Physique

Le muon fait tourner la physique en bourrique

Henri DUPUIS • dupuis.h@belgacom.net

Fermilab/Reidar Hahn, Penn State University/Dani Zemba

La date du 7 avril 2021 restera peut-être un jour comme celle de la naissance d’une nouvelle physique. Pour l’heure, elle est plutôt synonyme d’une certaine confusion. Le responsable ? Une particule appelée muon (µ).

L’expérience Muon g-2 au Fermilab. Les muons (ou plutôt des anti-muons dans ce cas-ci) arrivent en haut à droite. Ils tournent dans l’anneau bleu où ils interagissent avec des particules du vide quantique. (Fermilab/Reidar Hahn)

Le Modèle Standard de la physique des particules (SM en anglais) est une construction intellectuelle remarquable. Édifié tout au long de pratiquement tout le 20e siècle, il décrit les propriétés des particules fondamentales et leurs interactions (sauf la gravitation). Sa mise au point a joué un rôle essentiel dans la découverte des briques de notre matière grâce à son caractère prédictif: souvent, les théoriciens ont ainsi pu prédire l’existence de particules laissant le soin aux expérimentateurs – mais qui grâce à cela savaient dans quelle fourchette d’énergie chercher – le soin de les découvrir bien des années après lorsque les moyens technologiques étaient enfin disponibles. Malgré leur fierté et leur ravissement face à cette construction intellectuelle remarquable, les physiciens n’ont eu de cesse… de la démolir. Ou du moins d’y trouver des failles. Car s’il explique beaucoup de phénomènes (le laser, l’énergie du soleil, la masse…), le SM n’explique pas tout, dont la matière noire, la dissymétrie matière-antimatière par exemple. Pour les spécialistes du domaine, il n’est donc qu’une approximation, une partie d’une théorie plus vaste, un peu comme la mécanique de Newton l’est par rapport à la relativité d’Einstein. Ce qui ne veut pas dire qu’il est «faux», pas plus que Newton ne l’est, restant tout à fait valable dans son champ d’application. Simplement, il y a «quelque chose d’autre»… Ce quelque chose d’autre est ce que les physiciens nomment la Nouvelle Physique qu’ils tentent désespérément, en vain jusqu’ici, de découvrir.

Mais comment trouver cette faille ? Le plus simple en apparence est de découvrir une particule fondamentale non prévue par le modèle. C’est ce à quoi s’emploient les grands accélérateurs de particules comme le LHC du CERN. Mais avec de moins en moins de conviction. Et la crainte qu’elle ne soit située dans des domaines d’énergie que même les plus grands collisionneurs en projet ne pourront atteindre. Que faire alors ? Devenir maniaques, devenir des obsessionnels de la précision. Et trouver des différences de valeurs entre prédictions théoriques et mesures expérimentales. La preuve que la théorie (le SM) n’expliquerait pas tout, qu’il lui manquerait peut-être «quelque chose». À condition, bien sûr, d’être absolument certain et des calculs théoriques et des observations. C’est ici qu’intervient notre muon.

 
L’expérience Muon g-2

Le muon (lire l’encadré) se comporte comme une petite sphère chargée en rotation, c’est-à-dire qu’il possède un moment cinétique – un spin – ce qui implique qu’il est analogue à une petite barre aimantée et possède donc aussi un moment magnétique. C’est le calcul de la valeur de ce moment magnétique qui intéresse les physiciens. Son expression contient un facteur appelé facteur de Landé, noté g. Paul Dirac a calculé la valeur de ce facteur (elle vaut 2) pour l’électron, cousin du muon, dès 1928. Plus tard, la même valeur a été trouvée pour le muon. Mais ces valeurs ne prenaient pas en compte l’effet de toutes les particules avec lesquelles interagissent les muons. Or c’est là que tout se joue pour le SM. En effet, le muon peut être assimilé à une toupie qui se déplace en tournant sur elle-même. Dans les expériences comme Muon g-2, le muon se déplace dans le vide quantique, vide peuplé de particules éphémères. Il interagit donc avec celles-ci et son moment magnétique s’en trouve modifié. Il est alors appelé «moment magnétique anormal» noté g-2 (g moins 2), qui a donné son nom à l’expérience. On comprend alors tout l’intérêt de notre muon: les calculs théoriques de ce g-2 se basent évidemment sur les particules connues du SM; les calculs des expérimentateurs se basent sur leurs observations. S’il y a différence significative entre les 2 résultats, cela veut dire qu’une ou des particules qui ne sont pas prises en compte par le SM interagissent avec le muon ! Le muon est donc en quelque sorte un révélateur de particules.

