Santé

Schizophrénie: un autre regard

Dans la vision classique de la schizophrénie, le patient est réduit à sa psychose. Mais ne peut-on rencontrer l’homme schizophrène dans sa singularité et son vécu subjectif ? C’est ce à quoi s’attelle la psychopathologie phénoménologique. La maladie s’en trouve redéfinie

La schizophrénie touche environ 1% de la population de toutes les régions du monde. Sa prévalence n’est donc pas influencée, du moins de façon majeure, par une composante culturelle. En revanche, certains de ses symptômes revêtent une coloration différente selon le lieu et l’époque où ils se manifestent. Par exemple, les délires dont sont en proie nombre de schizo­phrènes n’ont généralement pas les mêmes thèmes qu’il y a 40 ans. Ainsi, aujourd’hui, contrairement à ce qui se passait dans les années 70, très peu de patients se déclareront suivis par un agent de la CIA ou du KGB, mais il se ­pourrait que ­certains d’entre eux prétendent que leurs ­poumons sont totalement ravagés par la pollution.

Inspiré du grec (skhizein, fendre, et phrên, esprit), le terme «schizophrénie» fut inventé en 1911 par le psychiatre suisse Eugen Bleuler. Quelques années auparavant, son homologue allemand Emil ­Kraeplin avait identifié un ensemble de symptômes et de comportements pathologiques caractéristiques de la maladie. Il les avait regroupés sous le vocable de «démence précoce». En effet, la maladie se déclare habituellement à l’entrée de l’âge adulte.

Historiquement assimilée à la folie, la schizophrénie recèle 2 types de symptômes. Qualifiés de positifs, les premiers sont au nombre de 4: les idées délirantes, les hallucinations, la désorganisation du discours, des comportements désorganisés ou catatoniques. Néanmoins, tous les schizophrènes n’hallucinent pas. Les idées délirantes se conjuguent sur des modes variés. Le sujet pourra aussi bien être persuadé qu’on lui a dérobé son cœur pour le ­remplacer par un autre qu’être convaincu que ses actes sont dictés par une force extérieure. Quant aux hallucinations, elles peuvent avoir trait à toutes les modalités sensorielles, mais avec une large prédominance pour l’ouïe. Les hallucinations de modification corporelle sont assez fréquentes également. La personne schizophrène pourra éventuellement éprouver le sentiment d’être difforme ou d’avoir des palmes à la place des mains et des pieds, etc. Ce qui va de pair avec une profonde angoisse.

Le discours désorganisé, lui, peut se traduire par un charabia incohérent (une «salade de mots»), des sauts du coq à l’âne ou encore des réponses sans lien avec les questions posées. Le comportement aussi peut être désorganisé. Par exemple, le sujet sera incapable de programmer la préparation d’un repas, sortira avec des gants et une écharpe sous la canicule, éructera des jurons en pleine rue. Dans d’autres cas, c’est à un comportement moteur catatonique que l’on assistera. En clair, la réactivité du sujet à l’environnement sera très diminuée, déficit qui se traduira de plusieurs manières, de la stupeur catatonique, sorte ­d’absence, à l’agitation catatonique, activité motrice excessive absurde et non déclenchée par des stimuli externes. Pour le dire avec les mots du psychiatre éthologue portugais Vieira, le schizo­phrène «se comporte comme s’il commençait à ne pas reconnaître les repères de son propre territoire».

Seconde catégorie: les symptômes négatifs. Ils sont caractérisés par un repli sur soi lié à une carence émotionnelle, par une perte de volonté, de dynamisme, de motivation, par la pauvreté du discours, reliquat de réponses brèves, laconiques, vides reflétant un tarissement des pensées et non une réticence à parler. On pourrait parler d’une grisaille généralisée.

Origine plurifactorielle

À l’image de celle des autres affections psychiatriques, l’étiologie de la schizophrénie est loin d’être parfaitement élucidée. Il y une vingtaine d’années, la quête du Graal était l’identification «du» gène qui en serait responsable. Elle fut vaine. Sur la base d’études de familles de schizo­phrènes et d’études de jumeaux monozygotes et dizygotes, notamment, il est acquis aujourd’hui que la schizo­phrénie a une dimension génétique expliquant plus ou moins 30% du risque de morbi­dité. On sait aussi que des complications obstétricales et des problèmes prénataux ou périnataux peuvent entraîner des anomalies du cortex cérébral et de la sorte, faire le lit de la maladie. Et l’on pointe également du doigt des infections virales survenant durant la grossesse (en particulier la grippe) et d’autres causes potentielles comme le diabète gestationnel, le faible poids à la naissance ou la malnutrition.

