Chimie

Fritz Haber :

Dr Jekyll ou Mr Hyde ?

PAUL depovere • depovere@voo.be 

©HOLLANDSEHOOGTE 

Le 6 novembre 1910, un gigantesque voilier, le Preussen, qui transportait 8 000 tonnes de salpêtre du Chili (de l’engrais) à destination de l’Allemagne, fut éperonné dans la Manche par un vapeur (le Brighton) et s’échoua à proximité de Douvres. Cet accident coïncida avec le déclin progressif de l’importation de nitrate… 

Le chimiste allemand et prix Nobel Fritz Haber (à droite) surveille la mise en oeuvre d’une expérience de laboratoire.

Déclin, car un certain Fritz Haber avait entre-temps réussi à synthétiser de l’ammoniac (NH3) à partir d’azote (N2) et d’hydrogène (H2). Cette possibilité d’obtenir à profusion – sur place et à partir d’air – un composé azoté assimilable par les plantes était, bien ­entendu, beaucoup plus intéressant que toutes les mines du Chili ­réunies.

Comme tel, l’azote est un gaz qui ne permet pas la vie (la respiration), ce que justifie l’étymologie du mot(1). Mais, paradoxalement, il lui est indispensable sous forme d’acides aminés, de protéines et d’ADN. Certains végétaux, notamment la luzerne et le trèfle, sont capables, grâce à l’intervention de micro-organismes, de «fixer» ce gaz et de le transformer miraculeusement en ammoniac puis en d’autres nutriments azotés utiles à la plante elle-même ainsi qu’aux cultures futures. Depuis des ­millénaires, les agriculteurs ont compris ­l’intérêt qu’il y avait à alterner, sur un même terrain, la culture de telles légumineuses avec celle d’une céréale comme le blé ou le maïs. Cet assolement biennal permettait ainsi d’enrichir régulièrement le sol en substances essentielles. Quoi qu’il en soit, ces techniques ne suffisaient pas et en pratique, il fallait amender les terres agricoles en y ajoutant du compost, du purin ou du fumier, bref toutes formes d’azote digestible par les végétaux. Manifestement, l’azote est le ­maillon faible dans la chaîne de la vie !

Le savant allemand Fritz Haber (1868-1934) reçut le prix Nobel de chimie en 1918 pour son procédé industriel de synthèse de l’ammoniac à partir d’azote et d’hydrogène. Timbre suédois de 1978.

(1) Nom formé à partir de 2 racines grecques. «A-» qui signifie «sans». «Zôê», qui signifie «vie». D’après son étymologie, ce mot ­signifie donc «sans vie».

La victoire de l’intelligence sur la matière

Fritz Haber, dans son laboratoire de Karlsruhe (Allemagne), se demanda s’il n’était pas envisageable de réaliser la synthèse de l’ammoniac à partir d’azote et d’hydrogène, puisque certains micro-­organismes sont bien capables de le faire. Si c’était le cas, cet ammoniac pourrait être très facilement converti en acide nitrique (HNO3) et en engrais tel que le ­nitrate d’ammonium. L’obtention ­d’ammoniac devint alors  une obsession pour ce chimiste. Comment favoriser la formation de NH3 et éviter que cette molécule ne se décompose en H2 et N2 dès qu’elle apparaît ?

N2 + 3H2  ⇌ 2NH3

Comme telle, cette réaction est exothermique et implique une contraction de volume, puisque 4 moles de gaz se combinent pour n’en produire que 2. Après de multiples essais dans des conditions diverses, Haber comprit que pour favoriser ­pareil équilibre, il y avait intérêt à travailler à une ­température ­relativement basse mais sous une forte pression. La réaction était, par exemple, ­réalisée à 400 °C et sous 100 atmosphères, ce qui posait de sérieux problèmes techniques à l’époque. En outre, à une telle température, la synthèse était trop lente. Il fallait donc ­opérer en ­présence d’un catalyseur tel que l’osmium, afin d’en ­abaisser l’énergie d’activation, bref de permettre à la ­réaction de se ­dérouler plus rapidement. Enfin, l’idéal était ­d’écarter ­l’ammoniac formé du mélange ­réactionnel en le liquéfiant (à basse température) afin de favoriser la création de nouvelles molécules.

Le hasard voulut que Haber reçoive le soutien de la BASF (Badische Anilin- und  ­Soda-Fabrik) et qu’un jeune scientifique anglais, Robert Le ­Rossignol, rejoigne son équipe. Très ingénieux, celui-ci ­parvint à concevoir un appareil­lage muni d’un puissant compresseur et de valves sophistiquées. Le miracle eut lieu ! En mars 1909, Haber vit ­s’accumuler le précieux liquide, avec un rendement de 6%. Par la suite, Carl Bosch, ingénieur chez BASF, améliorera le procédé de manière à produire ce composé à l’échelle industrielle et avec un rendement proche de 20%. Ceci permettra ­d’obtenir des milliers de litres ­d’ammoniac par jour ! Pour sa découverte, Fritz Haber recevra le Prix Nobel de chimie en 1918.

