Physique

Une
DUNE contre les insaisissables

Henri DUPUIS • dupuis.h@belgacom.net

©2017-2019 CERN, LBNF/DUNE

Ils sont plusieurs milliards à nous traverser chaque seconde: les neutrinos sont envahissants et pourtant, ils sont presqu’insaisissables. Le prototype des détecteurs de la future expérience DUNE vient néanmoins d’enregistrer ses premières traces de particules 

Intérieur de l’un des 2 prototypes de détecteur construits au CERN. Ceux qui seront utilisés dans l’expérience DUNE seront en réalité 20 fois plus grands

  

L’aventure des neutrinos fait partie des plus belles pages de la physique. Quand les physiciens découvrent la radioactivité au 19e siècle, ils expliquent assez rapidement son mécanisme: un noyau atomique se transforme en un autre plus stable en émettant de l’énergie sous forme de rayonnement. Ce rayonnement est de 3 types, appelés α (émission de noyaux d’hélium), β (des électrons) et γ (des photons). Mais d’où vient cette énergie ? Einstein est arrivé à point nommé pour répondre à cette question avec son équivalence entre masse et énergie. Un noyau plus stable est un noyau de masse inférieure. Lors de la radioactivité, la masse perdue est de l’énergie qui s’exprime sous forme de rayonnement. La vérification expérimentale de cette explication ne tarda pas: on mesura effectivement que l’énergie du rayonnement représentait la différence de masses (d’énergies) entre l’atome de départ et celui d’arrivée. Sauf que…. Si cela coïncide parfaitement dans le cas de rayonnements α et γ, il n’en est pas de même pour le rayonnement β: dans ce cas, les électrons émis le sont systématiquement avec une énergie inférieure à ce que la théorie d’Einstein prévoit ! Ce phénomène inexplicable va hanter la physique tout au long des années 1920 au point que certains (et non des moindres, comme Niels Bohr) vont affirmer que le principe de conservation de l’énergie, pilier de la physique, pourrait finalement n’être vérifié que statistiquement dans les phénomènes atomiques. Autre physicien très célèbre, Wolfgang Pauli estime pour sa part que le principe de conservation de l’énergie reste valable et qu’il doit y avoir une autre explication. Le 4 décembre 1930, dans une lettre adressée à des collègues réunis à Tübingen et restée célèbre (elle commence ainsi: «Chers mesdames et messieurs radioactifs, …») il émet une hypothèse folle: une autre particule, située dans le noyau, est émise en même temps que l’électron lors du phénomène de radioactivité β; une particule non encore détectée, neutre électriquement et dont la masse, légère, doit être du même ordre de grandeur que celle de l’électron; il lui donne un nom: le neutron ! Mais Pauli reste très sceptique face à sa solution, comprenant mal comment cette nouvelle particule est dans le noyau et en même temps émise lors de la désintégration. Une réticence bienvenue puisqu’en 1932, on découvre une nouvelle particule, constitutive du noyau atomique au côté des protons. Cette particule est électriquement neutre et on l’appelle donc très justement… neutron ! Mais ce nouveau neutron diffère de celui de Pauli selon, notamment, un critère essentiel: sa masse est beaucoup plus élevée, de l’ordre de celle du proton. La particule de Pauli n’est cependant pas abandonnée, bien au contraire car la nouvelle configuration du noyau (protons + neutrons) permet de penser que des électrons et des particules de Pauli se forment lors du processus de désintégration β. C’est Enrico Fermi, grand défenseur de l’existence de cette particule hypothétique, qui lui donne alors le nom de «petit neutre» ou neutrino en italien. Lors du Congrès Solvay d’octobre 1933 à Bruxelles, le neutrino va définitivement s’imposer face à l’hypothèse de non conservation de l’énergie et sa description va s’affiner: une particule neutre, de masse nulle. De brillante conjecture, il devint une particule réelle.

 
Une longue traque

Réelle ? Encore fallait-il la découvrir. La probabilité pour qu’une telle particule interagisse avec la matière est en effet infime. Infime mais pas nulle. D’où la conception de détecteurs gigantesques, embusqués près de réacteurs nucléaires, grands producteurs de neutrinos. L’expérience décisive eut lieu en 1955: à Savannah River (USA), le détecteur enregistre des événements dont ses concepteurs, Reines et Cowan, peuvent affirmer, après bien des vérifications, qu’il s’agit de la manifestation de neutrinos.

L’expérience DUNE (Deep Underground Neutrino Experiment) dont il est question aujourd’hui, est un lointain successeur du premier détecteur des années 1950. L’expérience en tant que telle doit débuter en 2026 aux États-Unis mais les prototypes des détecteurs ont été construits et sont testés au CERN, à Genève. En octobre, ses concepteurs ont annoncé que le prototype du détecteur double phase avait enregistré des traces de particules. L’autre prototype, monophase, fonctionne pour sa part depuis septembre 2018. Un détecteur de l’expérience sera en effet «classique», c’est-à-dire qu’il comportera de l’argon liquide. Les capteurs qui y seront immergés enregistreront les traces laissées par les neutrinos lorsqu’ils entreront en collision avec les atomes d’argon. Le détecteur double phase, pour sa part, est identique sauf qu’il comporte une zone de détection composée d’argon gazeux au-dessus de l’argon liquide. Selon les concepteurs, ce type de détecteur devrait émettre des signaux plus intenses et donc déceler des interactions de neutrinos d’énergie moins élevée.

Reste une question, d’importance. Si les neutrinos se coulent parfaitement dans le modèle standard des particules et que, depuis les années 1950, on a pu prouver leur existence, pourquoi, plus d’un demi-siècle plus tard, consacrer autant d’efforts et d’argent pour vouloir mieux encore les observer ? Parce que ces particules de matière, les plus abondantes de l’univers, sont, du moins le soupçonne-t-on, des clés qui permettraient d’ouvrir de nouvelles voies en physique. Elles pourraient en effet se révéler très utiles dans 3 domaines au moins. Le premier est… notre existence même ! Nous ne sommes là, rappelons-le, que parce qu’à un moment, la matière a pris le pas sur l’antimatière. Pourquoi ? Comment ? Ces particules qui voyagent à travers tout depuis les débuts de l’univers devraient nous en dire davantage car DUNE étudiera aussi les antineutrinos. Ensuite, grâce justement à la présence de la phase gazeuse d’argon dans certains détecteurs, DUNE pourra étudier les neutrinos moins énergétiques produits lors des explosions d’étoiles. De quoi sans doute en apprendre davantage sur la formation des étoiles à neutron et des trous noirs. Enfin, leur étude pourrait lever une incertitude: les protons ont-ils une durée de vie infinie ou finissent-ils par se désintégrer ? Des réponses à ces questions, peut-être, dans une dizaine d’années…

Schéma de l’expérience DUNE qui doit débuter en 2026: des neutrinos sont émis par un réacteur du Fermilab, près de Chicago. Ils sont d’abord observés par un détecteur proche de la source, puis dans un second situé à plus d’1,5 km sous la surface, 1 300 km plus loin, dans le Dakota du Sud

La trajectoire d’un muon cosmique mise en évidence par le détecteur prototype ProtoDUNE de phase double. Le muon a ionisé les atomes d’argon lors de son passage, laissant une trace visible (Image : ProtoDUNE)

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