Physique

Le temps de Pharao

Henri DUPUIS • dupuis.h@belgacom.net

© CNES/ill./SATTLER Oliver, 2011

Depuis ce printemps, la Station Spatiale Internationale (ISS) compte un instrument  scientifique supplémentaire: une horloge atomique de très grande précision. Et ce n’est pas pour donner l’heure aux astronautes

 
Faisons un petit bond… dans le temps et arrêtons-nous en 1915. Cette année-là, Albert Einstein publie un article qui va révolutionner la manière de penser l’univers. Dix ans auparavant, toujours grâce à lui, on a découvert que le temps n’est pas cet invariant qu’on avait imaginé mais que c’est la vitesse de la lumière dans le vide qui est invariante. Et que le temps, lui, ne s’écoule pas de la même manière selon la vitesse à laquelle on se déplace. C’est le scénario de science-fiction bien connu: un jumeau reste sur terre pendant que son frère s’éloigne à (très) grande vitesse dans l’espace. Ce dernier voit son temps (son horloge) ralentir – donc aussi ses fonctions biologiques – et il revient sur Terre plus jeune que son frère. Scénario qui n’est plus du tout de science-fiction puisque vérifié à de multiples de repises notamment sur des horloges embarquées à bord d’avions. Comme la vitesse des avions est désespérément lente (par rapport à la vitesse de la lumière), il a fallu des horloges atomiques de très grande précision pour vérifier la théorie: entre le temps mesuré sur Terre et celui mesuré à bord des avions, la différence s’exprime en effet en nanosecondes. Mais ce scénario de déplacement rapide dans l’espace laisse deviner un petit malaise: en s’éloignant très vite mais aussi très loin, on échappe à la pesanteur terrestre. Or c’est en tenant compte de la gravité qu’Einstein va compléter sa théorie restreinte, la généraliser.  L’espace et le temps sont mêlés pour former un continuum à quatre dimensions, l’espace-temps. Dans lequel la gravité joue un rôle majeur: c’est l’image bien connue de la toile déformée en son centre par une masse qui attire vers elle tout corps qui passe par là. Comme le temps est associé à l’espace, lui aussi est «déformé» par la présence de la masse. Et d’autant plus qu’on est proche du centre de cette masse.  Sur Terre, la force de gravité ne s’exerce pas de la même façon en bord de mer qu’en altitude. Le temps passe donc plus vite en altitude (donc on y vieillit plus vite !). Une horloge au sommet du Mont blanc bat plus vite de 20 microsecondes/an qu’à Paris. Donc sur une vie de 80 ans, 1 600 microsecondes soit 0,0016 seconde de vie perdue. Mieux vaut n’aller pas trop souvent aux sports d’hiver ! Une différence qui vaut d’ailleurs entre nos pieds (plus «proches» du centre de la Terre) et notre tête. Une expérience de 2010 a permis de mesurer une différence entre le bas et le haut d’une marche d’escalier (33 cm). Plus fort: dans un article paru dans Nature le 16 février 2022 (1), une équipe a montré que des horloges distantes cette fois d’un millimètre à peine tournaient elles aussi à des vitesses différentes. Car il n’y a pas que la Terre qui ait un pouvoir d’attraction, chaque masse (nous aussi !) exerce une attraction sur une autre.

Un corps qui se déplace à grande vitesse dans l’espace est donc soumis à deux phénomènes contradictoires: il vieillit plus vite à cause de la faible attraction gravitationnelle mais plus lentement à cause de sa vitesse de déplacement. C’est pourquoi tous les systèmes de positionnement par satellite (GPS et autre Galileo) doivent être «corrigés» pour tenir compte de ces effets sinon ils ne pourraient jamais indiquer notre position avec une précision suffisante pour être efficaces.

