Mathématiques

Un carré surprenant

Héctor Rodríguez/Flickr 

Pour ce numéro, j’avais envie de vous raconter une belle histoire. De celles qu’on ignore bien trop souvent. De celles qui – à coup sûr – vous fera pousser instinctivement un Waooh de plaisir ! Qui parmi vous n’est jamais resté ébaubi d’admiration face à une toile de Vasarely, Kandinsky ou encore de Mondrian ? Aujourd’hui, je vous propose d’élargir votre répertoire d’œuvres géométriques en découvrant «Carré greco-latin d’ordre 10» du mathématicien américain E.T. Parker. Ernest Tilden Parker. Certes, le titre de cette perfection aurait pu être un peu plus rêveur mais son histoire est vraiment passionnante.  Et c’est celle-ci que je vais vous conter aujourd’hui !

Carré greco-latin d’ordre 10 d’Ernest Tilden Parker

Tout commence en 1723 lorsque le mathématicien français Jacques Ozanam publie ses Récréations mathématiques. On y retrouve une amusette, à l’apparence anodine, qui sera pourtant à la base d’une véritable épopée. Pour mieux vous plonger dans les faits, je vous conseille d’aller chercher un jeu de cartes et de ne garder que les as et les figures. Maintenant, avec ces 16 cartes, tentez de créer un carré (4 par 4) de sorte que toutes les lignes et toutes les colonnes contiennent une carte de chaque rang, c’est-à-dire un valet, une dame, un roi et un as. Facile ? Je n’avais pas terminé: en plus, ceux-ci doivent être de couleur différente. Et n’oubliez pas qu’aux cartes, le mot couleur ne signifie pas noir ou rouge mais bien pique, cœur, carreau et trèfle. Bien entendu, si vous n’avez pas de jeu de cartes sous la main, n’hésitez pas à griffonner vos tentatives sur du papier.

Vous avez réussi ? Bravo ! Maintenant – sans dénigration aucune – sachez qu’il y a tout de même…  1 152 solutions différentes ! Évidemment, grâce aux symétries et aux rotations, on peut les regrouper en 144 familles qui, elles-mêmes, se répartissent finalement en 2 grands types. Pour ceux qui cherchent encore, vous trouverez à la fin de cet article une solution possible. Vous apprendrez peut-être que la figure que vous venez d’obtenir s’appelle un carré greco-latin car Leonhard Euler, le héros suisse de notre histoire, n’utilisait pas des cartes mais les 4 premières lettres grecques… et latines. Remarquez que si vous n’utilisez qu’une seule des 2 contraintes (chaque ligne et chaque colonne contient une carte de chaque rang sans prendre en compte la couleur), le carré devient simplement… latin. Eh oui, toutes les grilles complétées de SuDoKu ne sont que de merveilleux exemples de carrés latins. Ce qui ne signifie pas pour autant que tous les carrés latins (9 x 9) sont susceptibles d’être une solution de SuDoKu. Mais ça, c’est une autre histoire !

Revenons à nos 16 cartes. Cela ne vous étonnera certainement pas de découvrir – les mathématiciens adorent ranger, classer, ordonner – que le carré greco-latin obtenu est qualifié d’ordre 4. Ce qui nous amène à la question qui a hanté Léonhard Euler durant de nombreuses années: si on agrandit (ou rétrécit) l’ordre du carré, est-il toujours possible de trouver une solution ? 

 
À vous de jouer ! 

Essayez avec un carré d’ordre 2, vous allez très vite vous rendre compte que c’est impossible. En revanche, c’est assez facile s’il est d’ordre 3. Pour l’ordre 4, je vous ai appris qu’il en existait 1 152 différents et pour l’ordre 5, si vous cherchez un peu, beaucoup, passionnément, vous en trouverez également. Bien sûr, avec les cartes ce n’est plus possible d’essayer (il manque une couleur) mais du papier suffira.

Représentez une grille de 5 par 5 et complétez-la avec des nombres de 2 chiffres. Pas n’importe lesquels évidemment: ceux de 11 à 15, de 21 à 25, de 31 à 35, de 41 à 45 et de 51 à 55. Sur chaque ligne et sur chaque colonne, n’importe quel chiffre ne peut apparaître qu’une seule fois comme unité et une seule fois comme dizaine. Oui, je sais, j’aurais pu faire plus simple en vous proposant de prendre 5 lettres et 5 nombres mais ça me paraissait moins drôle. Alors ? Je peux vous féliciter ? Excellent ! Et maintenant que vous prenez goût à la chose, irrésistiblement, je suis certain que vous êtes tenté de résoudre un carré greco-latin d’ordre 6. Mais là, je serai très mauvais bougre de vous laisser chercher. Ce défi obsédait tellement Euler qu’il l’avait rebaptisé en «problème des 36 officiers»: comment disposer 36 officiers de 6 grades différents et de 6 régiments différents en carré de manière à ce que chaque ligne et chaque colonne contienne un officier de chaque grade et de chaque régiment ?

