Santé

Parlez-vous cerveau ?

Les sciences du cerveau ont leur propre langue, qui sonne souvent comme une langue étrangère aux oreilles des profanes. Dans un ouvrage publié récemment aux Éditions Odile Jacob, le neurologue français Lionel Naccache et son épouse Karine Naccache, romancière, font œuvre utile en permettant au lecteur non-spécialiste d’apprendre à «parler cerveau»… 

 

Nombreux sont les livres sur le cerveau. Souvent cependant, ils échappent largement à la compréhension des non-spécialistes, lesquels se noient généralement dans des développements farcis de mots qu’ils ne peuvent juger qu’abscons: glie, ganglions de la base, synapses, mémoire épisodique, hippocampe, neurotransmetteurs… Secondé par son épouse Karine Naccache, auteur de romans, le neurologue Lionel Naccache, qui codirige l’unité de neuroimagerie et neuropsychologie à l‘Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM – Paris), s’est donné pour objectif, à travers un livre intitulé Parlez-vous cerveau ? (1), de permettre à tous ceux qui le désirent d’assimiler des connaissances sur le cerveau sans se heurter au mur du jargon.

Karine et Lionel Naccache conçurent donc de ­briser ce mur, de «faire en sorte que la langue des sciences du cerveau ne sonne plus comme une langue étrangère aux oreilles des non-­initiés». En effet, est-il finalement si différent, dans la démarche, de découvrir le fonctionnement du cerveau et de se livrer à l’apprentissage d’une langue étrangère ? D’une certaine manière, le langage des neurosciences possède, lui aussi, son vocabulaire, sa syntaxe, sa grammaire… C’est sur ce constat que les 2 auteurs ont fondé leur projet, en ont déroulé le fil d’Ariane: «Et si l’on apprenait à « parler cerveau » comme on apprend à parler anglais, chinois ou italien !»

Leur livre s’inscrit dans la continuité de courtes chroniques quotidiennes que Lionel Naccache a tenu sur France Inter du 15 juillet au 30 août 2017. Elles se voulaient à la fois rigoureuses, instructives et ludiques. C’est la même veine qu’a exploitée Parlez-vous cerveau ? Dans l’introduction de leur livre, les auteurs écrivent: «Il nous tenait à cœur de tisser dans chaque chapitre des liens de familiarité originaux et ludiques entre les mots du cerveau, (…), et notre imaginaire collectif. Les faire sortir en somme de leur contexte scientifique souvent intimidant pour leur faire vivre des aventures mémorables qui vous reviendront à l’esprit et vous éclaireront chaque fois que vous les recroiserez dans leur univers usuel: dans un article, une émission ou un essai, mais également lors des débats de société auxquels ils sont aujourd’hui si souvent conviés, par exemple sur l’école, la santé, la justice, le vivre-ensemble, l’intelligence artificielle ou le monde du travail.»

Karine et Lionel Naccache s’attachent d’abord à présenter les briques élémentaires de cet objet biologique qu’est le cerveau: les neurones, les cellules gliales, les neurotransmetteurs, les synapses, les récepteurs…, mais toujours de façon à leur conférer une familiarité qui subsistera par la suite dans l’esprit du lecteur. Ensuite s’opère une montée dans la complexité, non que la difficulté de compréhension s’accroisse au fil des pages, mais parce que les briques élémentaires forment des régions qui dialoguent entre elles, donnant vie aux réseaux de neurones et à leurs interactions avec le corps et le monde extérieur. Un cheminement progressif conduira donc du neurone à la pensée, avec des arrêts dans les grandes gares – la mémoire, la conscience, les émotions, la cognition sociale, la prise de décision, etc. S’ensuivra un questionnement sur les lieux visités, selon des perspectives qui font référence à la médecine, à l’éthique, aux avancées futures des neurosciences, voire au «cerveau de demain».

La pari est réussi. Tel le neurone qui annonce la pensée, ce livre didactique et ludique balise pas à pas, pour le non-spécialiste, un accès privilégié à la compréhension du fonctionnement cérébral et à une prise en considération éclairée des enjeux personnels (la connaissance de soi) et sociétaux des neurosciences.

(1) Lionel Naccache et Karine Naccache, Parlez-vous cerveau ? Éditions Odile Jacob, 2018.

 
Un mythe tenace

Lionel Naccache, sur quel fondement repose l’analogie que vous établissez, pour les non-experts, entre les neurosciences et une langue étrangère ?