En outre, des recherches en neuroimagerie ont mis en évidence des anomalies neurodévelop­pementales dans le cerveau de schizophrènes. En particulier, on observe une hyperactivité du ­système dopaminergique mésolimbique et mésocortical en relation avec l’expression des symptômes positifs de la maladie. De même, le rôle de la sérotonine dans l’expression des symptômes négatifs est bien documenté.

«La schizophrénie est manifestement plurifactorielle, avec un terrain génétique, un terrain développemental, un terrain biologique, un terrain endocrinien, un terrain psychologique et existentiel… et avec l’influence déterminante de facteurs environnementaux», indique Jérôme Englebert, docteur en psychologie, clinicien à l’Établis­sement de défense sociale (EDS) de Paifve et maître de conférences à l’Université de Liège (ULiège). Dans un modèle neurobiologique classique, des ­facteurs internes, tel le patrimoine génétique, ou externes, comme une anoxie périnatale ou un virus durant la grossesse, engendreraient des anomalies cérébrales chez l’embryon. À ces facteurs de fragilité se grefferaient des ­facteurs environ­nementaux générateurs de stress qui présideraient à l’éclosion des symptômes de la psychose et en fixeraient la nature. Dans cette optique, les pertes affectives surtout – décès d’un proche, divorce des parents… -, mais aussi les déménagements et la confrontation avec une nouvelle culture représenteraient des facteurs de stress majeurs.

L’homme n’est pas sa maladie

Longtemps, psychiatres et psychologues furent totalement démunis devant la schizophrénie. Face à des individus parfois en pleine agitation désordonnée, qui entendaient des voix, se croyaient possédés du démon, imaginaient être suivis ou encore avaient le sentiment que leur corps se transformait hideusement, un empirisme aux relents de barbarie régna en maître jusqu’à la ­moitié du 20e siècle. Outre des lobotomies pratiquées en neuro­chirurgie, les psychiatres d’alors considéraient qu’il ­fallait «recadrer» les idées des schizo­phrènes en leur «donnant un choc». Les techniques utilisées dépassent l’entendement: patients enchaînés ou emprisonnés dans une camisole de force, jetés dans l’eau par surprise, soumis à des électrochocs ou à des chocs insuliniques répétés quotidien­nement… Et la liste n’est pas close. Par exemple, on pourrait encore citer la malariathérapie, qui consistait à injecter l’agent de la malaria au psychotique afin de provoquer chez lui des pics thermiques de l’ordre de 41 ou 42 degrés.

En 1952, l’apparition du premier neuroleptique, la chlorpromazine, révolutionna la prise en charge de la schizophrénie. Ce médicament et ceux qui s’inscrivirent dans sa foulée agissaient comme des bloqueurs des récepteurs D2 à la dopamine, mais n’avaient d’influence que sur les symptômes positifs de l’affection (hallucinations, délires…). Aujourd’hui sont couramment utilisées des molécules exerçant une action à la fois sur les récepteurs D2 à la dopamine et sur leurs homologues 5-HT2 à la sérotonine, ce qui permet d’influer sur les symptômes positifs et dans une moindre mesure sur les symptômes négatifs de la psychose. Une approche médicamenteuse individualisée doublée d’une prise en charge psycho­thérapeutique permet à certains schizophrènes de se dégager de la sombre perspective d’un enfermement en hôpital psychiatrique, de recouvrer une forme d’autonomie et parfois même de mener une vie professionnelle relativement ­épanouie.

Le fou n’est pas l’homme qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison. 
– Gilbert Keith Chesterton

Dans un livre intitulé Schizophrénie, conscience de soi, intersubjectivité (1), publié aux Éditions De Boeck en octobre 2017, Jérôme Englebert et Caroline Valentiny, psychologue clinicienne à l’Université de Liège et à l’Université catholique de Louvain, estiment cependant que si les thérapies actuelles de la schizophrénie sont fondées, elles devraient s’enrichir d’une approche nouvelle, qui tend à se développer sur la scène internationale: une perspective en 1e personne, c’est-à-dire ­s’intéressant au vécu du patient dans toute sa subjectivité. Issue de la psycho­pathologie phénoménologique, cette approche doit notamment permettre de dépasser (sans les renier) les catégorisations symptomatiques qui réduisent l’homme à sa maladie.

