Internet

Vie privée en ligne : ce que vous laissez filtrer sans le savoir

Julie FIARD • jfi@easi-ie.com  •     Olivier SAIVE

 

Avez-vous déjà vécu cette scène: vous discutez avec une amie de votre envie de changer de canapé et, à peine quelques heures plus tard, des publicités pour des modèles scandinaves à -30% s’affichent sur votre écran. Coïncidence ? Heureux hasard ? Téléphone qui vous espionne ? Pas exactement.

En réalité, ce n’est pas votre micro qui vous trahit, mais tout un système de collecte de données bien plus discret, omniprésent… et systématique. Un ensemble de données personnelles que vous laissez chaque jour derrière vous, et qui sont analysées à grande échelle. Un système invisible, légal, et déployé partout sur le Net – qui sait presque tout de vous. Ce n’est pas de l’espionnage via votre téléphone. C’est vous qui lui avez déjà tout dit…  parfois sans le savoir et sans le vouloir.

Chaque jour, nos téléphones, nos applis, nos clics laissent des traces. Ce que nous achetons, où nous allons, avec qui nous échangeons, combien de temps nous regardons une vidéo… Le Web enregistre tout.

Pas par malveillance, mais parce que nos données ont une immense valeur commerciale. Elles sont analysées, revendues, croisées, utilisées pour nous cibler, nous influencer, nous faire cliquer, encore et encore. C’est un business. Et il est extrêmement rentable.

Heureusement, il existe des moyens simples de reprendre le contrôle. Pas besoin d’être expert·e en cybersécurité ni de vivre sans Internet. Juste un peu de bon sens numérique et quelques outils malins.

Comment le Web nous piste… la plupart du temps, avec notre consentement

▸ QUELLES SONT LES DONNÉES QUE NOUS OFFRONS SANS MÊME NOUS EN RENDRE COMPTE ?

Nous n’avons pas besoin d’être surveillés à notre insu: dans la majorité des cas, nous consentons nous-mêmes à livrer une grande partie de nos données personnelles, parfois par automatisme, souvent par méconnaissance.

Chaque fois que nous acceptons une bannière de cookies sans prendre le temps de la lire, que nous autorisons une application à accéder à notre géolocalisation «pour une meilleure expérience utilisateur», ou que nous utilisons notre compte Google ou Facebook pour nous connecter à un nouveau service, nous ouvrons une brèche.

Ces brèches, cumulées, constituent des sources d’information précieuses pour les entreprises qui les exploitent: plateformes publicitaires, acteurs du marketing, courtiers en données. Plus notre profil est précis, plus il a de la valeur sur ce marché qui aime rester discret:

  •     Lorsque nous consultons la météo, nous partageons notre position en temps réel.
  •      Lorsque nous téléchargeons un jeu gratuit, nous sommes le produit, ce sont nos données qui sont prélevées: notre comportement en ligne, notre historique de navigation, parfois même l’accès à nos contacts, à notre localisation…
  •     Lorsqu’une application nous demande d’accéder à nos photos, à notre agenda ou à notre liste de contacts, il ne s’agit pas d’une simple formalité: chaque autorisation donne accès à une partie de notre vie privée.

Ce n’est pas un système malveillant qui nous piège, mais un modèle économique parfaitement huilé, qui capitalise sur notre consentement – que nous donnons machinalement, sans comprendre réellement ce qu’il implique.

▸ LES MÉTHODES INVISIBLES QUI COMPLÈTENT LE TABLEAU

Au-delà de ce que nous donnons consciemment, il existe une série de techniques plus discrètes, presque invisibles, qui permettent aux sites et services de nous suivre à la trace. Parmi elles:

   Le fingerprinting permet de reconnaître l’appareil avec lequel nous sommes connecté en ligne, sans avoir besoin de cookies. Il s’appuie sur des éléments techniques comme la taille de l’écran, le navigateur utilisé, les polices installées ou notre fuseau horaire. Mis bout à bout, ces détails créent une «empreinte» unique, qui permet de nous suivre discrètement sur le Web, parfois même sans cookies.

   Les cookies tiers sont de petits fichiers déposés par des entreprises extérieures au site que nous visitons (souvent des régies publicitaires). Ils permettent de suivre notre navigation d’un site à l’autre, pour mieux nous cibler ensuite avec des publicités personnalisées.

   Les pixels espions, ou balises invisibles, sont de minuscules images intégrées dans certains e‑mails ou pages Web. Lorsqu’on ouvre le contenu, ces pixels se déclenchent et envoient des informations: à quelle heure le mail a été lu, sur quel appareil, combien de temps avons‑nous mis à le lire. Tout cela sans que nous nous rendions compte de rien.

