Société

À pied ! 

Julie LUONG • juluong@yahoo.fr

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Dans nos quotidiens sédentaires, la marche est devenue une activité souvent marginale. Pourtant, marcher permet de rester en bonne santé, de se déplacer sans polluer mais aussi de soigner son mental et ses capacités de réflexion. C’est aussi la forme de mobilité active accessible au plus grand nombre, d’où la nécessité de lui rendre une place de choix dans nos villes

 
Quand on pense «marche», on pense souvent trek, nature et grands espaces. Pourtant, avant d’être un sport, un loisir et une forme d’évasion, la marche est un moyen de déplacement. «L’intérêt pour la marche, soutenu par l’idée que la ville est polluée et qu’il faut se ressourcer dans la nature, est d’abord un intérêt très bourgeois, qui remonte au 18e siècle, explique à Athena Claire Pelgrims, chercheuse en urbanisme et spécialiste des mobilités de l’ULB. Tout un discours s’est donc développé autour de la marche en lien avec le rapport à l’environnement et le plaisir physique: un discours que l’on retrouve aussi autour de la pratique du vélo. Mais au fond, il y a très peu d’intérêt pour la marche utilitaire.»

Pour de nombreuses personnes, la marche n’en demeure pas moins une contrainte quotidienne, notamment pour se rendre au travail, à l’école, ou rallier un arrêt de bus, de tram ou de métro. «Certaines personnes ne sont pas bien connectées en transports et parcourent donc chaque jour à pied des distances importantes, mais c’est une pratique totalement invisibilisée. Ces marcheurs du quotidien ne se perçoivent d’ailleurs pas forcément comme des marcheurs», poursuit la chercheuse. Là où rouler à vélo fait de vous un «cycliste», marcher est souvent perçu comme une activité «banale» qui ne peut servir à se définir, à connoter un style de vie ou à se fédérer avec d’autres. «Non seulement les cyclistes, qui sont souvent issus de classes plutôt favorisées, se mobilisent entre eux mais ils sont aussi plus identifiables par la recherche. Il y a dans le vélo une logique de trafic assez similaire à celle de la voiture, tandis que le piéton demeure insaisissable», précise Claire Pelgrims.

Piéton consommateur

Il faut dire que dans les villes, le piéton a longtemps été perçu avant tout comme un consommateur. «Dans les années 60, les politiques de piétonisation des centres-villes européens se sont développées en lien avec le commerce, développe la chercheuse. Il y a donc des enjeux de captation, d’immobilisation des piétons: la ville est conçue pour que le piéton s’arrête.» Il faut attendre les années 90 pour que, face à l’usage massif de la voiture, les politiques urbaines commencent à considérer la nécessité d’améliorer la qualité des parcours piétons en tant que tels. «Dans les années 2000, ce sont les enjeux environnementaux qui prendront le relais dans les discours autour de la mobilité active», ajoute Claire Pelgrims. Alors que de nombreuses villes européennes se sont désormais engagées en faveur de la transition écologique, les piétons restent pourtant confrontés à une cohabitation souvent difficile avec les autres usagers de la voirie. «Les différentiels de vitesse avec les vélos et les trottinettes s’avèrent extrêmement problématiques pour les personnes qui ont des problèmes d’équilibre ou pour qui la marche est un effort, remarque la chercheuse. C’est aussi le cas pour les personnes qui circulent avec des poussettes ou qui ont des enfants en bas âges.» D’où l’agacement réciproque que l’on perçoit souvent chez les piétons, cyclistes et adeptes de la trottinette «alors que la vraie question, c’est la place que l’on continue de laisser à la voiture et sur laquelle on ne veut pas faire de compromis.» 
 
 

WALKING THERAPY: EN PROMENADE AVEC SON PSY

Depuis 2004, Dimitri Haikin, psychologue et psychothérapeute, a introduit en Belgique la walking therapy et formé quelque 300 professionnels à cette pratique. Le principe ? Plutôt que de rester assis dans une pièce, patient et thérapeute cheminent ensemble dans une forêt, un parc ou au milieu des prairies. Une approche qui s’inspire des bains de forêt japonais, une pratique reconnue pour ses bienfaits sur le sommeil, la concentration, le stress et la santé mentale. Mettre son corps en mouvement dans un environnement apaisant permet en effet de clarifier ses pensées et de stimuler la créativité nécessaire au processus thérapeutique. «Les patients qui ont essayé la walking therapy ne veulent généralement pas revenir aux séances classiques», raconte Dimitri Haikin. Il faut dire que la walking therapy est aussi moins intimidante qu’un face à face en cabinet, où le psy demeure auréolé d’un certain pouvoir symbolique. «Bien sûr, ce n’est pas parce qu’on sort du cabinet qu’il n’y a pas de cadre, précise le psychothérapeute. Je ne me mets pas en bermuda parce que je marche avec mes patients.» Pour Dimitri Haikin, tout l’intérêt de la walking therapy réside aussi dans les événements qui peuvent se manifester lors d’une promenade à l’extérieur, de l’oiseau qui se pose sur une branche au coup de tonnerre. «Il peut arriver qu’un patient évoque sa difficulté à lâcher prise et qu’il se mette justement à pleuvoir à ce moment-là…», illustre-t-il. L’imprévu météorologique peut alors «faire signe» pour le patient, lui rappelant qu’on ne peut pas tout contrôler: matérialisée, cette règle universelle est alors intégrée à des niveaux plus profonds. 