Les 2 voies ont été suivies en parallèle. D’une part, les théoriciens se sont efforcés de calculer la valeur de g avec le plus de précision possible, opération extrêmement complexe dans le cas du muon. D’autre part, les expérimentateurs ont construit des expériences pour mesurer cette valeur.

Côté expérimental, une expérience – E821 – réalisée au Brookhaven National Laboratory avait réjoui tout le monde lors de la publication de ses résultats en 2001: la valeur observée de g-2 différait significativement de celle obtenue par les théoriciens à l’époque, situation qui laissait présager d’une faille dans le Modèle Standard. Mais une seule expérience, c’est peu ! L’expérience Muon g-2 a alors été conçue, au Fermilab cette fois. C’est elle qui vient de livrer ses premiers résultats ce 7 avril (1), qui confirment ceux obtenus par E821. Tout va bien donc, il y aurait bien une faille dans le SM ? Pas nécessairement car le même jour (quel timing !), Nature publiait un article de théoriciens (2) cette fois… qui arrivent à une nouvelle valeur du moment magnétique anormal plus proche de celle des expérimentateurs !

Tout semble donc à refaire. D’autant que les 2 voies qui s’opposent posent question. D’une part, l’expérience Muon g-2 est tout à fait identique dans son principe à l’expérience E821; peut-être faudrait-il trouver un autre moyen d’observation du moment magnétique. D’autre part, à l’inverse, les théoriciens ont changé totalement leur méthode de calcul. Ce qui demande d’autres vérifications.

 

(1) Measurement of the positive muon anomalous magnetic moment to 0.46 ppm. B. Abi et al. (Muon g-2 Collaboration), Phys. Rev. Lett. 126, 141801 (2021).

(2) Leading hadronic contribution to the muon magnetic moment from lattice QCD.
Borsanyi S., Fodor Z., Guenther J.N. et al.
Nature (7 april 2021)

 

Le muon

Selon le modèle standard de la physique des particules, le muon (découvert en 1936) est une particule élémentaire (à l’égal du quark, de l’électron ou du neutrino). Comme l’électron, iI est de charge négative (ou positive pour l’antiparticule) mais a une masse 207 fois plus grande que celle de l’électron.

Leur principale source est la désintégration d’autres particules, les mésons pi, créées dans la haute atmosphère terrestre par le bombardement des rayons cosmiques. Bien qu’instables (ils ne durent que 2 millionièmes de seconde), comme ils circulent à des vitesses proches de celle de la lumière, ils ont le temps de parcourir une longue distance avant de disparaître et beaucoup atteignent donc le sol. D’autant qu’étant très lourd, un muon a peu de chances d’interagir (il bouscule un peu tout sur son passage). Avec les neutrinos, ils constituent ainsi l’essentiel du rayonnement cosmique qui parvient au niveau de la mer. Chaque seconde, nous sommes donc traversés par une trentaine de muons.

Enfin, dernière caractéristique, comme il est une particule chargée et qu’il tourne en quelque sorte sur lui-même, le muon engendre un champ magnétique: il se comporte comme un petit aimant.

Vue d’artiste représentant le muon, toupie aimantée en rotation, se déplaçant selon une trajectoire (Penn State University/Dani Zemba)

 

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