA Kate Crawford, si ces jeux de stratégie ont tant servi de maître étalon, c’est en raison de l’origine militaire des recherches en IA. «Contrairement à la vie quotidienne, les jeux offrent un monde clos, aux paramètres définis et aux conditions de victoire claires, écrit-elle. Les racines historiques de l’IA, qui datent de la Seconde Guerre mondiale, sont liées à la recherche financée par l’armée […] ; le but était de simplifier le monde, pour qu’il ressemble davantage à un jeu de stratégie.» Autrement dit, savoir évoluer dans la complexité du monde, dans lequel il n’y a aucune règle écrite d’avance, fait de vous quelqu’un de bien plus intelligent que n’importe quelle machine. 

PETIT LEXIQUE

Il y a tant de termes obscurs qu’il est parfois difficile de s’y retrouver lorsqu’on parle de l’intelligence artificielle. Voici un petit lexique pour vous aider à vous y retrouver dans cette jungle qu’est l’IA.

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : S’il existe de nombreuses formes d’IA, ce terme désigne aujourd’hui et le plus souvent de grands réseaux de neurones artificiels conçus pour générer du texte ou des images. C’est pourquoi on les nomme IA génératives. Entraînées à partir d’immenses ensembles de textes, ces IA ont acquis un sens de la langue poussé, ce qui donne l’illusion que la machine est particulièrement savante.

PROMPT : Il s’agit d’une commande textuelle permettant de déclencher une réponse chez l’IA. Alors que n’importe quelle question formulée naturellement permet d’obtenir des résultats, il est possible d’améliorer ces derniers en donnant à l’IA un cadre (une offre d’emploi par exemple), une tâche précise, et un rôle (mets-toi dans la peau d’un recruteur pour une entreprise de panneaux solaires). Sans oublier de demander plusieurs versions.

ALGORITHME : tout processus d’automatisation n’est pas forcément synonyme d’IA. Un algorithme est une suite de procédures qu’un programme informatique doit suivre pas à pas, comme une recette de cuisine. Un algorithme sophistiqué peut donner permettre à une machine d’effectuer des tâches complexes, comme par exemple trier des CV sur base de plusieurs critères (localisation, expérience, compétences du candidat).

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Des caméras intelligentes belges à la RATP

La vidéosurveillance de l’espace public à l’aide de l’IA, en constante augmentation, pose souvent de nombreux problèmes liés à la protection de la vie privée des citoyens. Difficile en effet, pour la plupart des systèmes, de savoir quelles informations personnelles sont collectées. Une entreprise belge, Phoenix AI, a trouvé une solution qui permet d’utiliser la puissance de l’IA sur des caméras de surveillance publiques. 

En équipant n’importe quelle caméra de vidéosurveillance d’une carte électronique munie d’un processeur graphique d’intelligence artificielle spécifique, développé en partenariat avec NVIDIA, cette dernière devient capable d’analyser un flux vidéo, sans être connectée à Internet, et donc sans récolte d’information personnelle. La solution développée par Phoenix AI peut donc être utilisée pour détecter des véhicules, comme des navires dans un port et ainsi sécuriser le trafic, ou la comptabilisation des personnes, pour la gestion d’une foule dans un évènement public. N’étant pas connecté à un serveur, cette technologie est également moins coûteuse en énergie. Phoenix AI vient de signer un partenariat avec la RATP, qui gère entre autres le métro parisien en France, pour l’utilisation de ces puces dans la gestion du trafic ferroviaire. 

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Reconnaître les métaux pour mieux les recycler

À l’heure où l’Europe souhaite devenir plus autonome, et notamment concernant les technologies de pointe, les métaux et la maîtrise de leur approvisionnement constituent un enjeu crucial. À ce titre, le recyclage des métaux déjà présent sur nos territoires s’impose comme une stratégie de choix, en plus d’être considérablement plus écologique. Malheureusement, ce recyclage est difficile: en effet, que ce soit dans nos voitures, dans notre électroménager ou encore dans les déchets de construction, les métaux se retrouvent broyés, ce qui complique leur identification et donc leur séparation. Matvision, une spin-off de l’ULiège, a mis au point un système de tri unique en Europe, composé d’un tapis roulant, de pinces préhensiles pour récupérer les métaux, et surtout d’une caméra multispectrale pilotée par l’intelligence artificielle. L’IA a été entraînée à distinguer les types de métaux en fonction de différentes caractéristiques, comme leur densité, ou la réflectance des matériaux dans le visible et l’infrarouge. À un rythme soutenu de près de 20 mètres par seconde, la machine est capable de trier jusqu’à 20 métaux en une seule passe. Le tout fonctionne avec un scanner 3D qui permet aux pinces de choisir les points de préhensions optimaux. Ce système de tri intelligent est déjà opérationnel chez Comet, à Mons, leader du tri des matériaux ferreux. 

    matvision.eu

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Vérifier l’âge des clients grâce à l’IA

Alcool, tabac, jeux d’argent… Depuis le 1er avril dernier, la loi impose aux commerçants de demander une pièce d’identité à tout client qui souhaite acheter ces produits, et semble avoir moins de 25 ans. Rien de plus simple en théorie… 

Sauf qu’en pratique, les commerçants rechignent souvent à demander une pièce d’identité sur une simple suspicion. Pour y remédier, les fédérations professionnelles de marchands de journaux indépendants proposent à ceux qui le souhaitent de s’équiper d’un boîtier muni d’une caméra, chargé de scanner le visage des clients, pour estimer leur âge. Si un doute existe, une diode rouge s’allume au-dessus de la machine, obligeant alors le commerçant à procéder à un contrôle. Le boîtier, dénommé PASSage B18, a été mis au point par la firme britannique Innovative Technology. Le fabricant affirme que le boîtier n’est pas raccordé à Internet, et qu’aucune donnée biométrique n’est stockée dans l’appareil. L’algorithme à base d’intelligence artificielle ne se baserait en outre que sur la détection de signes de l’âge pour effectuer son estimation. Pour autant, la CNIL française, où le boîtier est également déployé, émet des réserves sur certaines informations qui seraient tout de même stockées au niveau de la mémoire de la machine, et qui permettrait d’établir des statistiques des clients.

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