Ressenti subjectif  

Dans son énoncé des symptômes positifs et négatifs de la schizophrénie, le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM) de l’Association américaine de psychiatrie se place résolument dans une perspective en 3e personne, où le clinicien objective, à partir de son propre point de vue, l’existence de symptômes censés être les éléments centraux de la maladie. «Pour le DSM, les 2 principaux sont les délires et les hallucinations, souligne Jérôme Englebert. Or, si vous dites à un patient schizophrène qu’il hallucine, il vous répondra qu’il n’en est rien, que ce qu’il voit, il le voit, que ce qu’il entend, il l’entend. Et si vous lui faites remarquer qu’il délire, il soutiendra le contraire et pourra très bien vous affirmer que tous ceux qui l’entourent se prennent pour Jésus et sont fous, mais que lui est vraiment Jésus. En d’autres termes, dans une perspective en troisième personne, on identifie deux symptômes qui, par définition, ne sont pas accessibles au patient.» Dans l’avant-propos de l’essai de Jérôme Englebert et Caroline Valentiny, le psychiatre français Nicolas Franck, de l’Université Claude Bernard Lyon 1, écrit à ce propos: «Afin de réduire la part de subjectivité pouvant impacter la démarche diagnostique, les classifications ont ainsi appauvri la clinique schizophrénique, en laissant de côté la richesse du vécu délirant et des troubles de la conscience de soi. Elles s’appuient principalement sur une description comportementale et ne prennent pas en considération le ressenti subjectif.»

La psychopathologie moderne a développé le concept d’anosognosie pour traduire l’absence de conscience ou la conscience limitée qu’un sujet a de ses déficits ou de sa maladie. Dans le cadre de la schizophrénie, Jérôme Englebert s’interroge sur le bien-fondé de certains programmes thérapeutiques qui ont précisément pour but d’apprendre au patient à adopter le point de vue du clinicien par rapport à sa maladie. Il stigmatise également cette autre attitude qui consiste à considérer que seuls peuvent entrer dans des modules thérapeutiques les patients qui ont pris conscience de leur psychose et de ses manifestations. «Pour pouvoir les soigner, il faudrait donc qu’ils ne soient plus anosognosiques, donc d’une certaine façon qu’ils ne croient plus leurs délires et leurs hallucinations, c’est-à-dire, en quelque sorte, qu’ils soient ­guéris !», dit-il avec un brin d’ironie.

Les antipsychotiques actuels sont parfaitement adaptés pour réduire les hallucinations, qui deviennent alors quasiment inexistantes, et pour permettre aux schizophrènes de prendre beaucoup de distance par rapport à leurs délires. Mais selon le courant de pensée chevillé à la psychopathologie phénoménologique, la prise en charge des patients gagnerait à leur donner la parole pour s’imprégner de leur vécu. Louis Sass, de la Rutgers University aux États-Unis, et Josef Parnas, de l’Université de Copenhague, ont proposé un modèle (The Ipseity Disturbance Model ou IDM) qui, tirant ses connaissances de l’expérience clinique ainsi que le veut la psychopathologie phénoménologique, est le plus abouti dans la description de la schizophrénie selon une perspective en première personne. Pour Sass et Parnas, la clé de voûte de cette psychose est une «perturbation du self de base» – du soi de base -, revêtant 3 facettes que les schizophrènes verbalisent massivement lorsqu’on se penche sur leur vécu subjectif.

Excès de fonctionnement

La première, la plus centrale, est l’hyperréflexivité. Elle se réfère à la tendance non volontaire du schizo­phrène à s’interroger explicitement sur des phénomènes considérés par le sujet ­normal comme faisant implicitement et tacitement ­partie de soi. À la lumière de la psychopatho­logie phéno­ménologique, il apparaît en effet que l’élément névralgique de la schizophrénie serait de se poser des questions que les individus non psychotiques ont la chance de ne pas devoir se poser ou qu’ils abordent de manière détachée, généralement sous un angle, pour ainsi dire, philosophique. «Pourquoi suis-je là ?» « Pourquoi y a-t-il de l’existence ?» «Pourquoi suis-je dans mon corps ?»… «Ces questions ont souvent une connotation métaphysique, rapporte Jérôme Englebert, mais pas toujours. Elles peuvent aussi être parfois difficiles à verbaliser. Une de mes patientes a eu un jour cette phrase éloquente: «J’ai l’impression de me poser toutes les questions qu’il est possible de se poser, à chaque instant.» ­Évoquons également le cas célèbre d’une patiente du psychiatre Blankenburg qui explique qu’il lui manque quelque chose de petit mais de décisif: l’évidence naturelle des choses».

