Physique

Bienheureux échec

Henri DUPUIS • dupuis.h@belgacom.net

©ESA-P.
Carril/Wikimedia Commons/G. Porter, ESO/M. Kornmesser

En 2014, 2 satellites du système Galileo ratent leur orbite… Un échec que les scientifiques viennent de transformer en une belle réussite: mesurer avec une précision jusqu’ici inégalée la théorie de la relativité générale d’Einstein ! Et une autre expérience vient également de confirmer cette théorie que rien, pour l’instant, ne semble pouvoir prendre en défaut 

En ce 22 août 2014, l’Europe a du retard: le système américain de positionnement (le célèbre GPS) fonctionne depuis longtemps, est connu et apprécié de tous à travers le monde. Côté européen, on en est seulement au lancement des satellites 5 et 6 du système Galileo (il y en a 26 aujourd’hui) qui doit, sinon remplacer, du moins compléter le système GPS. Mais le lancement ne se passe pas comme prévu et les 2 satellites ratent leur orbite circulaire autour de la Terre. Décentrés, ils s’installent sur une orbite très étirée, excentrique, qui les fait évoluer entre 25 900 et 13 700 km de la Terre (l’un des 2 sera finalement remis sur son orbite correcte). Que faire ? Des chercheurs français du SYRTE (Systèmes de référence temps-espace; CNRS et observatoire de Paris) proposent alors de profiter de cette «aubaine» pour tester la relativité générale d’Einstein en comparant le temps donné par les horloges atomiques placées dans les satellites avec celui des horloges situées sur Terre.

 
Le temps varie

Le temps, en effet, ne s’écoule pas partout de la même manière, plus vite en altitude, plus lentement au niveau de la mer. Même si nous ne nous en rendons pas compte, cette différence est cependant mesurable avec des horloges de grande précision. Ainsi, en 2010, des chercheurs du NST (l’institut américain des normes et de la technologie) étaient parvenus à mesurer la différence d’écoulement du temps entre 2 marches d’escalier (33 cm). Verdict: 90 milliardièmes de seconde de différence sur une vie de 79 ans ! Cette variation du temps est une intuition géniale (une de plus) que l’on doit à Einstein lorsqu’il s’est mis à étudier la gravité. Et a imaginé que 2 masses s’attirent en agissant graduellement l’une l’autre sur ce qui existe entre elles. Et qu’y-a-t-il entre une étoile et une de ses planètes par exemple ? L’espace et le temps. Donc la gravitation agit sur l’un comme sur l’autre. Chaque corps modifie l’espace et le temps autour de lui (il courbe l’espace-temps); chaque masse ralentit le temps dans son voisinage, phénomène qui dépend notamment de la distance qui sépare les 2 masses. Et lorsque ce «corps» est une étoile ou une planète, cela compte. La terre ralentit donc le temps davantage en plaine qu’en montagne puisque les sommets sont «plus loin» du centre de notre planète que le bord de mer. Et davantage au rez-de-chaussée qu’au dernier étage d’un immeuble. Pour vieillir moins vite, il faut vivre en bord de mer !

Notons aussi que le ralentissement du temps influe sur le mouvement des corps; c’est même ce qui les fait tomber les uns vers les autres (et nous maintient à la surface de la Terre !). Là où le temps s’écoule uniformément (dans l’espace loin de toute attraction d’un corps ou d’un autre), les objets ne «tombent» pas.

 
Problème d’horloges

On voit de suite que la vérification expérimentale de l’intuition d’Einstein demande de franchir 2 obstacles: il faut mesurer le temps de manière très précise (il faut des horloges d’une grande précision) et il faut arriver à synchroniser au moins 2 de ces horloges de manière la plus parfaite possible. Deux obstacles franchis aujourd’hui, notamment grâce à la précision des horloges atomiques. Et, tout aussi intuitivement, on se dit que si on veut obtenir une mesure de la différence de temps la plus précise possible, il est sans doute plus simple de le faire avec des horloges très éloignées l’une de l’autre (même si, on l’a vu, il est aujourd’hui possible d’établir une différence d’une marche d’escalier à une autre). En physique, on dit que chaque horloge a son «temps propre»; on ne décrit pas comment les choses évoluent «dans le temps» mais bien comment elles évoluent dans leur temps (propre) et comment ces temps évoluent les uns par rapport aux autres.

Les chercheurs français ont donc comparé le temps donné par les horloges embarquées sur les satellites et celles situées dans leur laboratoire (1). Un tel test avait déjà été réalisé auparavant, en 1976 avec une sonde de la NASA, Gravity Probe, lancée à 10 000 km d’altitude. Tests qui avaient confirmé la théorie d’Einstein, comme d’ailleurs tous les autres dans la suite. Ici, l’expérience est encore plus fine car la distance des satellites à la Terre varie puisqu’ils ne sont pas sur une orbite circulaire. Donc, lorsque le satellite s’éloigne, on doit constater que le temps s’écoule plus vite et à l’inverse, lorsqu’il se rapproche de la Terre, le temps ralentit. Faut-il préciser que c’est bien ce que les scientifiques ont observé, avec une précision 5 fois supérieure au test de Probe ?

(1) P. Delva et al., A gravitational redshift test using eccentric Galileo satellites, Physical Reviews Letters, 4 dec 2018.

 
Les longueurs aussi

Si un objet massif déforme l’espace-temps dans son voisinage, il déforme donc le temps comme on vient de le voir… mais aussi l’espace: les longueurs sont dilatées du point de vue de l’observateur. Par conséquent, les longueurs d’onde des rayonnements émis par un objet soumis à une telle déformation sont également modifiées, augmentées. C’est-à-dire décalées vers le rouge. Précisons bien cependant que ce décalage n’a rien à voir avec le décalage vers le rouge qu’on rencontre dans l’effet Doppler: il s’agit là d’un décalage dû à un mouvement relatif entre source et observateur (la modification du son d’une sirène par exemple selon que l’ambulance qui l’émet se rapproche ou s’éloigne de vous). Dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’un décalage dit gravitationnel, dû à la présence d’un objet supermassif, en l’occurrence Sagittarius A*, le trou noir d’environ 4 millions de masses solaires qui occupe le centre de notre galaxie. Depuis 2003, des astrophysiciens observent le rayonnement émis par l’étoile S2 qui orbite autour du trou noir de manière très elliptique, ce qui fait que lorsqu’elle est au plus près de celui-ci, elle n’en est éloignée que de 120 distances moyennes Terre-Soleil (soit environ 20 milliards de km), distance minimale que S2 a atteint en 2018. Une étoile aussi proche d’un objet aussi massif est une occasion en or pour observer le décalage vers le rouge du rayonnement émis par l’étoile, ce que les chercheurs n’ont pas manqué de faire (2). Ici aussi, on devine le résultat: les observations sont compatibles avec un effet relativiste dû au champ gravitationnel du trou noir. Une fois de plus, la théorie générale de la relativité résiste à tous les tests.

Vue d’artiste représentant l’étoile S2 orbitant autour du trou noir central de notre galaxie. Plus l’étoile est proche du trou noir, plus son rayonnement nous apparaît décalé vers le rouge.

(2) R. Abuter et al., ­Detection of the gravitational redshift in the orbit of the star S2 near the Galactic centre massive black hole, Astronomy & Astrophysics, vol. 615, july 2018.

Share This