Nous pensons, Karine et moi, que le rapport que les non-experts ont avec les neurosciences s’apparente à celui qu’ils entretiennent avec une langue étrangère: l’envie d’accéder à une civilisation, à une culture, tout en étant initialement bloqué ou freiné par la barrière de la langue. Chez beaucoup, en effet, le désir est fort d’avoir accès à une meilleure connaissance de soi par les neurosciences et d’être mieux armé pour agir en tant que citoyen éclairé. D’où le besoin d’un apprentissage qui suggère ceux que reçoivent les lycéens via les cours d’histoire, de mathématiques, de langues, de biologie… Selon nous, une culture générale cérébrale devient nécessaire aujourd’hui pour chacune et chacun.

Il me semble important que le citoyen se familiarise avec le vocabulaire, les connaissances et les enjeux des neurosciences. Sans ces acquis, il s’avère impossible d’émettre une opinion circonstanciée face aux nombreux débats qui s’invitent dans notre société, notamment lorsqu’ils impliquent, par exemple, les concepts de libre arbitre, de responsabilité ou de morale.

Parmi les fausses croyances relatives au fonctionnement cérébral, la plus célèbre et la plus irréductible n’est-elle pas celle qu’Einstein lui-même tenait pour vraie, à savoir l’idée que nous n’utiliserions que 10% de notre cerveau ?

Absolument. Le mythe des 10% est teinté de culpabilité, mais surtout d’espoir, car il sous-entend que nous disposons d’une réserve conséquente qui nous permettrait d’être nettement plus performants. La réalité est autre: c’est 100% de notre cerveau que nous utilisons à chaque instant.

D’où vient le malentendu ? Principalement de la méthode qui, depuis la naissance de la neurologie au 17e siècle, fut longtemps la seule à être employée pour appréhender le fonctionnement cérébral. Une approche causale qui consistait à observer les conséquences fonctionnelles d’une lésion ayant affecté une région du cerveau. Par exemple, si à la suite d’une telle lésion, un patient souffrait d’une hémiplégie, on en déduisait que la région endommagée était une région motrice à laquelle on a recours lorsqu’on n’est pas hémiplégique. La même logique valait pour le langage, la vision, l’odorat, la mémoire et ainsi de suite. Dès lors, quand on procédait à la sommation des régions impliquées dans les différentes fonctions répertoriées, on arrivait à la conclusion que leur volume total ne représentait qu’environ 10% du volume cérébral. Avec pour corollaire que 90% de ce dernier n’était pas utilisé.

« Le mythe que l’homme n’utiliserait que 10% de son cerveau est teinté de culpabilité mais surtout d’espoir d’une réserve nous permettant d’être plus performant. La réalité est autre: c’est 100% que nous utilisons à chaque instant ! « 

De nombreuses observations de lésions touchant notamment le lobe frontal, qui est le plus volumineux du cerveau humain, semblaient corroborer ce résultat, car des dommages parfois importants à ce niveau ne se traduisaient par aucune conséquence manifeste dans la vie des patients. Aussi parla-t-on longtemps de lésions cérébrales muettes ou silencieuses. Entre autres à la suite des travaux d’Alexandre Luria, de François Lhermitte ou plus récemment d’Antonio Damasio, on a compris qu’en fait, les patients concernés étaient atteints dans les dimensions les plus humaines de leur existence, celles qui constituent le sel de notre personnalité: agir et penser par soi-même, être imaginatif, faire preuve d’esprit critique, saisir l’intelligence d’une interaction sociale, etc. Toutes les régions du cerveau remplissent donc une fonction, ce que confirme d’ailleurs la neuroimagerie. Bref, nous utilisons notre cerveau à 100%.

 
La sculpture d’une vie

Dans votre livre, vous soulignez que grâce à la plasticité cérébrale, il est néanmoins possible de faire un meilleur usage de son cerveau. Ce dernier, écrivez-vous en outre, «est une sculpture vivante ininterrompue» ?

Du début à la fin de notre vie, notre cerveau se transforme en raison des traces qu’y laissent nos actions (apprendre une langue, écrire une lettre…), nos interactions sociales et ce que nous vivons au sein de notre environnement, indépendamment de tout contexte d’apprentissage. Le simple fait de lire un livre ou de converser avec un voisin y produit des aménagements, renforçant des connexions synaptiques et des réseaux de neurones, en éliminant d’autres, etc. En ce sens, notre cerveau est la sculpture d’une vie.

