Société

Perturbateurs endocriniens: ces substances qui nous menacent

Anne-catherine De Bast

© PHANIE, © Zoonar/ifeelstock

Ils font partie de notre quotidien. Ils le facilitent souvent. Ils le fragilisent parfois. Les perturbateurs endocriniens sont des substances chimiques synthétiques utilisées dans la fabrication de produits de consommation pour leurs propriétés intéressantes. Mais ils interagissent avec les hormones dans notre organisme et peuvent lui causer des dommages

Ils sont partout. Dans les boîtes en plastique, les lingettes, le produit ignifuge qui imbibe le tissu de votre canapé. Dans les peintures, la nourriture, les vêtements, les appareils électriques et les détergents. Les plus connus ? Peut-être le bisphénol A, banni des biberons mais qu’on trouve encore dans le revêtement des boîtes de conserve ou sur les tickets de caisse. Ou encore les phtalates, utilisés dans les cosmétiques et pour assouplir les tétines. Bon nombre d’entre eux sont inconnus du grand public: l’Agence européenne des produits chimiques a répertorié plus de 140 000 substances chimiques sur le marché, parmi lesquelles 10 000 sont cataloguées «perturbateurs endocriniens potentiels». «La littérature scientifique a objectivé des propriétés de perturbateurs endocriniens pour 1400, précise le Professeur Jean-Pierre Bourguignon, pédiatre-endocrinologue (ULiège). Mais beaucoup n’ont pas encore été étudiées !».

Les perturbateurs endocriniens sont des substances chimiques étrangères à notre organisme qui peuvent interférer avec le système de nos hormones et en perturber le fonctionnement. Des substances employées pour rendre les matières plus flexibles, plus solides ou par exemple plus élastiques, mais nuisibles pour l’organisme.

Si l’industrie y recourt depuis des décennies, ce n’est que depuis quelques années que le grand public prend conscience des conséquences de leur utilisation. «Au fil du temps, la science a apporté de plus en plus de données préoccupantes sur ces substances, indique le Pr  Bourguignon. Mais des recherches sont menées depuis longtemps. Dans les années 60, une chercheuse américaine, Theodora Colborn, a constaté que la population d’aigles de la région des grands lacs chutait drastiquement. 

Elle a pu déterminer que les coquilles de leurs œufs étaient fragilisées parce qu’ils consommaient des poissons ­contaminés par le DDT, un insecticide aujourd’hui interdit chez nous.» Au niveau humain, la préoccupation remonte aux années 70: des recherches menées aux États-Unis ont démontré que, parmi 7 jeunes femmes présentant un cancer vaginal exceptionnel, 6 étaient nées de mères ayant pris du distilbène, un œstrogène de synthèse, pendant la grossesse. «C’est interpellant: une exposition temporaire à une substance chimique dans une fenêtre extrêmement vulnérable de la vie entraîne des dizaines d’années plus tard la survenue de cancers, de maladies, de malformations, ajoute Jean-Pierre Bourguignon. On sait aujourd’hui, en suivant des familles ayant été exposées à ces substances désormais bannies que plusieurs générations peuvent être concernées».

C’est maintenant prouvé: infertilité, cancers, troubles du développement, obésité peuvent être la conséquence d’une exposition aux perturbateurs endocriniens. Plusieurs domaines de la santé sont concernés: la reproduction, le cerveau et son développement (baisse du QI, trouble de l’attention et hyperactivité, autisme,…), le métabolisme énergétique (diabète de type II, ,…) et l’immunité (asthme, maladies auto-immunes,…). La prévalence de ces maladies ne cesse d’augmenter, autant que notre exposition aux substances chimiques de synthèse.

> Comment les éviter ?

Si certains produits ont leur place dans la société, en matière d’hygiène médicale par exemple, d’autres ne sont pas incontournables et peuvent être facilement évités.

Quelques exemples faciles à mettre en œuvre :

•  Aérer quotidiennement les locaux et éviter les désodorisants ­d’intérieur

•  Privilégier la nourriture issue de l’agriculture biologique

•  Choisir des contenants en verre

•  Bannir tous les récipients en plastique du four à micro-ondes

  • •  Limiter l’utilisation des cosmétiques (parfums, vernis, maquillage)

    • •  Éviter les textiles synthétiques
    • •  Opter pour des produits de nettoyage naturels

      •  Éviter le recours aux insecticides

      •  Laver ou aérer les vêtements neufs avant de les porter

      • Préférer le savon en brique

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«On ne peut pas attendre»

En Europe, alors que les inquiétudes ­augmentent, des réglementations ont été mises en place pour légiférer l’utilisation des produits préoccupants. Des structures ont été créées: l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), mais aussi l’European food safety security (EFSA). L’Union européenne a également adopté le règlement REACH, qui vise à mieux protéger la santé humaine et l’environnement contre les risques liés aux substances chimiques, tout en favorisant la compétitivité de l’industrie.

