Santé

La participation sociale :  un atout pour la santé

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Il apparaît clairement aujourd’hui que la solitude et l’isolement social ont d’importants effets délétères sur la santé. Il est même question de conséquences sanitaires aussi graves que celles occasionnées par le tabagisme, l’obésité ou l’inactivité. A contrario, la resocialisation des patients esseulés a un impact positif sur la santé. Mais encore faut-il qu’elle soit menée de façon experte

 
Les études scientifiques soulignent à quel point il est primordial pour sa santé physique et mentale de pouvoir partager ses émotions. La raison en est que la consolidation des liens sociaux consécutive à un tel partage est un puissant gage de soutien social et que ce dernier, nous le verrons, favorise le bien-être et la santé. Chacun d’entre nous n’a d’ailleurs de cesse de communiquer à autrui ses expériences émotionnelles, qu’elles soient positives ou négatives. «Dans le cas du récit d’un épisode heureux, le narrateur accumulera généralement des intérêts sur son capital de bonheur, dit Bernard Rimé, professeur émérite de psychologie sociale à l’UCLouvain. Et si l’épisode émotionnel est négatif, le dividende du narrateur sera la validation sociale de ce qu’il a vécu – il éprouvera le sentiment d’être soutenu, épaulé.» En ce sens, le fait émotionnel est fondamentalement un fait social.

S’étant intéressé, au début des années 1940, à la mort dans le culte vaudou, le neurophysiologiste américain Walter Cannon avait montré que quand le sorcier maudit un membre de la communauté, entraînant ainsi son rejet social par tous,
y compris ses intimes, on assiste jour après jour à sa déperdition morale, puis physique, et enfin à sa mort. «De même, rapporte Jessica Morton, docteure à l’Institut de recherche en sciences psychologiques de l’UCLouvain, on sait que dans l’Antiquité, les individus mis au ban de la cité parce qu’ils n’en avaient pas respecté les lois mouraient très rapidement.»

Outre le processus individuel de partage social des émotions existe un processus d’expression collective de celles-ci: les rituels sociaux, c’est‑à‑dire toutes les situations collectives où des personnes expriment ou rappellent des émotions. Le spectre est large, puisqu’on retrouve sous cette bannière tant les meetings politiques, par exemple, que les cérémonies de funérailles, les célébrations de mariage, les séances des tribunaux, les concerts rock ou encore le rassemblement des supporters dans un stade. Partage social des émotions et rituels sociaux se recouvrent presque complètement.
«À tel point qu’on pourrait considérer que le premier est un cas particulier des seconds, et vice-versa, commente le professeur Rimé. La dynamique est la même, elle crée un sentiment d’unité et entraîne des conséquences identiques en termes d’appartenance groupale, d’une part, de bien-être et de confiance dans l’avenir, d’autre part.»

Manifestations collectives

La théorie des rituels sociaux trouve son ancrage initial dans celle du sociologue français Émile Durkheim, décédé en 1917, qui avait mené des travaux fondateurs sur les rituels religieux. Dans la vie quotidienne, chacun vaque à ses occupations, de sorte que les croyances collectives d’une communauté perdent de leur vigueur. Comment raviver l’appartenance des individus au groupe et, partant, revigorer les croyances qu’il véhicule ? Pour Durkheim, la meilleure méthode était de mettre régulièrement sur pied des rituels religieux – messes, commémorations, etc. La sociologie et la psychologie modernes ont ouvert l’horizon, considérant qu’au-delà des rituels religieux, l’ensemble des rituels sociaux étaient concernés. Et en effet, toutes les études, y compris les plus récentes, valident la thèse selon laquelle ce qu’avait découvert Durkheim pour les rituels religieux est applicable aux rituels sociaux. À la suite de ces manifestations collectives, les individus sont habités pour un temps par la force du groupe et des croyances communes. Ils sont alors plus confiants dans leurs compétences et dans l’avenir, donnent davantage de sens à leur existence. Mais ces «bienfaits» s’étiolent relativement vite. Ce qui justifiait selon Durkheim que les messes aient lieu tous les 7 jours.