Pharao

Comme on vient de le lire, les théories d’Einstein ont été vérifiées expérimentalement à de multiples reprises. Pourquoi alors le projet Pharao (Projet d’Horloge Atomique par Refroidissement d’Atomes en Orbite) qui s’inscrit dans le cadre de la mission ACES (Atomic Clock Ensemble in Space) de l’ESA ? C’est que 110 ans après sa publication, la théorie de la relativité générale est toujours en conflit avec l’autre grand pilier de la physique contemporaine, la mécanique quantique. Les physiciens pensent que pour réconcilier les deux, il faut des expériences de plus en plus précises en espérant voir apparaître des déviations dans ces deux théories, qui ouvriraient la voie à une nouvelle théorie les englobant.

Pharao est une horloge atomique (voir encadré) conçue pour être accrochée au module européen Columbus de l’ISS et dont la précision est d’une seconde tous les 300 millions d’années. Autrement dit, si elle avait été construite lors du Big Bang, elle n’aurait varié que de moins d’une minute depuis ce moment, le début de l’Univers… et du temps. Elle fonctionne avec des atomes de césium refroidis par laser jusqu’à un millionième de degré K. À cette température, presque le zéro absolu, les atomes sont pratiquement inertes, à l’arrêt d’autant qu’ils sont en microgravité (donc ils ne «retombent» pas vers le sol); cette immobilisation permet de compter les oscillations de l’onde qu’ils émettent (leur «tic-tac») avec davantage de précision.

La mission ACES devra donc permettre de vérifier avec plus de précisons les prédictions d’Einstein mais aussi participer à la définition d’un temps plus précis. Elle pourra aussi fournir  (puisque temps et gravité/masse sont liés) une carte plus précise du champ de gravité de la Terre et de la répartition des masses à la surface et à l’intérieur de celle-ci. Sans compter des retombées dans différentes technologies. Les atomes froids doivent en effet être isolés dans un vide très poussé (1 000 fois plus que le vide spatial) pour qu’ils n’interagissent pas avec d’autres atomes; seuls des métaux et des verres peuvent être utilisés pour réaliser la cavité qui les abrite, sans joints de caoutchouc par exemple (il s’évapore dans le vide).

DES HORLOGES QUI NE DONNENT PAS L’HEURE !

Une horloge est avant tout un mouvement répétitif peu importe la nature de l’objet qui est en mouvement. Donc aussi les atomes puisque ceux-ci ont une fréquence naturelle: quand un atome est bombardé d’énergie, via une onde par exemple, il vibre à une fréquence spécifique, toujours la même. Même si d’autres atomes sont parfois utilisés, la plupart du temps, les horloges atomiques sont à base d’atomes de Césium. Quand un atome de Césium-133 reçoit une onde électromagnétique à une certaine fréquence, il passe d’un état d’énergie à un autre (on dit qu’il passe d’un niveau d’énergie à un autre de manière discrète c-à-d que son état d’énergie ne se situe jamais entre ces deux paliers, ces deux niveaux) puis il réémet l’énergie absorbée en précisément 1/9 192 631 770 seconde. Autrement dit, quand cet atome a vibré 9 192 631 770 fois, une seconde s’est écoulée. C’est la définition officielle actuelle de la seconde.

Pour atteindre plus de précision, Pharao utilise la technique des atomes froids de Césium. Sur Terre, ces atomes refroidis sont propulsés vers le haut d’un cylindre puis retombent sous l’effet de la gravité terrestre. C’est à ce moment qu’ils sont frappés par des ondes pour provoquer leur transition énergétique. D’où le nom de ces horloges: «à fontaine de Césium». Dans l’espace, l’absence de gravité permet de supprimer ce mouvement d’ascension-retombée et donc d’avoir une horloge plus compacte. Ce type d’horloge n’indique donc pas l’heure, mais ce sont des références de fréquences, des diapasons.

 

(1) Resolving the ­gravitational redshift within a millimeter atomic sample, Tobias Bothwell et al. Nature 602.

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