«Mais toute la difficulté réside dans le fait que rien n’est prouvé à 100%…, nuance Jean-Pierre Bourguignon. Les pathologies humaines sont multifactorielles. Un organisme est en contact avec des milliers de substances chimiques différentes, parfois à très faibles doses. Il faut également tenir compte d’un facteur humain, le patrimoine génétique. 

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Et on sait aujourd’hui que des éléments extérieurs, comme le stress ou les restrictions ­alimentaires, peuvent aussi influencer la sensibilité à certains perturbateurs endocriniens. Quel est l’élément déclencheur d’une maladie ? Comment en évaluer la cause et décortiquer quelle substance relève de quel produit ? C’est impossible à définir. Par ailleurs, pour démontrer un effet transgénérationnel sur l’humain, il faut au minimum 3 générations. On ne peut pas attendre avant de prendre des mesures ! On aborde là une question très sensible du point de vue des organes de réglementation des pouvoirs publics, qui veulent des preuves solides avant de se prononcer.» Une décision qui prend également du temps: 7 ans s’écoulent en moyenne entre l’identification d’une substance et la réglementation de son utilisation. Une dizaine de substances chimiques sont réglementées chaque année dans le cadre de REACH, dont une poignée sont des perturbateurs endocriniens. «En parallèle, on a toujours la crainte qu’une substance soit remplacée dans un produit par un autre substitut, tout aussi toxique, souligne le Pr Bourguignon. Trouver une alternative n’est pas simple.»



L’exemple du glyphosate

Le sujet fait débat. Le Sénat se penche sur la question depuis des mois sans pour autant aboutir à une décision ferme à l’heure actuelle. «L’exemple du glyphosate est typique, on voit la difficulté de prendre des décisions au niveau politique, précise l’endocrinologue. Les points de vue sont différents entre les pays membres de l’Union européenne, qui n’arrive pas à prendre position. Les pouvoirs publics se tournent vers les scientifiques. Dans le cas du glyphosate, ceux investis par l’OMS l’ont déclaré « cancérigène potentiel » sur base de la littérature scientifique indépendante. D’autres scientifiques mandatés par l’EFSA ont invalidé cette conclusion après avoir surtout pris en compte les études anciennes menées par l’industrie et communiquées aux organes réglementaires. C’est un débat tronqué selon les données scientifiques prises en considération. Mais le législateur a un rôle important à jouer. Il est temps de clarifier la situation, ne fût-ce que sur l’étiquetage des produits. Imposer l’application d’un pictogramme serait légitime lorsqu’une substance est reconnue comme perturbateurs endocriniens. Il est temps de passer à l’acte: actuellement, quand on synthétise une substance, on en teste sommairement la toxicité, on l’utilise puis on se demande si c’est un perturbateur endocrinien potentiel. Il faudrait travailler dans l’autre sens, n’accepter une substance que si son innocuité est démontrée.»

Pas si simple, pourtant, d’arriver à de telles conclusions, vu la difficulté de prouver formellement les nuisances dues à l’utilisation de certaines substances. «Mais l’impact sur la santé, on peut le mesurer, insiste Jean-Pierre Bourguignon. 

 

Il faut se projeter à moyen ou à long terme. Les enjeux se jouent ici sur un siècle. On sait que si on continue à utiliser ces substances, c’est pour des raisons économiques. L’industrie chimique représente des centaines de milliers d’emplois. Bannir une substance, c’est aussi remettre en question de l’emploi. Mais prendre en charge tous les troubles induits par les perturbateurs endocriniens, comme l’obésité ou le diabète, coûte bien plus cher à la société ! Un chercheur américain a estimé le coût annuel minimum des perturbateurs endocriniens à plus de 160 milliards d’euros pour l’Union européenne ! L’impact économique brandi par l’industrie se joue aussi sur des délais beaucoup plus courts. Les pouvoirs publics y sont très sensibles. L’industrie exploite tout ce qui est possible pour retarder les décisions réglementaires.»

Pour l’endocrinologue, mettre en place un task force réunissant toutes les parties pourrait ­permettre de dégager des pistes de travail ­communes.

«Je ne suis pas défaitiste mais constructif, conclut-il. Vu l’invisibilité de la menace et les enjeux pour les  différents pôles concernés, il faut un travail de concertation. C’est peut-être irréaliste, mais je crains qu’on aille à la catastrophe et qu’à ce moment-là, on se demande quoi faire. Je ne voudrais pas que mes petits-enfants disent « Ils savaient, mais ils n’ont rien fait« ».