La deuxième facette mise en exergue par le modèle de Sass et Parnas est un sentiment de soi diminué, c’est-à-dire un déclin du sentiment d’exister, d’être conscient et agent de ses actions. Ainsi, le schizophrène peut avoir l’impression que les actes qu’il pose n’émanent pas vraiment de lui ou que sa ­pensée lui est extérieure, qu’on pense à sa place.

Les schizophrènes se posent de bonnes questions que nous ne nous posons pas. Celles-ci sont tellement complexes qu’elles s’avèrent insolubles. Aussi la seule façon d’y faire face quand on ne peut se satisfaire de l’absence de réponse est probablement le délire.

La perturbation de l’adhérence au monde constitue le 3e composant du modèle IDM. En particulier, le schizophrène est en proie à des difficultés à se mouvoir dans la sphère sociale. Il se perd dans ­l’ambiance du monde. L’environnement devient une énigme, un territoire hors de portée qui est pourtant celui dans lequel il vit.

Pour la psychopathologie phénoménologique, les 3 dimensions susmentionnées sont les piliers de la schizophrénie. Or, le DSM ne fait aucun cas de ces anomalies de l’expérience de soi. Aux yeux de Jérôme Englebert, les délires, par exemple, doivent être considérés comme des phénomènes conséquentiels de telles anomalies de la subjectivité. «Les schizophrènes se posent de bonnes questions que nous ne nous posons pas, précise-t-il. Celles-ci sont tellement complexes qu’elles s’avèrent insolubles. Aussi la seule façon d’y faire face quand on ne peut se satisfaire de l’absence de réponse est probablement le délire.»

Si l’on admet que le fondement même de la schizo­phrénie est de se poser plus de questions que les individus indemnes de psychose, sans doute faut-il conclure avec Louis Sass que cette pathologie ne doit pas être appréhendée uniquement dans une logique de déficit cognitif ou de régression psychique, mais d’excès de fonctionnement. Nous sommes donc alors au royaume de l’hyper­conscience (de soi, des autres et de l’environ­nement) et non de la déraison. Jérôme Englebert rappelle d’ailleurs la phrase de l’écrivain anglais ­Gilbert Keith Chesterton, décédé en 1936: «Le fou n’est pas l’homme qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison.» Il évoque également un de ses patients qui lui avait déclaré: «J’ai l’impression d’avoir atteint un degré de profondeur que les autres autour de moi ne rencontrent pas.»

In fine se pose la question de l’intérêt thérapeutique d’aborder la schizophrénie dans une perspective en 1e personne. Pour le psychologue de l’Université de Liège, qui ne nie pas que la perspective en 3e personne possède certaines vertus, l’écoute du patient exprimant son vécu subjectif rend accessoire le concept d’anosognosie, et cette désacralisation est perçue de façon très favorable par les patients qui rentrent alors ­d’autant mieux dans les processus thérapeutiques qu’un dialogue s’est ­instauré autour de leur expérience personnelle de la vie et du monde. «Avant, on n’avait jamais pris au sérieux ce que je vivais», dira l’un. «J’ai toujours contesté le fait d’être schizophrène, mais si la schizo­phrénie est telle que ce qui ressort de notre discussion, je veux bien revoir ma position», déclarera un autre. Et Jérôme Englebert de conclure: «D’une certaine façon, on prend le problème dans le sens inverse du sens habituel. On écoute, puis seulement on explique. De ce fait, les patients se sentent compris, ce qui améliore leur prise en charge et facilite leur adhésion aux traitements médicamenteux, notamment.» Pour lui, il ne s’agit pas de jeter au rebut les approches thérapeutiques en vigueur, mais de compléter une lecture déficitaire de la schizo­phrénie.

(1) Jérôme Englebert et Caroline Valentiny, Schizophrénie, conscience de soi, intersubjectivité: Essai de psychopathologie phénoménologique en première personne, De Boeck, 2017.

Share This