 
Privilège de génie

Le talentueux Euler cherche… et ne trouve aucune disposition ! Pas une seule ! Le hic, c’est que dans ce cas, on attend alors d’un mathématicien (surtout à propos d’Euler) qu’il démontre par une argumentation soignée pourquoi ce n’est plus la peine de chercher. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait bien des années plus tôt lorsqu’il a découvert que les curieux habitants de la ville de Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad) cherchaient une promenade cyclique passant une et une seule fois par chacun des 7 ponts de la ville. Euler leur a démontré noir sur blanc que cette balade ne pouvait pas exister: arrêtez de chercher, c’est IM-PO-SSI-BLE. La quadrature du cercle avant l’heure. Mais cette fois, le mathématicien sue et transpire sans parvenir pour autant à un résultat probant. En 1782, il jette l’éponge et publie un mémoire intitulé Recherches sur une nouvelle espèce de carrés magiques dans lequel il conclut, avec l’aplomb que seuls les immenses génies peuvent se permettre: «Puisque moi-même, je n’ai pas réussi à trouver un seul carré greco-latin d’ordre 6, c’est qu’il n’en existe tout simplement pas !». Ite missa est (La messe est dite).

Oui, j’en conviens: c’est gonflé comme argument. Mais vous devez bien savoir que ce n’est pas n’importe qui Euler. On évoque quand même l’un des plus grands mathématiciens de tous les temps. Ses œuvres complètes représentent plus de 100 volumes contenant 800 travaux ! Surnommé le cyclope à cause de la perte de son œil droit à 28 ans, Léonhard Euler devient même quasiment aveugle sur la fin de sa vie en raison d’une cataracte. Et malgré tout, il continue à produire de nouveaux théorèmes en dictant ses pensées à des assistants. Personne n’ose (ou n’est capable) remettre en question les propos du maître. Dans sa publication, Euler va même plus loin: non seulement, il affirme qu’il est impossible de trouver un carré greco-latin si celui-ci est d’ordre 6 mais c’est pareil pour ceux d’ordre 10, 14, 18, 22… Bref, impossible pour tout carré d’ordre (4k + 2), k étant un nombre entier positif quelconque. En revanche, pour tous les autres ordres, il existe à chaque fois des solutions. 

Carré greco-latin d’ordre 27

 
Un contrôleur d’impôts obsédé

Soit. Euler a dit et c’est ainsi. Les choses resteront telles quelles durant plus de 100 ans. Jusqu’au moment où les carrés greco-latins reviennent à la mode et qu’un contrôleur des impôts français – mathématicien de formation – se passionne subitement pour le problème. En 1900, Gaston Tarry confirme enfin, par une démonstration, ce qui n’avait été qu’un pressenti pour Euler: le problème des 36 officiers est bel et bien impossible. La démonstration est fastidieuse mais indiscutable. Forcément, cela renforce immédiatement l’idée qu’Euler avait aussi raison pour les carrés d’ordre 10, 14, 18, 22… Mais en mars 1959, coup de tonnerre: l’indien Raj Bose et son élève Shrikhande découvrent un carré greco-latin d’ordre 22 ! Un exemple qui démonte tout à coup 177 ans de croyances eulériennes ! C’est un tel choc que le New York Times du 26 avril 1959 met l’événement à la Une de son journal: «Une conjecture mathématique majeure énoncée il y a 177 ans est démentie !». Le mathématicien Ernest Parker se penche alors sur les travaux de ses confrères et découvre une méthode qui lui permet de construire un carré d’ordre 10. C’est le chef-d’œuvre présenté en illustration de cet article (voir photo p. 33) ! Un an plus tard, bel esprit d’équipe: les 2 Indiens Bose et Shrikhande collaborent avec l’américain Parker et démontrent que le problème des officiers est toujours possible… sauf dans 2 cas exceptionnels: le carré d’ordre 2 et celui d’ordre 6.

Encore une belle histoire qui illustre merveilleusement bien combien les mathématiques sont vivantes et pleines de surprises. D’ailleurs, ça porte le nom d’un effet surprenant, un effet étonnant, un effet que moi j’ai l’habitude d’appeler l’effet #Waooh !

Jeu carré greco-latin: une des 1 152 solutions !

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