Société

Se nourrir, un droit bafoué ?

Julie LUONG • juluong@yahoo.fr

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La souveraineté alimentaire désigne le droit pour une communauté de choisir librement ses politiques agricoles et alimentaires sans affecter ce même droit chez les autres communautés. Développée en 1996 pour défendre la situation des pays du Sud, cette notion semble plus que jamais essentielle pour lutter contre la faim mais aussi contre le désastre environnemental

 
En théorie, la production alimentaire mondiale devrait suffire à nourrir l’ensemble de la population mondiale. Pourtant, selon le dernier rapport sur l’insécurité alimentaire dans le monde (SOFI) (1), en 2023, environ 733 millions de personnes ont souffert de la faim, soit 9,1% de la population mondiale ou 1 personne sur 11. Un chiffre qui stagne depuis une dizaine d’années à ces niveaux particulièrement élevés, compromettant les chances d’atteindre l’objectif de développement durable «Zéro faim» d’ici 2030. En Afrique, c’est plus d’1 personne sur 5 qui est concernée. Dans toutes les régions du monde, les femmes sont davantage touchées par la faim que les hommes, une situation qui reflète les inégalités de genre persistantes.

Logique néolibérale

De manière particulièrement cynique, ce sont les petits producteurs des zones rurales qui sont le plus touchés par la faim puisque, comme le rappelle le CNCD, «8 personnes sur 10 qui souffrent de la faim dans le monde sont des agriculteurs, des paysans sans terre ou des pêcheurs, incapables de vivre de leur production et poussés dans la pauvreté et la malnutrition.» (2) Mis en concurrence avec les géants de l’agroalimentaire, ils sont aussi confrontés à l’instabilité des prix liée à la spéculation sur les matières premières agricoles comme par les accaparements de terres et la production d’agro-carburants. Ainsi, comme le rappellent régulièrement les ONG, la faim dans le monde n’est pas prioritairement la conséquence des guerres, du changement climatique ou du manque de nourriture mais découle directement des trop faibles revenus des petits agriculteurs. «Beaucoup d’instances véhiculent encore l’idée que si les gens souffrent de la faim, c’est parce qu’on ne produit pas assez, poursuit Amaury Ghijselings, chargé de plaidoyer sur la souveraineté alimentaire au Centre national de coopération au développement (CNCD-11.11.11). Mais ce n’est pas vrai: c’est parce que les gens n’ont pas accès à cette nourriture en raison de la privatisation des systèmes alimentaires. Si un petit cultivateur produit des oignons et qu’il est concurrencé par des oignons européens exportés, il se retrouve lui-même en situation d’insécurité alimentaire

C’est dans ce contexte d’injustice qu’est né, en 1996, le principe de souveraineté alimentaire, développé par le plus grand mouvement paysan international, la Via Campesina, à l’occasion du premier Sommet Mondial de l’Alimentation. Un principe qui, dès le départ, questionne la logique économique néolibérale du système alimentaire mondial. «1996, c’est un an après l’entrée en vigueur de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui régit certes le commerce des biens mais aussi le commerce agricole», explique à Athena Amaury Ghijselings. Or, souligne la Via Campesina, l’alimentation n’est pas une marchandise comme les autres ! «On est à cette époque face à une libéralisation accrue des échanges et à moins d’intervention de l’état pour subsidier le secteur ou imposer des droits de douane qui protègent les filières agricoles locales, poursuit Amaury Ghijselings. Le concept de souveraineté a donc été développé pour défendre la situation dans les pays du Sud qui subissaient les exportations à bas prix de l’Union européenne. Il désigne le droit pour une communauté de choisir librement ses politiques agricoles et alimentaires sans affecter ce même droit chez les autres communautés.» Mais aujourd’hui encore, l’OMC et d’autres organisations internationales empêchent l’utilisation d’outils de régulation qui permettraient de lutter contre la concurrence déloyale, qu’elle soit liée aux conditions pédoclimatiques (climat au sol) ou au coût de la main‑d’œuvre. «Aujourd’hui, par exemple, la Belgique ne peut plus décider d’augmenter les droits de douane pour protéger ses agriculteurs locaux qui subiraient la concurrence déloyale de certaines denrées importées», précise Amaury Ghijselings.

Un enjeu environnemental

Au fil du temps, le concept de souveraineté alimentaire s’est étayé pour inclure davantage des enjeux environnementaux et sanitaires de long terme. Ainsi, selon la Déclaration de Nyéléni (Mali) (3) de 2007, la souveraineté alimentaire désigne «le droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures, produite à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Elle place les producteurs, distributeurs et consommateurs des aliments au cœur des systèmes et politiques alimentaires en lieu et place des exigences des marchés et des transnationales. Elle défend les intérêts et l’intégration de la prochaine génération. » Car outre ses conséquences sociales, l’agriculture industrielle a un impact majeur sur l’environnement, qu’il s’agisse de l’appauvrissement des sols, de la déforestation, de la pollution de l’air, des problèmes d’accès à l’eau ou encore de dégradation de la biodiversité. «Avoir la souveraineté, c’est pouvoir choisir ce qu’on a dans notre assiette, mais aussi ce qui est bon pour notre santé et bon pour la planète, appuie Amaury Ghijselings. Et sans avoir cet arrière-goût de se dire que ceux qui ont produit ce qu’on mange ont été exploités…»

DROIT À L’ALIMENTATION  ET SÉCURITÉ  ALIMENTAIRE

Étroitement liés à la souveraineté alimentaire, le droit à l’alimentation et la sécurité alimentaire sont cependant des concepts bien distincts.