C’est dans ce contexte des bénéfices que procurent les émotions partagées collectivement que se pose la question des liens entre la participation sociale et la santé et, tel le négatif d’un cliché photographique, celle des liens entre la solitude et l’isolement social, d’une part, et la santé, d’autre part. S’ils s’enchevêtrent parfois, la solitude et l’isolement social ne sont pas synonymes. La première est un sentiment subjectif qui traduit un manque de relations sociales de qualité (je me sens seul); le second, le constat objectif du fait d’être physiquement à l’écart des contacts sociaux (je suis isolé). Aussi, par exemple, peut-on très bien se sentir seul dans une cafétéria où l’on prend un repas avec des collègues de travail. La solitude, elle, ressortit à la sphère de l’émotion. «On parle à son propos de douleur sociale, dit Jessica Morton, car l’activité cérébrale chez une personne qui se sent seule est similaire à celle que provoque une douleur physique.»

D’après un rapport de juin 2025 émanant de la Commission de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la solitude toucherait 1 personne sur 6 dans le monde. En résulteraient des répercussions considérables sur la santé et le bien-être des individus, à telle enseigne qu’elle serait responsable d’environ 100 décès par heure – 871 000 par an. Tous les âges sont concernés, mais les adolescents seraient les plus ciblés par le phénomène. L’isolement social a fait l’objet de moins d’études, mais, selon l’OMS, près d’1 personne âgée sur 3 et d’1 adolescent sur 4 en souffriraient.

Les psychologues américains John (1) et Stéphanie Cacioppo, de l’Université de Chicago, se sont intéressés de près aux effets de la solitude sur la santé physique et mentale à travers des études menées principalement entre 2000 et 2010. Non seulement ce sont eux dont les recherches ont permis de placer douleur sociale et douleur physique sur le «même pied neurophysiologique», mais leurs travaux ont également fait apparaître que la solitude est associée à un accroissement du risque de maladies cardiovasculaires, de diabète, de troubles immunitaires et d’inflammation, mais aussi de dépression, d’anxiété et de déclin cognitif. Une méta-analyse conduite par Julianne Holt-Lunstad, de l’Université Brigham Young à Povo, aux États-Unis, et publiée en 2017 aboutit à des conclusions analogues, tout en soulignant que la solitude et l’isolement social engendrent des conséquences aussi délétères pour la santé que le tabagisme, l’obésité ou l’inactivité et sont associés à un risque de mortalité majoré. «La réduction de l’espérance de vie peut aller jusqu’à 26%», rapporte Jessica Morton. Quant au rapport de l’OMS, il évoque de surcroît une propension plus grande aux idées d’automutilation et de suicide.

Le regard de l’autre

Selon Jessica Morton, notre «société biomédicale» fait reposer la responsabilité de la santé essentiellement sur l’individu – vous ne pouvez pas fumer, vous devez faire de l’exercice physique… À ses yeux, cette responsabilité est surtout collective. «C’est, dit-elle, la même réalité que Durkheim a mise en exergue dans sa théorie des rituels religieux quand il se réfère au bien-être et dans une autre théorie, relative au suicide anomique, c’est-à-dire se produisant durant des périodes de désorganisation sociale telles que les crises économiques, quand il attribue une origine collective au mal-être.»

La chercheuse élargit le spectre en déclarant que dans une société individualiste comme la nôtre, une idée majeure est que chacun doit se «faire lui-même», se construire un ego, une destinée et montrer qu’il se situe au-dessus de la moyenne. Dès lors, l’autre devient un inconfort. «Or, indique‑t‑elle, une personne ne peut savoir qui elle est et évoluer qu’à partir du moment où elle s’expérimente au contact d’autrui. Par exemple, c’est uniquement à travers le regard de l’autre que l’on peut découvrir si l’on est quelqu’un d’aimable et d’estimable.» Le chemin qu’on nous impose en brandissant l’étendard de la méritocratie, notamment, aboutit selon la psychologue à l’émergence d’un sentiment de solitude et de perte de sens que toutes les études observent. Ainsi, beaucoup de jeunes sont en décrochage social, entre autres en raison du gap entre leur vie personnelle et ce que les réseaux sociaux leur déversent. «Ils se sentent minables, n’osent plus la vie», commente Jessica Morton.