 
 
Marchabilité

Comme tout mode de déplacement, la marche a en effet besoin d’espaces et d’infrastructures réservées. Une prise de conscience somme toute relativement récente puisque, s’il existe des associations de défense des automobilistes depuis le début du 20e siècle et de multiples associations de cyclistes, il a fallu attendre la crise covid pour que se constituent les premières associations de piétons, au-delà des fédérations de randonnées, dédiées à la marche au long court et/ou en pleine nature. Ainsi du réseau Walk, qui milite pour la «marchabilité» des villes européennes. «Nous avons voulu une association qui s’occupe des piétons dans toute leur diversité, explique Arne Robbe, responsable de l’association Walk Brussels. On s’intéresse donc à plein de choses qui font que la ville est marchable. Car améliorer la marchabilité, ça ne veut pas seulement dire supprimer une bande de circulation. Il faut aussi une infrastructure accessible, des bancs pour faire des pauses, des toilettes publiques pour pouvoir se mettre en route longtemps, suffisamment d’endroits pour se protéger du soleil quand il fait chaud…»

Dans son vademecum (1), Walk rappelle à ce propos que la marchabilité repose sur la fonctionnalité mais aussi sur la qualité de l’expérience. «La marche est un mode de déplacement, une manière de se rendre du point A au point B. Tout comme pour les autres modes, nous devons donc développer des réseaux et une infrastructure efficace, sécurisée et confortable», explique l’association, estimant qu’on a longtemps «abusé de la flexibilité» du piéton. «Le piéton a été confronté pendant longtemps à des espaces sans continuité, et a été gêné par des détours et des barrières.» Dans le même temps, Walk rappelle que «marcher, c’est vivre la ville», ce qui implique des interactions sensorielles et sociales avec l’environnement. «C’est la raison pour laquelle la liberté de mouvement est aussi importante: le plaisir de marcher, c’est également s’écarter de son chemin, faire un pas de côté.»


La sédentarité enferme le corps et l’esprit: à  force de rester assis, on perd peu à peu le  mouvement, ce précieux héritage de l’évolution.

LE PROPRE DE L’HOMME ?

Dans son livre Éloge de la marche (éditions Métailié, 2012), David Le Breton, professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, rappelle que «la faculté proprement humaine de donner du sens au monde, de s’y mouvoir en le comprenant et en le partageant avec les autres, est née du redressement de l’animal humain il y a des millions d’années.» En favorisant la libération des mouvements des mains et du visage, la marche bipède a multiplié les capacités de communication de l’humain et contribué au développement de son cerveau. «Depuis le néolithique l’homme possède le même corps, les mêmes potentialités physiques, la même force de résistance à l’encontre des données fluctuantes du milieu, rappelle-t-il. L’arrogance de nos sociétés en prend pour son grade, mais nous disposons des mêmes aptitudes que l’homme de Néandertal. Pendant des millénaires, et encore aujourd’hui dans la majeure partie de la planète, les hommes ont marché pour se rendre d’un lieu à un autre.»

Le paléoanthropologue Pascal Picq, auteur de La marche. Sauver le nomade qui est en nous (éditions Autrement, 2015), considère de son côté que la sédentarité constitue un véritable fléau pour l’humanité, non seulement en termes de santé mais aussi de pensée. Citant le cas de Nelson Mandela qui parcourait plusieurs kilomètres chaque jour dans sa cellule, il n’hésite pas à affirmer que ce sont toujours des marcheurs qui ont changé le monde, «qu’il s’agisse d’évolution ou de révolution». Il estime ainsi que «la mise en danger de l’avenir de notre espèce vient moins de toutes les oppressions imposées par les aménagements circulatoires des villes et des campagnes ou des contrôles des machines, que de tout ce qui entrave la marche, trop d’humains ayant déjà sacrifié ce don de l’évolution en ne marchant plus et en se géolocalisant.»


