Technologie

Vers des objets connectés plus durables ?

Virginie CHANTRY  •  virginie.chantry@gmail.com

Daria
Shevtsova/Pexels, FaiRphone, Julien Harneis/wiki

Les objets connectés font partie intégrante de nos vies modernes depuis plusieurs années maintenant. Le smartphone en est l’exemple le plus parlant et probablement le plus courant. Rien qu’en 2017,  403,5 millions s’en sont vendus dans le monde entier. La question que l’on se pose souvent lors de l’acquisition d’un nouveau GSM est la suivante: combien de temps va-t-il fonctionner ? Car nous connaissons tous le concept pernicieux de l’obsolescence programmée, qui n’est au final qu’une stratégie commerciale limitant dans le temps la durée de vie d’un appareil électronique afin que l’on soit amené à le remplacer plus rapidement… Et en plus d’être nuisible pour notre portefeuille, n’est-ce pas néfaste pour notre planète ? Les déchets électroniques n’étant pas ou peu recyclés. Ne serait-il pas temps de se diriger vers du numérique plus durable ? Tentons de savoir où la Wallonie se situe dans ce domaine et prenons le chemin de Louvain-la-Neuve

 

ENCOS signifie European Nanoelectronics Consortium for Sustainability ou consortium européen  de nanoélectronique pour la durabilité. Fondé en janvier 2017 par le Dr Thomas Ernst, directeur scientifique au Leti, Institut de recherche technologique à Grenoble dépendant du CEA Tech (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), et par Jean-Pierre Raskin, ingénieur et professeur au Pôle d’ingénierie électrique de l’Université catholique de Louvain, ce consortium de recherche encourage les acteurs du secteur des objets connectés à avoir une approche globale et collaborative dans la conception de leurs appareils électroniques. Il ne s’agit plus seulement de mettre en balance le coût et les performances techniques et technologiques de l’objet connecté. Il faut également tenir compte d’autres facteurs issus de l’écologie, de la géopolitique et de l’éthique pour n’en citer que quelques-uns. Des chercheurs de différentes disciplines telles que la science et l’ingénierie, mais également la philosophie, l’anthropologie, la sociologie et l’économie font d’ailleurs partie d’ENCOS, qui se veut un relai entre l’industrie, les autorités et les utilisateurs, tous 3 concernés par les procédés de fabrication des objets connectés et leur éventuelle évolution (nous l’espérons !) vers une approche plus globale et plus responsable.

Les objectifs d’ENCOS

ENCOS s’est fixé plusieurs missions, comme détaillé dans son «white paper» ou «livre blanc»:

  • •  Réduire la consommation d’électricité ainsi que la quantité de déchets industriels liés à la fabrication des objets connectés. Pour ce faire, plusieurs solutions: adopter des procédés à basse température, réduire et/ou récupérer la chaleur dissipée par les fours utilisés dans la production, réduire et recycler les déchets chimiques de production et les eaux usées au cours des divers processus, entre autres;   

  • •  Développer des technologies de fabrication plus respectueuses de l’environnement, notamment au niveau de l’usage de certains matériaux bruts comme les minerais (par exemple le coltan, duquel on extrait le tantale, élément indispensable à la réalisation d’un smartphone), dont certains sont rares et/ou toxiques, ce qui met en danger la vie des travailleurs au tout début de la chaîne de production, à l’extraction de ces minerais, en plus de mettre en péril les réserves de Mère Nature. Car si nous continuons sur notre lancée, c’est vers la pénurie de certains de ces matériaux que l’on se dirige. Sont concernés notamment l’indium, le platine, l’or et l’arsenic. Il faut donc en réduire nettement l’utilisation dans les objets connectés, ou mieux, trouver des substituts plus écoresponsables. Pour d’autres matériaux, c’est de futurs conflits géopolitiques dont il faut se méfier. Prenons par exemple les terres rares (matières minérales métalliques qui sont au nombre de 17 dont le scandium, l’europium et l’erbium): 95% de la production pour l’occident est assurée par la Chine, monopole qui risque de poser problème dans les années à venir. Un autre exemple parlant est celui des mines de cobalt en Afrique qui posent également beaucoup de questions à propos des conditions sanitaires et éthiques de travail (voir photo);   

  • •  Prolonger la durée de vie des appareils connectés avec une conception plus écoresponsable, par exemple en permettant de remplacer la pièce endommagée qui enraie la machine au lieu de devoir, comme c’est souvent le cas de nos jours, jeter carrément l’appareil et en racheter un nouveau… On parle d’«écodesign». Cela modifierait bien entendu le modèle économique du secteur tout entier. Pourquoi pas également envisager de réutiliser des parties d’objets connectés qui ne fonctionnent plus au lieu de les jeter ? En somme, se positionner dans un modèle économique circulaire.

  

•   Apporter davantage de transparence pour le consommateur, notamment au travers d’un étiquetage plus complet des produits faisant partie de la gamme connectée: provenance des matières premières qui les composent et lieux de manufacture permettraient une traçabilité précise. La durée de vie prévue par le fabricant devrait également figurer sur l’étiquette, toujours selon ENCOS.