En 2013, des chercheurs de l’Université de l’Ouest de l’Angleterre, à Bristol, publièrent une étude longitudinale centrée sur un échantillon de personnes esseulées. Ils y examinèrent l’effet de la prescription sociale, entendue comme l’invitation à participer à des activités au sein d’un groupe, sur la consommation de soins de santé. Que constatèrent-ils ? Qu’en raison de leur intégration, 60% des membres de l’échantillon la réduisirent, 26% ne la modifièrent pas et 14% l’augmentèrent. Néanmoins, dans le groupe (majoritaire) où une diminution fut observée, la consommation de soins de santé demeurait supérieure à celle de la moyenne de la population générale. «Probablement 2 motifs peuvent-ils rendre compte de cette situation, dit Jessica Morton. D’une part, la prise de médicaments et les consultations régulières chez des praticiens constituent une nécessité médicale absolue pour certains patients – en cas de cancer, par exemple. D’autre part, le patient peut ne pas oser quitter une médication, même devenue inutile, de peur d’un effet en retour.» Par ailleurs, un autre point peut interpeller: de fait, comment expliquer une hausse de la consommation de soins chez 14% de l’échantillon ? Sans doute faut-il incriminer un échec de la tentative de socialisation, dont la conséquence serait un effet délétère sur l’image de soi et un renforcement du sentiment de solitude.

Identité sociale

Dans les années 1990, Lisa Berkman, de l’Université Harvard, a proposé un modèle dit du «soutien social» ou des «déterminants sociaux de la santé». Elle y distingue 3 niveaux. D’abord, un niveau «macro» qui se réfère à la société dans laquelle on vit, à des entités telles que l’Europe, la Belgique, etc. Ensuite, un niveau «méso» qui a trait à des groupes sociaux structurés, tels une école, une usine, un club de football, un parti politique… Enfin, un niveau «micro» où ces groupes font savoir quels sont les comportements attendus ou interdits en leur sein, proposent de l’aide à leurs membres, les invitent à s’engager sur les valeurs partagées, donc à s’investir dans une participation active fondée sur une forme de réciprocité. C’est à cet échelon «micro» que le groupe va influencer la santé, et ce, par 3 voies: comportementale, psychologique et physiologique. Dans sa récente thèse de doctorat, Jessica Morton montre que la voie psychologique est la principale et que la notion d’identité sociale est capitale. «Ce n’est que si je l’active, que j’affirme mon appartenance groupale que je pourrai pleinement profiter de mon affiliation au groupe», souligne-t‑elle. En cherchant à se développer dans un groupe d’appartenance, l’individu donne du sens à sa vie et perçoit le soutien social dont il bénéficie. Dans ces conditions, le sentiment de solitude s’édulcore et passe à l’arrière-plan. «Par contre, si l’identité sociale en lien avec le groupe n’est pas activée, ce sentiment prévaut et le sujet est habité par l’idée que sa vie n’a pas de sens et que personne ne peut l’aider», précise la chercheuse de l’UCLouvain. 

Selon un rapport de la Commission de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la solitude toucherait 1 personne sur 6 dans le monde. En résulteraient des répercussions considérables sur la santé et le bien-être des individus, à telle enseigne qu’elle serait responsable d’environ 100 décès par heure – 871 000 par an.

Et d’ajouter: «La voie psychologique impacte dans un second temps les voies physiologiques et comportementales. On observe alors des taux de cortisol plus élevés, par exemple, avec des répercussions notamment sur le système cardiovasculaire et l’immunité. De même, les comportements de santé sont affectés. On se dira: Pourquoi arrêter de fumer si je ne sers à rien ? Ou Pourquoi faire de l’exercice physique ?“.»

Des chercheurs de l’Université de Cambridge, en Angleterre, et de l’Université Fudan, en Chine, ont mené une recherche portant sur 42 000 volontaires âgés de 40 à 69 ans dont ils ont analysé le protéome (2) dans le but de mieux comprendre par quel mécanisme la solitude et l’isolement social retentissent négativement sur la santé. En effet, la biologie sous-jacente reste mal connue. Publié le 3 janvier 2025, l’article de l’équipe anglo-chinoise fait état de l’identification de 175 protéines présentant une association significative avec l’isolement social et 26, avec la solitude – 22 d’entre elles étaient communes aux 2 conditions. Au-delà des associations, les chercheurs semblent avoir identifié, par une technique baptisée «randomisation mendélienne», 5 protéines dont l’abondance serait causée par la solitude. «Les protéines que nous avons identifiées nous donnent des indices sur la biologie qui sous-tend une mauvaise santé chez les personnes socialement isolées ou seules, soulignant pourquoi les relations sociales jouent un rôle si important pour nous garder en bonne santé», a déclaré le professeur Jianfeng Feng de l’Université Fudan.