 
Un atout pour la santé physique et mentale

Nombreux sont d’ailleurs les philosophes et écrivains qui ont théorisé le rôle central de la déambulation urbaine dans leur processus créatif et l’élaboration de leur pensée: or, pour que la marche apporte un supplément d’âme au quotidien, il faut être autorisé à faire des détours, à rêvasser, à se laisser guider au hasard des rues… «Marcher dans la ville peut aussi être une expérience esthétique, rappelle Claire Pelgrims. Il y a un rythme de la marche qui permet une attention aux détails de l’environnement, ce qui correspond à l’échelle à laquelle la ville a été conçue. Car la plupart des villes ont été construites à une époque où l’on n’allait pas plus vite que la marche.» Cette expérience de complicité voire de fusion avec la ville n’est bien sûr possible que si le marcheur se sent en sécurité et non constamment sur le qui-vive. «C’est uniquement lorsque vous ne devez pas faire attention aux dalles qui se détachent, aux obstacles ou aux voitures que vous pouvez aussi prendre conscience de ce magnifique arbre ou de cette façade Art nouveau», rappelle l’association Walk. Lorsque le fonctionnel permet l’expérience esthétique, il ouvre la porte à la marche comme mode de déplacement «choisi et non subi». 

Marcher, c’est aussi s’accorder le droit de flâner,  de lever les yeux et de se laisser surprendre par  la beauté du monde qui nous entoure.

Marcher plus souvent et sur de plus longues distances, c’est aussi s’offrir un moyen simple d’améliorer sa santé mentale et physique. Rappelons en effet qu’aujourd’hui, les Belges de plus de 15 ans passent en moyenne 6 h par jour en position assise, que ce soit derrière un écran ou sur le siège d’une voiture (Enquête de Santé 2018). «On sait aujourd’hui que marcher non pas 10 000 pas mais déjà 7 000 pas par jour, soit environ 5 km, permet déjà de diminuer considérablement les risques de maladies cardiovasculaires et de maladies respiratoires», rappelle Arne Robbe. Pour le responsable de Walk Brussels, la marche doit aussi être privilégiée en tant qu’elle est la forme de mobilité active la plus accessible, quels que soient notre âge, notre forme physique et nos moyens économiques, là où le vélo demeure réservé à des usagers plutôt jeunes, sans difficultés motrices et dotés d’un certain capital social. 

La ville du quart d’heure

Pourtant, aujourd’hui encore, en Wallonie, 17% des trajets de moins d’1 km se font en voiture, et jusqu’à 40% pour les trajets de moins de 2 km ! Pour inciter les citoyens à se déplacer à pied, de nombreuses politiques de planification urbaine travaillent donc aujourd’hui sur le principe de la «ville du quart d’heure» ou «ville des 15 minutes». L’idée est de favoriser la proximité entre l’habitat, les lieux de travail, les écoles, les commerces et les services tels que la poste ou les banques afin de réduire la dépendance à la voiture, y compris pour les personnes âgées ou les enfants. «Aujourd’hui, très peu d’enfants vont à l’école à pied seuls, alors que cette autonomisation est très importante pour leur développement moteur et cognitif», souligne en ce sens Arne Robbe. Tout en réduisant les embouteillages et les émissions de carbone, la ville du quart d’heure pourrait améliorer la santé de tous, tout en favorisant les micro-interactions sociales, à l’heure où la solitude est considérée comme un véritable problème de santé publique. Plus facile en effet de parler à un autre passant qu’à un automobiliste ou un cycliste ! «Bien sûr, concrétiser ces Villes des 15 Minutes demande une planification urbaine bien ficelée, souligne Tous Piétons, l’association wallonne chapeautée par Walk. Les autorités locales doivent prévoir des espaces dédiés aux piétons, un réseau de petites ruelles sécurisées et agréables, investir dans des transports publics efficaces, et encourager la mixité dans les quartiers. Le but ultime: rendre la marche, le vélo et les transports en commun plus pratiques que la voiture.» Pour que marcher ne soit plus jamais une corvée. 
 
 

LA MARCHE, UN  ENJEU FÉMINISTE

Dans L’Art de marcher (Actes Sud, 2004), l’autrice américaine Rebecca Solnit – qui a popularisé la notion de mansplaining dans son essai Ces hommes qui m’expliquent la vie (Points, 2021) – parle de la marche comme d’«une façon de connaître le monde à partir du corps, et le corps à partir du monde». Elle explique en ce sens que marcher ne relève pas de la même expérience selon que l’on a été socialisé en tant qu’homme ou en tant que femme. De Rousseau à Stevenson en passant par Rimbaud et Baudelaire, nos imaginaires sont en effet nourris par des récits de marcheurs et de «flâneurs» masculins, blancs et éduqués. Or, pour les femmes et les minorités, marcher n’a pas toujours le même goût de liberté. D’abord parce que les femmes, exposées au harcèlement de rue et à une peur plus grande des agressions, se sentent souvent vulnérables lorsqu’elles se déplacent à pied. Quand elles entreprennent de se lancer dans une randonnée au long cours, c’est encore autre chose ! Dans son Guide féministe de la rando solo (Gallimard, 2025), la journaliste Marie Albert rappelle ainsi combien, pour les femmes à qui l’on a appris à «craindre l’extérieur», marcher seule en pleine nature reste un véritable défi mais aussi «un moyen d’émancipation, une façon de se réapproprier l’espace public.» «Marcher me rend puissante et me donne confiance en mon corps», résume-t-elle. 

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