En 2022, certaines estimations montrent qu’il y aura 50 milliards d’objets connectés sur notre planète…

•   Développer de nouveaux modèles d’entreprise (business models) qui ne se baseraient plus sur l’obsolescence programmée. Il serait par exemple possible d’envisager un modèle basé sur le service dans lequel le consommateur n’est pas propriétaire du bien. L’entreprise aurait alors tout intérêt à proposer des objets connectés ayant une plus longue durée de vie. Comme ENCOS le mentionne si bien, c’est déjà le cas des fameuses «box» que l’on a à la maison pour regarder la télé, ou encore des modems qui nous permettent de surfer sur le Web. Les softwares et leurs mises à jour obligatoires sont également pointés du doigt: ils finissent par ralentir la machine et l’utilisateur se sent alors souvent obligé d’acheter la version plus récente de l’objet connecté.

En résumé, le réseau ENCOS souhaite mettre au point de nouvelles méthodologies et des solutions innovantes pour la recherche fondamentale qui, à l’heure actuelle, est en train de se pencher sur des technologies qui seront utilisées en production dans une dizaine d’années environ. C’est donc maintenant qu’il faut agir pour préserver nos ressources notamment. Une fois qu’ils auront établi une approche systémique, elle sera mise à disposition des chercheurs dans les milieux académique et privé, qui pourront alors en tenir compte pour se diriger vers une approche plus globale et une électronique plus durable.

Mine de tungstène en République Démocratique du Congo.

L’obsolescence programmée limite dans le temps la durée de vie des
appareils électroniques et oblige le consommateur à racheter du neuf.

Le smartphone Fairphone.

Un smartphone durable

Selon Jean-Pierre Raskin, pour concevoir un smartphone durable, il faut tout repenser depuis le début de la chaîne. Le premier point concerne les matériaux utilisés et la façon dont ils sont extraits qui devrait être éthique et écoresponsable. Ensuite, la fabrication des composants à partir de ces matériaux devrait également être éthique et se passer dans de bonnes conditions de travail. Un autre facteur à prendre en compte est l’énergie ­utilisée tout au long de la chaîne de production. Sans oublier celle que nécessitera le smartphone pour fonctionner dont il faut aussi tenir compte dans le bilan écologique de l’appareil fabriqué. Un smartphone durable devrait aussi pouvoir être amélioré en cours d’utilisation et réparé en cas de panne.

FairPhone est un bon exemple de smartphone durable et éthique: un design pensé pour durer dans le temps avec un produit modulaire dont les éventuelles parties endommagées peuvent être réparées ou remplacées (écran, face arrière, batterie, etc.), l’utilisation de matériaux «fair» ou «équitables», moins toxiques et plus écoresponsables avec, dans la mesure du possible, un maximum de matériaux recyclés ou provenant de ressources renouvelables, et de bonnes conditions de travail que ce soit au niveau de la sécurité du travailleur, de sa santé ou du nombre d’heures prestées. Le recyclage et la réduction des déchets électroniques dans le monde entier est également au centre des préoccupations de FairPhone. Enfin, le système d’exploitation de leur smartphone est open source, ce qui signifie que le code source est libre d’accès et peut être modifié par qui le souhaite.

L’avis d’un expert

Pour déterminer les tenants et aboutissants de ce sujet plus que jamais d’actualité, nous avons interrogé Jean-Pierre Raskin, professeur ordinaire à l’École Polytechnique de l’UCLouvain.

Comment en êtes-vous arrivé à vous pencher sur ce problème de durabilité dans le domaine des objets connectés ?

Je suis co-titulaire et co-fondateur du cours IngénieuxSud depuis maintenant 6 ans. Je donne ce cours avec Stéphanie Merle de Louvain Coopération. Dans le cadre de ce cours-projet à option du Secteur des Sciences et Technologies de l’UCLouvain, nous demandons aux étudiants de collaborer avec leurs homologues du Sud pour travailler sur des questions techniques émanant du terrain et pour lesquelles ils doivent apporter des solutions appropriées et durables. Nous les encourageons à adopter une approche systémique, holistique et à toujours aller au-delà de leur propre expertise. Moi-même, je me suis posé plusieurs questions concernant mon propre domaine d’expertise qui est celui de la micro et nanoélectronique. J’ai discuté longuement avec des collègues du monde entier lors de conférences internationales et j’ai constaté que malheureusement, pratiquement rien n’est fait pour lutter contre l’obsolescence programmée. Pire: nous participons à renforcer celle-ci à travers nos travaux de recherche. Afin de réduire cette dissonance entre l’enseignement donné dans le cadre du cours IngénieuxSud notamment et mes recherches, j’ai voulu lancer une réflexion avec mes collègues scientifiques au travers d’ENCOS.

L’obsolescence programmée est donc bien un phénomène avéré ?