LE DROIT À L’ALIMENTATION

Le droit à l’alimentation est inscrit dans la déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. Il implique non seulement l’obligation pour les états de tenir la population à l’abri de la faim mais aussi «le droit de toute personne, seule ou en communauté avec d’autres, d’avoir physiquement et économiquement accès en tout temps à une quantité suffisante d’aliments qui soient adéquats, nutritifs et conformes, entre autres, à sa culture, ses convictions, ses traditions, ses habitudes alimentaires et ses préférences et qui soient produits et consommés de façon durable, afin de préserver l’accès des générations futures à la nourriture.» (4) (Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, 2019). 

LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE

La sécurité alimentaire est un concept utilisé par les organisations internationales comme les Nations Unies, le Food and Agriculture Organization (FAO) ou encore le Programme Alimentaire Mondial (PAM). Elle implique pour une communauté ou une région de disposer d’assez de nourriture pour que sa santé ou sa vie ne soient pas mises en danger. Plus précisément, selon la définition qui en a été donnée lors du Sommet mondial de l’alimentation de 1996, «la sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active.»

 
C’est pourquoi, comme le rappelle le FIAN (Food First Information and Action Network), la souveraineté alimentaire est étroitement liée au développement d’un système agroalimentaire plus durable et résilient, en particulier l’agroécologie, une transition nécessaire qui concerne aussi la Belgique puisque l’agriculture industrielle y a fait disparaître 68% des petites fermes depuis 1980, occupant moins de 1% de la population active… mais contribuant à 12% de nos émissions de gaz à effet de serre (5). «Certes l’Union européenne, comparée au reste du monde, a développé des systèmes alimentaires relativement plus durables, remarque Amaury Ghijselings. Le problème est que ces politiques environnementales, en imposant aux agriculteurs européens certaines normes, les ont placés dans une situation de concurrence déloyale.» C’est pourquoi le CNCD plaide avec d’autres acteurs pour l’imposition de mesures miroirs: selon eux, les normes imposées aux agriculteurs européens devraient aussi être respectées pour les produits importés. «Aujourd’hui, en Belgique, à certains moments de l’année, les pommes sont importées de Nouvelle-Zélande, là où les agriculteurs peuvent utiliser de nombreux pesticides et produits chimiques interdits dans l’UE», illustre le chargé de plaidoyer. Ce qui donne d’une part un avantage comparatif aux produits importés mais impacte par ailleurs le consommateur, qui ignore si sa pomme correspond aux normes en vigueur dans son pays…

 
Le système agroalimentaire mondialisé, basé sur des chaînes d’approvisionnement de plus en plus longues, est par ailleurs un système fragile. Lors de la crise du Covid, plusieurs filières exportatrices belges, comme les pommes de terre et le lait, se sont ainsi retrouvées dans l’impossibilité d’écouler leur production sur les marchés internationaux en raison des mesures de confinement. La crise a également mis en difficulté de nombreuses exploitations reposant sur une main-d’œuvre saisonnière étrangère et mal payée. «Le Covid puis la guerre en Ukraine ont montré que dès qu’il y a un choc, on est très vite affecté, analyse Amaury Ghijselings. Aujourd’hui, il faut rappeler que 90% des semences sont détenues par seulement 6 multinationales. Idem pour les engrais chimiques. Ces oligopoles nous rendent très fragiles alors que si l’on était autonomes en semences et en engrais, qu’ils soient chimiques ou organiques, on serait beaucoup plus résilients en cas de choc.» 

Le détournement d’une notion

Aujourd’hui, si le terme de «souveraineté alimentaire» semble revenir sur le devant de la scène, c’est souvent à contresens. «Le premier problème, commente Amaury Ghijselings, c’est que le terme de souveraineté évoque celui de souverainisme, donc l’extrême droite, alors que la souveraineté alimentaire a été développée dans une perspective décoloniale et féministe…» Des visions antagonistes qui se rejoignent cependant sur un point: la critique de la supranationalisation des décisions relatives aux politiques agricoles, prises au niveau de l’OMC et de l’UE. L’autre usage problématique de cette notion est d’ailleurs précisément le fait de l’UE. «C’est le monde à l’envers, estime Amaury Ghijselings. Car concrètement, ce sont les pays du Nord qui ont volé la souveraineté des pays du Sud à cause de la crise de la dette