Une fois collectées, nos données ne restent pas isolées. Elles sont intégrées dans des systèmes automatisés qui les exploitent pour en tirer de la valeur.

▸ MAIS QUE FAIT-ON RÉELLEMENT DE CES INFORMATIONS ?

Concrètement, cela signifie que les données que nous laissons (ce que nous cherchons, ce que nous achetons, les sites que nous visitons) sont organisées et structurées pour raconter quelque chose de nous. Par exemple, notre historique d’achats peut révéler nos habitudes de consommation; notre localisation quotidienne, notre lieu de travail ou nos trajets réguliers; nos clics sur certains contenus, nos centres d’intérêt, voire notre état émotionnel.

Mais ce n’est pas tout: ces données sont souvent recoupées avec d’autres provenant d’autres sites, services ou bases marketing. On peut ainsi en déduire notre âge, notre situation familiale, notre niveau de revenus, nos préférences politiques ou nos intentions d’achat. C’est ce qu’on appelle «enrichir un profil».

Autrement dit, même des données qui paraissent banales prennent de la valeur dès qu’elles sont croisées avec d’autres. Ce profil n’a pas besoin de contenir notre nom pour être utile: il est unique, exploitable et monnayable.

Qui utilise ces données ?

1) Les grandes plateformes (Google, Meta, Amazon, …): quand notre attention devient un modèle économique. Nous utilisons chaque jour des services comme Google, Facebook, Instagram, YouTube, Amazon ou TikTok. Ces outils sont gratuits, accessibles, rapides, conviviaux et intuitifs. Mais si nous ne payons pas le service qu’elles offrent, c’est que nous les finançons autrement: avec notre attention, notre temps et les traces que nous laissons en les utilisant.

Leur logique est simple: plus nous restons connectés, plus nous générons de données. Chaque recherche, chaque vidéo regardée, chaque produit consulté, chaque interaction sur un réseau social contribue à nourrir un système qui apprend à nous connaître.

Ces plateformes analysent en permanence nos comportements pour adapter les contenus qu’elles nous proposent: une vidéo qui nous retient quelques secondes de plus, une publicité plus pertinente, une mise en avant qui nous fait cliquer. C’est ce qu’on appelle la personnalisation.

Mais cette personnalisation n’a rien d’aléatoire. Elle est construite par des algorithmes qui utilisent nos données passées pour prédire ce qui va capter notre attention à l’instant présent. Et si possible, la prolonger.

En d’autres termes, nous ne sommes pas simplement des utilisateurs: nous sommes aussi des sources de données, et notre présence en ligne alimente un modèle économique basé sur la captation de notre attention. Ce que ces plateformes vendent aux annonceurs, ce ne sont pas nos données en tant que telles, mais la possibilité de nous atteindre au bon moment, de la bonne manière, avec le bon message. C’est à ce moment-là que notre profil a le plus de valeur commerciale: lorsque tout est réuni pour déclencher une action: un clic, un achat ou une adhésion.

2) Les data brokers: contrairement aux grandes plateformes que nous utilisons quotidiennement, les data brokers ne sont pas visibles. Nous ne créons pas de compte chez eux, nous n’utilisons aucun de leurs services et pourtant, ils détiennent une quantité considérable d’informations sur nous.

Leur métier est simple: agréger, structurer et revendre des données personnelles collectées partout en ligne. Sites Web, applications mobiles, cartes de fidélité, moteurs de recherche, réseaux sociaux, bases de données publiques… Toutes ces sources alimentent leurs fichiers. Ils collectent des informations sur les utilisateurs, puis les organisent pour en tirer de la valeur.

Une fois ces données rassemblées, ils les regroupent en profils exploitables: tranche d’âge, niveau de revenus supposé ou statut professionnel, centres d’intérêt, comportements d’achat, habitudes de consommation ou zones géographiques fréquentées. Ces profils sont ensuite vendus à des entreprises qui souhaitent affiner leurs campagnes publicitaires, segmenter leur clientèle ou orienter certaines décisions commerciales.

Le plus souvent, nous n’avons pas conscience de l’existence de ces intermédiaires. Pourtant, ils jouent un rôle clé sur le marché des données.

3) L’intelligence artificielle: le nouveau moteur de la personnalisation. Là où les data brokers structurent des profils, l’IA va plus loin: elle apprend de nos comportements, les anticipe, et réagit en temps réel.

Les algorithmes d’IA n’ont pas besoin de savoir qui nous sommes pour nous influencer. Ils analysent ce que nous faisons, ce que nous cliquons, les vidéos que nous regardons jusqu’au bout, celles que nous ignorons, les pauses que nous faisons au milieu d’un contenu, les horaires auxquels nous sommes actifs… À partir de ces micro-comportements, l’IA modèle notre profil dynamique,  en mouvement constant.