Il n’y a aucun doute. Bien évidemment, l’obsolescence programmée a plusieurs origines: hardware (difficulté de réparer, pièces de rechange non disponibles, pas de standard au niveau des connecteurs, etc.), software (obligation d’installer une version plus gourmande en ressource mais pas de réelle amélioration des fonctionnalités), psychologique ou culturelle. Nous vivons dans une société «technology push». Et la plupart des fabricants mettent un maximum de barrières entre le consommateur et la technologie de leur produit. […] Il faut donc recréer un lien fort entre l’utilisateur et la technologie. Cela passera entre autres par une meilleure compréhension de celle-ci. Il faut également rendre la technologie abordable et appropriable. Elle peut tout à fait l’être si la volonté existe au niveau des industriels mais aussi de l’institution universitaire !

 

Pensez-vous que le citoyen puisse réel­lement agir par ses choix dans la vie de tous les jours ? Encore faut-il que des offres différentes en matière d’objets connectés soient proposées sur le marché.

En effet, difficile aujourd’hui d’accéder à des objets électroniques connectés durables. Les exemples ne sont pas nombreux, mais des initiatives industrielles existent comme le cas bien connu du FairPhone. Le citoyen peut cependant agir de diverses manières dès aujourd’hui: à travers la sobriété évidemment, mais aussi grâce à l’achat de seconde main, le partage, l’échange, les «repair cafés» ou encore en étant actif dans des collectifs de consommateurs comme HOP (Halte à l’Obsolescence Programmée).

N’est-il donc pas déterminant de former dès maintenant les ingénieurs et autres scientifiques à ce mode de pensée plus global ?

Si, c’est primordial ! Nous ne pouvons pas rêver d’une société plus consciente, plus responsable et plus durable si les acteurs de demain sont toujours formés uniquement de manière très disciplinaire. Nous devons former des experts, il n’y a aucun doute là-dessus, mais des experts capables de dialoguer et désireux de co-construire les technologies de demain. Il faut que les étudiants embrassent la complexité de notre monde et pour cela, nous devons leur donner des outils. Ils doivent pouvoir utiliser leur expertise dans une démarche commune holistique.

Quel conseil pouvez-vous donner à nos lecteurs pour leurs prochains achats ­d’objets connectés ?

N’achetez un objet que si celui-ci est strictement nécessaire. Il faut qu’il apporte une vraie plus-value à votre quotidien. S’il est vraiment indispensable, assurez-vous de pouvoir le réparer s’il tombe en panne. Et faites des recherches sur Internet pour avoir un maximum d’informations sur le produit: sa durabilité, sa robustesse, ses plans, sa garantie, l’accès aux pièces de rechange, etc…

Les Repair Cafés sont de plus en plus nombreux en Belgique. Tout le monde y est le bienvenu et tous types d’objets peuvent y être réparés, grâce à des réparateurs volontaires. 

Techno-Zoom

«Votre arrosage intelligent et connecté, piloté du bout des doigts». Tel est le slogan adopté par la compagnie Poolse qui a développé l’objet connecté «poolse:arrosage». Comme ce slogan l’indique, il s’agit d’un système d’arrosage intelligent pour votre jardin. Contrôlé depuis un smartphone, une tablette ou un ordinateur grâce à une interface de gestion, ce système est doté d’un boîtier à placer sur votre modem (servant de relais radio) et d’un module de contrôle de l’arrosage. L’équipement d’arrosage (tuyaux, etc.) n’est pas inclus. Il est possible de définir 9 zones différentes dans votre jardin. Vous pouvez programmer manuellement l’arrosage en choisissant l’horaire, la durée en fonction de ces zones et des saisons, mais aussi le déclencher où que vous soyez ou le stopper si vous constatez que la pluie commence à tomber. Grâce à ce qu’ils appellent une «intelligence artificielle», l’arrosage peut être entièrement géré par Poolse en fonction de données météorologiques provenant notamment de METEO France ou AccuWeather et être par exemple retardé si de la pluie est prévue. 

 

Par la suite, l’arrosage est adapté en fonction de la quantité de pluie réellement tombée.  L’intelligence Poolse a également pour but de calculer la compensation nécessaire à la perte d’eau due à l’évapotranspiration dans l’atmosphère (évaporation de l’eau du sol et transpiration des plantes), en fonction de tous les paramètres dont il dispose. Développé et fabriqué en France, ce système peut être utilisé avec une station météo Netatmo dotée d’un pluviomètre à placer dans votre jardin pour plus de précision. L’objectif de Poolse ? Vous rendre la vie plus facile certes mais surtout optimiser l’arrosage de votre jardin pour s’assurer de ne pas gaspiller de l’eau. Couplé à une citerne de récupération d’eau de pluie, ce système semble idéal et écoresponsable. Et c’est bien ! Mais cet objet connecté en lui-même est-il pensé de façon durable ? Grâce à l’article de cette rubrique, je me pose la question ! Et vous ?


Références

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