Dans l’après-guerre, les pays du Nord ont en effet considéré que les pays du Sud devaient se «développer» et que pour ce faire, ils allaient devoir leur emprunter de l’argent à des taux d’intérêt variables. Mais les politiques néolibérales des années 80 finiront par faire exploser ces taux d’intérêt, multipliant la dette des pays du Sud par 2, 3 ou 4… «Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale vont alors entrer en jeu, un peu comme des recouvreurs de dettes, explique Amaury Ghijselings. Ils vont donc interdire aux pays du Sud d’utiliser leur argent pour soutenir l’agriculture et leur imposer d’ouvrir leurs barrières douanières. On les a donc encouragés à produire du café, du cacao, du tabac, des bananes… Mais comme plein de pays ont été incités à le faire au même moment, l’offre a explosé et les prix ont chuté, ce qui fait que les pays du Sud se sont retrouvés être les dindons de la farce… C’est donc un peu choquant d’entendre l’UE parler aujourd’hui de souveraineté alimentaire alors que ce sont nos pays qui violent la souveraineté alimentaire des pays du Sud depuis des décennies.» Car en réalité, c’est surtout dans une logique de productivité que l’UE entend le terme de «souveraineté»: développer un maximum la production pour pouvoir nourrir les populations européennes mais aussi pour pouvoir exporter dans les pays du Sud… «en sabordant au passage les politiques de transition environnementales», souligne encore Amaury Ghijselings.
 
 
 

OBÉSITÉ : LE  REVERS DE LA  MALNUTRITION

En Belgique, le droit à l’alimentation est loin d’être une réalité pour tout le monde. En effet, selon EUROSTAT, 20% de la population belge est menacée de pauvreté ou d’exclusion sociale et 5% (plus de 575 000 personnes) se trouvent en état de privation matérielle sévère, avec des moyens insuffisants pour satisfaire ses besoins fondamentaux, comme le logement, l’énergie, les soins de santé et la nourriture. Selon la Fédération des services sociaux (6), 450 000 personnes recourent ainsi régulièrement à l’aide alimentaire dans notre pays: malheureusement, la qualité nutritionnelle médiocre des produits, notamment issus des invendus de l’industrie agroalimentaire, reconduit les inégalités de santé, exposant davantage les plus pauvres à l’obésité et aux maladies chroniques.

Selon l’enquête sur la santé de la population belge 2018 (7), le pourcentage de la population en excès de poids augmente par ailleurs de manière significative depuis plusieurs décennies. Ainsi le surpoids est passé de 41,3% de la population en 1997 à 49,3% en 2018, tandis que l’obésité atteignait 15,9% en 2018 (contre 10,8% en 1997). Un Belge sur 2 souffre donc de problèmes de poids, une problématique en grande partie liée à nos modes de vie sédentaires et à la prédominance de produits ultra-transformés dans l’alimentation. Le surpoids et l’obésité touchent par ailleurs prioritairement les couches les plus précarisées de la population puisque, toujours selon cette enquête, 42% des personnes diplômées de l’enseignement supérieur sont en surpoids contre 61,8% des diplômées de l’enseignement primaire et des non-diplômées. 

Ainsi, la «malbouffe» peut être considérée comme l’autre face de la malnutrition: il y a désormais plus de personnes qui souffrent d’obésité que de personnes souffrant de malnutrition dans le monde. Pourtant, aujourd’hui, les politiques de santé publique demeurent très centrées sur les comportements individuels et les incitations à «ne pas manger trop gras, trop sucré, trop salé». Les mesures contraignantes pour l’industrie alimentaire, comme l’interdiction de la publicité, les taxes sur la malbouffe, les incitants fiscaux pour les produits sains ou la systématisation d’une information nutritionnelle accessible (nutri-score) demeurent quant à elles entravées par la puissance des lobbies.


(1) FAO, FIDA, OMS, PAM et UNICEF. 2024. L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2024. Des financements pour éliminer la faim, l’insécurité alimentaire et toutes les formes de malnutrition. Rome.      https://doi.org/10.4060/cd1254fr

(2)     https://www.cncd.be/-Souverainete-alimentaire-

(3)      https://www.nyeleni.org/IMG/pdf/declarationfinalmars.pdf

(4) Conseil des Droits de l’Homme, Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’Homme, Résolution adoptée par le Conseil des droits de l’Homme le 21/03/19, A/HRC/RES/40/7, p. 7.

(5)     https://www.fian.be/IMG/pdf/bts2020-04-web-2.1-droit-manuel_eggen-p27-31.pdf

(6)     https://www.fdss.be/fr/concertation-aide-alimen- taire/laide-alimentaire-en-belgique/

(7) S. Drieskens, et al. (2018): Enquête de santé 2018 : Etat nutritionnel. Bruxelles, Belgique ; Sciensano; Numéro de rapport : D/2019/14.440/62

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