Carl Bosch aura entre-temps testé des milliers de catalyseurs pour en revenir finalement à du fer de grande porosité. Il recevra, avec Friedrich ­Bergius, le Prix Nobel de chimie en 1931 pour la mise au point de synthèses chimiques sous de fortes pressions. La production d’ammoniac ne cessera jamais d’augmenter, pour atteindre bien vite 100 millions de tonnes annuelles, quantité sans commune mesure avec les importations d’avant-guerre. Au cours du 20e siècle, la production ­mondiale de céréales sera pratiquement multipliée par 7, ce qui permettra à l’humanité de survivre alors que sa population quadruplera, en passant de 1,6 à 6 milliards d’individus.

La science au service de la guerre

Le 28 juin 1914, l’archiduc d’Autriche François-­Ferdinand de Habsbourg tombe à Sarajevo sous les balles d’un partisan de la cause serbe. L’Empereur déclara immédiatement la guerre à la Serbie, ce qui déclencha la Première Guerre mondiale. Dès la ­première bataille de la Marne en septembre 1914, les généraux ­allemands ­comprirent que la victoire sur le front occidental serait difficile. Haber déploiera, avec un sens exacerbé de l’honneur, toute son énergie au service de la cause nationale. Omniprésent, on le retrouvera dans son laboratoire de ­Berlin-Dahlem, les cabinets ministériels et même sur les champs de bataille. ­Premier ­problème à résoudre: comment obtenir de l’acide nitrique pour synthé­tiser les ­explosifs nitrés (nitroglycérine, trinitro­toluène) nécessaires à la fabrication des ­cartouches et autres bombes, alors que les Britanniques bloquent l’accès par ­l’Atlantique des bateaux chargés de sels chiliens ? Idéalement positionné à l’interface des mondes scientifiques, industriels et militaires, Haber réussit à concilier les points de vue afin de trouver la solution. 

À l’époque, l’usine BASF de Oppau produisait quelque 25 t ­d’ammoniac par jour, lesquelles étaient essentiel­lement ­transformées en sulfate d’ammonium, c’est-à-dire en engrais. L’idéal, pensa Haber, serait donc de convertir cet ammoniac en acide nitrique. Une telle transformation avait en effet déjà été réalisée à très petite échelle au laboratoire de recherche de la BASF. Haber s’empressa de convaincre son ­collègue Bosch de l’envisager à grande échelle. En mai 1915, l’usine assurant la production ­massive d’acide nitrique était opérationnelle, soit 150 t par jour. D’autres usines similaires allaient être construites en Allemagne. Le procédé de Haber servait donc à présent à «nourrir» les machines de guerre ! Par ailleurs, le ­général Erich von Falkenhayn, chef de la direction suprême de l’armée, le ­chargea de faire aboutir les recherches sur les armes chimiques, malgré l’existence de conventions ratifiées à La Haye proscrivant l’usage de gaz asphyxiants ou délétères et autres armes toxiques. Fritz Haber se lance, en bon patriote, dans cette ­diabolique aventure. Le 22 avril 1915, à Langemarck, près d’Ypres en Belgique, le chimiste en personne assiste à la dispersion d’un immense nuage de chlore sur les soldats franco-britanniques, alors que le vent de la mer se ­dirigeait droit vers eux. L’effet  fut terrible: ce gaz corrosif chassa immédiatement les tirailleurs des tranchées. Beaucoup tombèrent asphyxiés. Au-delà de l’aspect immoral, ce crime de guerre (qui vaudra à Haber d’être promu au grade de capitaine (en dépit de ses origines juives) marque en fait le début de la fin. En effet, à la suite d’une violente dispute à ce sujet, sa femme Clara, outrée, se suicidera en mai 1915 avec le propre pistolet de celui-ci.

Dans son laboratoire, il concevra également le phosgène et ­l’ypérite, le tristement célèbre «gaz moutarde», encore plus mortifères que le chlore. Il continuera ensuite à ­développer des poisons chimiques dans le but avoué de combattre les cafards et autres insectes nuisibles qui pullulaient dans les immeubles. Il mettra ainsi au point le Zyklon A, un liquide (du cyano­formiate de méthyle mêlé à un dérivé chloré) libérant du cyanure d’hydrogène en même temps qu’un agent irritant pour prévenir les opérateurs du danger. Viendra ensuite le Zyklon B, plus facile à manipuler car cette fois le produit toxique (cyanure d’hydrogène) est directement adsorbé sur de la terre à ­diatomées en présence d’un stabilisateur. Haber était loin de se douter que ce dernier ­produit, duquel les SS feront retirer la substance irritante faisant ­fonction d’avertisseur de danger, sera utilisé systématiquement, 10 ans après sa mort, dans les chambres à gaz lors de la Seconde Guerre mondiale. ­Plusieurs membres de sa famille y périront. 

Bien que devenu riche, le reste de sa vie ne fut que déchéance jusqu’à sa mort en 1934.

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