Cette capacité prédictive sert plusieurs objectifs:

  •     Adapter les contenus affichés: nous proposer exactement ce qui est susceptible de retenir notre attention au bon moment.
  •    Optimiser la publicité ciblée: identifier quand nous sommes le plus réceptifs à un message, à une offre, à une incitation à l’achat.
  •    Automatiser les interactions: dans les services client, dans les réseaux sociaux, dans les suggestions de recherche.

En d’autres termes, l’IA transforme les données brutes en actions immédiates et personnalisées, sans intervention humaine. Ce n’est plus seulement notre historique qui compte, mais notre comportement en direct. Et à cette échelle, tout se joue en millisecondes.

Ce glissement d’un Web basé sur la collecte à un Web piloté par l’interprétation en temps réel change profondément la manière dont nous interagissons avec les contenus. Ce que nous voyons n’est pas neutre. Ce que nous croyons choisir a souvent été anticipé.

Comment reprendre le contrôle sans se couper du monde

▸ 5 GESTES SIMPLES À ADOPTER MAINTENANT

1) Utiliser un gestionnaire de mots de passe

Nous avons largement abordé ce sujet dans nos précédents articles, notamment dans le n° 369, consacré à la sécurité numérique de base. Un gestionnaire comme LastPass   https://www.lastpass.com/fr), Dashlane   https://www.dashlane.com/fr) ou Bitwarden vous permet de créer des mots de passe uniques et robustes pour chaque service, sans avoir à les mémoriser.

2) Activer le signal «Ne pas suivre» et installer une extension comme uBlock Origin

La fonction Do Not Track peut être activée dans les paramètres de votre navigateur. Bien qu’elle ne soit pas toujours respectée, elle signale aux sites votre volonté de limiter le suivi. Pour l’activer, tapez la requête suivante dans votre navigateur habituel: activer «do not track» + le nom du navigateur que vous utilisez le plus souvent. Et suivez la méthode qui vous est proposée.

   Pour aller plus loin: 

Installez un bloqueur de publicités et de traqueurs: comme Adguard    https://adguard.com), Ghostery   https://www.ghostery.com) ou encore Privacy
Badger.

 
3) Vérifier les autorisations de vos applications.
Sur smartphone, de nombreuses applications continuent d’accéder à des données même lorsque vous ne les utilisez pas: géolocalisation, contacts, caméra, micro, etc. Un audit rapide, une fois par mois, vous permet de révoquer les accès inutiles et de garder le contrôle sur ce que vous partagez. Ce geste simple réduit considérablement la fuite d’informations invisibles au quotidien.

Pour vérifier les autorisations que vous avez données à certains sites, voici comment procéder: si vous utilisez Chrome, rendez-vous sur cette page     chrome://settings/content/all pour supprimer toutes les autorisations, cliquez simplement sur la poubelle.

Si vous utilisez un autre navigateur, tapez la requête suivante dans votre navigateur habituel: vérifier l’autorisation de mes applications sur + le nom du navigateur que vous utilisez. Et suivez la méthode qui vous est proposée.

4) Refuser les cookies non essentiels. Lorsque la fameuse fenêtre de consentement s’affiche en arrivant sur un site, prenez le temps de cliquer sur «Personnaliser» ou «Refuser tout», au lieu d’«Accepter».

Moins de cookies, c’est moins de suivi et moins de ciblage publicitaire.

 
5) Éviter les connexions via Google ou Facebook. De nombreux sites proposent de créer un compte en un clic via votre profil Google ou Facebook. Pratique, certes, mais risqué: cela permet à ces plateformes de suivre vos usages sur d’autres services et parfois d’y accéder. Créer un compte avec une adresse e-mail indépendante, de préférence dédiée à cet usage, limite les liens entre les services et rend votre profil moins facilement traçable.

 
Internet à usage du grand public existe depuis plus de 20 ans. L’intelligence artificielle, elle, n’est plus une promesse d’avenir: elle est déjà à l’œuvre, ici et maintenant, dans chaque moteur de recherche, chaque publicité, chaque recommandation personnalisée.

Le Web fonctionne aujourd’hui selon une logique implacable: données croisées, personnalisation automatisée, modélisation en temps réel des comportements.

Penser pouvoir tout contrôler serait illusoire. Mais croire que nous n’avons aucun pouvoir serait tout aussi faux.

Comprendre les mécanismes en jeu. Identifier les zones de flou. Choisir ce que nous partageons et ce que nous gardons pour nous. Ce sont des gestes simples, mais fondamentaux. Des gestes qui, répétés, créent une posture différente: celle d’un utilisateur conscient, formé, responsable.

Une question, une réaction sur un de nos articles ? Partagez vos expériences avec nous via contact@easi-ie.com.

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