> Un plan d’action national

Le Sénat a adopté en mars un rapport d’information sur la prévention et l’élimination des pertur­bateurs endocriniens présents dans les produits de consommation. Ce rapport, qui invite les ­pouvoirs politiques à élaborer un plan d’action national commun en collaboration avec les scientifiques, la société civile et les entreprises, comprend 72 recommandations portant sur la sensibilisation et la prévention en matière de ­perturbateurs endocriniens. Il s’agit de les éliminer dans les produits auxquels des groupes très vulnérables sont exposés (femmes enceintes, enfants jusque 3 ans et adolescents) et de favoriser la recherche scientifique.

Il préconise la création d’un «Institut du futur», qui devra se pencher sur la problématique, de manière à coordonner la concertation entre les autorités compétentes.

À l’échelon local, le sujet interpelle également de plus en plus.

Un exemple: le Conseil communal de Liège a voté en mai une délibération visant à favoriser les ­circuits courts et à bannir les perturbateurs endocriniens des assiettes dans les services ­communaux à destination des enfants (écoles, crèches,…).

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> Essenscia:
 «Un critère pris en compte dans le développement de
nouveaux produits»

Tine Cattoor, vous êtes responsable
du département produits politiques chez Essenscia, la fédération belge des industries chimiques et des
sciences de la vie. Quelle est votre position par rapport aux perturbateurs
endocriniens ?

Il faut savoir que ces substances
possèdent des propriétés utiles. Dans certains cas, leur utilisation découle
d’une demande de la législation, comme dans le cas de retardateurs de flammes
dans les textiles. Mais depuis que ­certaines substances ont été définies comme
perturbateur endocrinien, on cherche bien entendu à les ­remplacer. C’est
souvent difficile à appliquer dans le cas de produits commercialisés depuis
longtemps. Mais ce ­critère est plus facile à prendre en compte dans les
nouveaux développements: avant de commencer à travailler sur une nouvelle
molécule, les industriels font du screening. Ils intègrent le critère de
dangerosité dans leurs recherches dès le départ.

Oui. Il y a un cadre réglementaire très strict en Europe pour tout ce qui concerne les produits chimiques, et donc les produits dangereux. L’Union européenne a notamment mis en place le programme REACH (réglementation qui vise à protéger la santé humaine et l’environnement en favorisant la compétitivité de l’industrie chimique, NDLR). Via ce programme, les industriels génèrent des informations qui permettent de définir quelles sont les substances préoccupantes, et parmi celles-ci, celles qui sont des perturbateurs endocriniens. Lorsque les experts des pays membres identifient certaines substances, il convient d’en informer en premier lieu les utilisateurs avant de procéder à une substitution desdits produits.

Actuellement, toutes les substances identifiées comme perturbateur endocrinien dans REACH font l’objet d’une réglementation stricte. Des restrictions sont mises en place, notamment via l’interdiction de l’utilisation dans des articles de puériculture pour les enfants. Le cadre légal est déjà là pour gérer leur utilisation et prévoit la mise en place de nouvelles interdictions.

De votre côté, vous suivez la
définition de l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, qui précise qu’un «perturbateur endocrinien est une
substance ou un mélange de substances qui altère les fonctions du système
endocrinien et de ce fait induit des effets néfastes dans un organisme intact,
chez sa progéniture ou au sein de (sous-)populations».

Les
scientifiques et les industriels ont des points de vue très différents sur la
question.

Pour les scientifiques, quand une
substance interagit avec une molécule de l’organisme cellulaire, elle est
qualifiée de perturbateur endocrinien. Pour nous, il faut en outre que cette
interaction implique un effet néfaste pour l’organisme ainsi qu’un lien
causant. C’est là que réside parfois notre désaccord !

Certains la trouvent trop longue ou trop peu approfondie. Mais un consensus doit se développer, cela prend du temps. Des tests sont actuellement en développement au niveau de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique). Définir qu’une substance est un perturbateur endocrinien n’est pas aussi évident que démontrer des critères d’inflammabilité ou de toxicité, par exemple. Des plateformes de concertation existent.

Avant de demander une nouvelle législation, nous pensons qu’il faut d’abord mettre en place une procédure de contrôle efficace: nous avons des préoccupations par ­rapport à l’importation des articles venus de pays extérieurs à l’Europe et ne respectant pas la législation européenne. Le contrôle doit être approfondi. Aux autorités à prendre leurs responsabilités et à faire en sorte que tout le monde soit soumis aux mêmes règles.

La
procédure de reconnaissance de certaines substances comme perturbateur
endocrinien est-elle adaptée, selon vous ?

Que
faites-vous lorsqu’un produit est soupçonné d’être un perturbateur
endocrinien ?

Toutes les substances identifiées à
ce jour comme perturbateur endocrinien sont déjà soumises à des restrictions
pour d’autres raisons. Lorsque de nouveaux produits sont soupçonnés, le cadre
légal actuel permet de ­réglementer l’usage de ces substances et de mettre en
place ces mêmes restrictions.

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