La plasticité cérébrale doit toutefois être considérée avec mesure: il n’y a là rien de magique ni de tout-puissant. En effet, si l’expérience vécue affecte la structure du cerveau, son architecture fondamentale ne change évidemment pas – il comportera toujours 2 hémisphères, les mêmes régions, le même nombre de lobes… Les transformations incessantes dont il est le théâtre concernent essentiellement la micro-architecture des connexions cérébrales et s’opèrent à différents niveaux d’organisation du système nerveux, tels les synapses, les récepteurs membranaires, les neurones ou les réseaux de neurones.

La plasticité cérébrale se révèle de façon patente lorsque, par exemple, des patients qu’un AVC a rendus hémiplégiques ou aphasiques recouvrent tout ou partie de leurs capacités perdues. Des stimulations, des protocoles de rééducation favorisent un fonctionnement différent de leur cerveau pourtant irrémédiablement endommagé. De même, toutes les activités que nous réalisons dans notre vie contribueraient à nous doter d’une «réserve cognitive», de circuits cérébraux alternatifs qui nous permettraient de limiter, dans une certaine mesure, l’expression d’une maladie cérébrale. Toutefois, ce sujet est complexe et débattu.

 
La fin d’une hiérarchie

Peut-on considérer que l’avancée des connaissances sur le cerveau a modifié notre rapport à la psychologie ?

Assurément. Les êtres humains se distinguent des espèces animales par leur volonté de comprendre le pourquoi des choses, de leur donner du sens, la quête ultime étant la connaissance de soi. Qui suis-je ? C’est le «Connais-toi toi-même» de Socrate. Ce questionnement, qui fait partie de la condition humaine, préexiste aux neurosciences, mais ces dernières lui confèrent une autre coloration.

La mise en évidence des mécanismes biologiques, matériels, qui sous-tendent les mécanismes psychologiques nous a amenés à comprendre différemment la psychologie. Il ne s’agit pas d’une simple question de localisation cérébrale, c’est-à-dire de savoir quelles régions et quels réseaux cérébraux président à l’état conscient, au fonctionnement de la mémoire, à la manifestation de telle ou telle émotion, etc. Non, le plus important n’est pas «où ça se passe», mais comment. Cela change fondamentalement la conception que nous avons de notre vécu psychologique et en retour, nous permet de réinterpréter le fonctionnement matériel de notre cerveau à la lumière de nos actes et de nos pensées. Se forment ainsi des boucles dialectiques.

À titre d’exemple, en découvrant que la mémoire consciente des épisodes de notre vie repose sur un système cérébral intimement lié au codage de la position spatiale des objets et de nous-mêmes, nous transformons la conception même de cette mémoire épisodique en lui découvrant une assise spatiale: la mémoire du temps vécu passe par un codage spatial des endroits où nous avons connu ces moments d’existence. Avec à la clé, des leçons à en tirer pour la conception des lieux de vie, pour l’urbanisation contemporaine, etc.

Par ailleurs, la seule certitude que nous ayons est que nous possédons une vie mentale. C’est le cogito cartésien – «Je pense, donc je suis.» Grâce aux neurosciences contemporaines et à leurs outils de neuroimagerie, on s’est rendu compte que n’importe quelle région du cortex peut fonctionner de manière consciente ou inconsciente et donc que d’un point de vue cérébral, conscient et inconscient sont étroitement mélangés. Voilà qui nous change du modèle psychologique traditionnel, où transparaît une hiérarchie entre un état «supérieur» et un état «inférieur» enfoui dans les profondeurs.

La conscience ne possédant pas une localisation qui lui est dédiée en propre dans le cerveau, est-ce sous l’angle d’un mode de fonctionnement, d’un dialogue particulier entre régions cérébrales qu’il faut l’envisager ?

À l’ICM, nous avons montré que des représentations mentales complexes, comme par exemple le sens d’un mot, peuvent être codées de façon inconsciente dans le cerveau. En fait, une myriade de circuits cérébraux très spécialisés travaillant en parallèle sont voués à l’élaboration continue de multiples représentations mentales inconscientes qui sont en compétition. Mais lorsque nous prenons conscience d’une de ces représentation, qui était sous-tendue au départ par un réseau cérébral spécialisé, elle accède à un vaste ensemble d’autres régions du cerveau que nous avons rassemblées, avec Stanislas Dehaene et Jean-Pierre Changeux, sous le nom d’«espace de travail global conscient» – formulation due initialement au psychologue américain Bernard Baars. La conscience émerge donc d’un «dialogue» entre les régions constitutives de cet espace.