 
Retombées positives sur la santé

L’objectif poursuivi par Jessica Morton dans sa thèse de doctorat était de comprendre comment fonctionne la relation entre la participation sociale et la santé afin de déterminer à quels critères doivent répondre les interventions cliniques empruntant le chemin de la resocialisation des patients esseulés. En collaboration avec les Mutualités chrétiennes, la psychologue constitua un échantillon de 4 988 personnes âgées de 18 à 92 ans représentatives de la population belge majeure. Comme indicateur de leur état de santé, elle s’appuya essentiellement sur l’indice de santé perçue (3) et, avec leur accord, put accéder à leur consommation de soins – nombre de contacts avec le médecin généraliste, prise de médicaments. Après s’être attachée à montrer que la voie psychologique est première par rapport aux voies physiologiques et comportementales au niveau individuel du modèle du soutien social de Lisa Berkman (voir supra), elle savait que pour assurer le succès d’une prescription sociale, il convient d’activer chez la personne concernée une identité sociale en adéquation avec le groupe que celle-ci intègre. En un mot, il faut que le sujet trouve sa place dans le groupe, puisse y développer ses compétences. Dans un deuxième temps, il est alors possible qu’il s’inscrive dans une relation de réciprocité avec le groupe et ses membres, apportant de l’aide ou en recevant si besoin est. La question est alors: avec quel impact sur la santé ? Enfin, dans un troisième temps, se pose une autre question: peut-on envisager de réduire sa consommation de soins de santé ?

Il ressort des travaux de Jessica Morton que le simple fait de rejoindre un groupe social en dehors de la famille et du travail (4) a des retombées positives sur la santé. Mais leur ampleur est variable selon l’implication du sujet dans le groupe dont il est devenu membre. Selon les données recueillies par Jessica Morton, les répondants isolés consommaient en moyenne 985,19 doses de médicaments en un an, alors que les répondants intégrés dans un groupe, mais sans implication active, n’en consommaient en moyenne que 824,70. Quant aux répondants intégrés et actifs (exemple: je joue dans un club de foot amateur, mais je suis en plus le capitaine de l’équipe et je contribue à la planification des entraînements), ils n’en consommaient que 771,46 en moyenne.

De nos jours, quelque 50% des patients qui sollicitent leur médecin généraliste le font en raison d’angoisses ou de l’anxiété inhérentes à la solitude. Et dans une étude en cours, Jessica Morton et ses collègues de l’UCLouvain ont mis en évidence qu’il est fréquent que 50 à 75% du temps d’une consultation chez un médecin de famille soit uniquement consacré à la question de la solitude. Pour la personne seule, le généraliste devient souvent un point d’ancrage et une figure d’attachement. Mais que fait-il face à la solitude du patient ? Ce n’est pas vraiment son rôle d’y répondre ni son champ d’expertise. Tantôt il prescrira des médicaments, tantôt il invitera la personne en souffrance à s’adonner à une activité sociale. Toutefois, le chemin vers la resocialisation est semé d’embûches. Le psychologue est formé pour contourner ces écueils et donc mettre en place une intervention thérapeutique. «Pour les patients esseulés, le médecin généraliste est et doit rester une figure de confiance mais le travail de la resocialisation ne doit pas faire partie de ses missions», insiste Jessica Morton. En fait, il convient d’être très prudent dans un processus de resocialisation, car s’il échoue, la situation du patient se détériore davantage. La chercheuse illustre le propos: «Admettons que l’on dise simplement à un patient: “Allez faire du volontariat, ça vous fera du bien.“ S’il n’arrive pas à s’intégrer dans l’association qu’il a choisie, il reviendra chez le thérapeute, tête basse, persuadé qu’il n’est vraiment bon à rien. D’où la nécessité qu’un psychologue, qui dispose des outils pour le faire, soutienne la resocialisation, aide le patient à choisir adéquatement une activité et à contourner les obstacles qu’il devra franchir successivement. Tout cela dans le cadre d’une collaboration avec le médecin, qui demeure l’intervenant de première ligne essentiel

(1) John Cacioppo est décédé en 2018.

(2) Ensemble complet des protéines présentes à un moment donné dans un organisme, une cellule, un tissu ou un fluide biologique.

(3) Indicateur qui mesure la perception qu’a une personne de son propre état de santé.

(4) La famille et l’univers professionnel n’ont pas été pris en compte pour des raisons méthodologiques. D’une part, on ne choisit pas sa famille. D’autre part, des enjeux financiers et des obligations sont indissociables du monde du travail.

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