Toutefois, dans des travaux assez récents, nous avons mis en évidence que si le traitement sémantique inconscient d’un mot est une réalité incontestable, cette «mécanique» inconsciente est soumise à de fortes influences conscientes.
À chaque instant, notre posture consciente déteint sur la nature des opérations mentales qui se déroulent en nous inconsciemment, de sorte que nos préoccupations du moment, nos émotions, nos projets, etc. influent sur les traitements sémantiques inconscients auxquels notre esprit/cerveau se livre à notre insu.

Lionel Naccache, neurologue à l’Institut du cerveau et de la mœlle épinière de Paris. Parlez-vous cerveau ? est son 6e ouvrage édité chez Odile Jacob

Sommes-nous aux ­commandes ?

Ces considérations ravivent le vieux débat sur le libre arbitre et le déterminisme. Quelle est votre position à cet égard ? 

Les résultats expérimentaux nous éloignent d’une vision naïve du libre arbitre, où tous nos actes et toutes nos pensées résulteraient de notre volonté propre, mais il n’empêche que l’on comprend encore mal tous les aspects de la prise de décision. La question du libre arbitre demeure très spéculative. Aussi me semble-t-il plus fécond de s’intéresser à un concept qui a l’avantage d’être opérationnel, notamment dans le champ de l’éthique et de la morale: l’agentivité.

Il existe des comportements dont nous ne sommes pas les agents volontaires. C’est généralement le cas, par exemple, lorsque nous clignons des yeux. Mais il y a en revanche des décisions et des actions dont nous nous sentons subjectivement les agents. Que nous soyons déterminés ou non à les prendre ou à les accomplir importe peu; ce qui compte, c’est notre vécu, le sentiment que nous éprouvons d’être ou non «aux commandes». De ce concept d’agentivité peut dériver une notion de responsabilité face à nos propres décisions et actions et par là même, une éthique et une morale.

C’est une position qui est lucide sur cette espèce de cécité qui est la nôtre quant aux vraies déterminations de nos pensées et de nos actions, mais qui a aussi le mérite d’être applicable. D’ailleurs, quand un tribunal essaie d’établir si un meurtrier est pénalement responsable ou non, la question est finalement celle de l’agentivité de ses actes.

Les résultats expérimentaux nous éloignent d’une vision naïve du libre arbitre, où tous nos actes et toutes nos pensées résulteraient de notre volonté propre, mais il n’empêche que l’on comprend encore mal tous les aspects de la prise de décision. La question du libre arbitre demeure très spéculative. Aussi me semble-t-il plus fécond de s’intéresser à un concept qui a l’avantage d’être opérationnel, notamment dans le champ de l’éthique et de la morale: l’agentivité.

Il existe des comportements dont nous ne sommes pas les agents volontaires. C’est généralement le cas, par exemple, lorsque nous clignons des yeux. Mais il y a en revanche des décisions et des actions dont nous nous sentons subjectivement les agents. Que nous soyons déterminés ou non à les prendre ou à les accomplir importe peu; ce qui compte, c’est notre vécu, le sentiment que nous éprouvons d’être ou non «aux commandes». De ce concept d’agentivité peut dériver une notion de responsabilité face à nos propres décisions et actions et par là même, une éthique et une morale.

C’est une position qui est lucide sur cette espèce de cécité qui est la nôtre quant aux vraies déterminations de nos pensées et de nos actions, mais qui a aussi le mérite d’être applicable. D’ailleurs, quand un tribunal essaie d’établir si un meurtrier est pénalement responsable ou non, la question est finalement celle de l’agentivité de ses actes.

L’avancée des neurosciences semble avoir sonné le glas du dualisme cartésien. Tout en adhérant pleinement à l’idée qu’il n’y a pas de pensée sans activité cérébrale pour la produire, vous évoquez néanmoins des propriétés immatérielles du cerveau en fonctionnement ?

Dire qu’un objet matériel a des propriétés immatérielles n’a rien de révolutionnaire, c’est même banal. J’aime citer cet exemple simple et éclairant formulé par le philosophe américain Daniel Dennett. Considérons un objet tel qu’un stylo. Il possède un centre de gravité que l’on peut calculer. Or, un centre de gravité est un point mathématique – il n’occupe ni volume ni surface, n’a ni masse ni poids. C’est donc déjà un attribut immatériel d’un objet matériel. Sans que cela pose le moindre problème pour le matérialisme ni ne constitue une démonstration du dualisme, d’une dissociation entre le corps et l’esprit. On peut donc attribuer des propriétés immatérielles à un objet qui n’a aucune vie mentale. Ces propriétés immatérielles du cerveau en fonctionnement pourraient ainsi inclure la subjectivité, la conscience et la pensée sans faire appel au dualisme.

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