Santé

Perfectionnisme : attention danger !

Everton Nobrega/Pexels

Le mieux est l’ennemi du bien, dit-on couramment. Et de fait, le perfectionnisme porte le plus souvent en lui le germe de l’échec pour celui qui s’assigne des standards de performance extrêmement élevés. Aujourd’hui, il suscite une attention de plus en plus affirmée des psychologues et des psychiatres eu égard au rôle délétère qu’il joue dans l’apparition et le maintien de divers troubles psychopathologiques


Dans la vie courante, le perfectionnisme semble a priori être perçu comme une qualité. Il peut cependant paraître excessif lorsqu’il donne le sentiment de dériver vers des comportements pointilleux à l’extrême. Au sein de la communauté des chercheurs, l’approche du phénomène est différente. D’autant que la définition même du perfectionnisme n’y fait pas encore l’objet d’un consensus, pas plus que les processus psychologiques qui le sous-tendent ni les échelles vouées à le mesurer. Si pour certains auteurs, le perfectionnisme peut s’avérer tantôt positif ou neutre, tantôt délétère, d’autres le considèrent comme toujours inadapté.

Dans tous les cas, il se caractérise par des niveaux d’exigence particulièrement élevés, voire irréalistes envers soi ou envers autrui. Mais cette dimension est-elle la seule ? Non, concluent les modèles multidimensionnels ayant vu le jour à partir des années 1990. Il ressort des tentatives d’unification de ces modèles que le perfectionnisme inadapté renferme une deuxième dimension cardinale, celle des préoccupations évaluatives, lesquelles s’expriment à travers une tendance à être très critique par rapport à ses propres réalisations et partant, à accepter difficilement de ne pas avoir atteint les objectifs que l’on s’était assignés. Cette deuxième dimension serait la clé de voûte de l’inadaptation et des conséquences qu’elle draine dans son sillage. En effet, selon Paul Hewitt, de la University of British Columbia à Vancouver, et Gordon Flett, de la York University à Toronto, on assisterait, en cas d’échec, à une détresse psychologique résultant de l’écart entre le «soi actuel» et le «soi idéal».

Il y a débat sur l’existence d’un perfectionnisme adapté qui serait le propre d’individus possédant des niveaux d’exigence élevés mais ne souffriraient pas de leurs échecs et donc, se tiendraient à distance d’une autocritique néfaste. «La notion de perfectionnisme adapté s’est particulièrement développée dans le champ de la psychologie de la motivation et de la psychologie du sport, rapporte la professeure Céline Douilliez, de l’Institut de recherche en sciences psychologiques (IPSY) de l’UCLouvain. Elle a influencé la clinique. Par le passé, on se focalisait sur la réduction des standards personnels des patients présentant un perfectionnisme inadapté. Aujourd’hui, l’objectif est fréquemment d’amener les patients à être capables d’accepter l’échec tout en ne renonçant pas complètement à leurs exigences personnelles

Reste à savoir si, comme l’estiment certains auteurs, le fait de posséder des exigences extrêmement élevées n’est pas déjà en soi un signe d’inadaptation. Prenons l’exemple d’un athlète de haut niveau chassant la performance. Quand bien même accepterait-il de ne pas avoir atteint ses objectifs, il est probable qu’il redoublera d’efforts pour les réaliser ultérieurement, ce qui pourra lui occasionner un syndrome de surentraînement, sorte de burn-out sportif. En d’autres termes, un niveau d’exigences très élevé peut conduire à lui seul, du moins dans certains cas, à une dérive pathologique. «Je pense qu’il n’y a pas de règle absolue et que tout dépend des domaines. Ainsi, dans les troubles des conduites alimentaires, le simple fait d’avoir des exigences de poids excessives est nuisible pour la santé», indique la professeure Douilliez.

 
La peur de l’échec

Habituellement,
les perfectionnistes ont peine à gérer leurs échecs. Cette situation engendre
des conséquences cognitives, émotionnelles et comportementales. Comme le
souligne la psychologue de l’UCLouvain, la personne perfectionniste pourrait
alors être en proie à des ruminations ancrées dans l’autocritique, à des
émotions négatives, telles que de la tristesse, de la colère vis-à-vis de soi,
de la honte, ou encore à une anxiété liée à la peur d’être confronté à un nouvel
échec dans le futur. De même, les comportements peuvent devenir excessifs et
rigides. Exemple: nettoyer sa maison de fond en comble avant de recevoir des
amis. Sont également possibles des comportements d’évitement, comme renoncer à
participer à une épreuve sportive de crainte de la perdre, ou de
procrastination – remettre à plus tard une activité, toujours par peur de
ne pas être à la hauteur de ses standards de performance.

Ces conséquences
cognitives, émotionnelles et comportementales du perfectionnisme inadapté sont
d’autant moins anodines qu’il a été montré par différentes études qu’elles
favorisent le développement et le maintien de divers troubles
psychopathologiques, tels que les troubles dépressifs, les troubles
obsessionnels-compulsifs, les troubles anxieux, les troubles des conduites
alimentaires (boulimie, anorexie mentale), l’insatisfaction corporelle, le
burn-out, les idées suicidaires, le syndrome de fatigue chronique… «De
nombreuses recherches ont également montré que le perfectionnisme constitue un
trait de caractère qui nuit à l’efficacité d’une prise en charge des troubles
psychologiques
», précise Céline Douilliez.

Les chercheurs
britanniques Thomas Curran, de la London School of Economics and Political
Science, et Andrew Hill, de la York St John University, ont réalisé une
méta-analyse à partir de l’ensemble des études américaines, britanniques et
canadiennes consacrées au perfectionnisme chez les étudiants entre 1989 et
2016. Leur conclusion est sans appel: la propension au perfectionnisme est en
nette augmentation chez les étudiants actuels par référence aux chiffres des
années 2000 et plus encore des années 1990. Probablement le phénomène
s’explique-t-il par un contexte sociétal où la rentabilité est portée au
pinacle, où le climat de compétition est exacerbé, notamment par les médias
sociaux, où, en définitive, circule l’idée que la perfection peut et doit être
atteinte. Étant donné l’impact négatif d’un haut niveau de perfectionnisme sur
nombre de troubles psychologiques, d’aucuns appréhendent même la progression de
celui-ci comme un problème de santé publique.

«Différentes études ont montré que les conséquences cognitives, émotionnelles et comportementales du perfectionnisme inadapté favorisent le développement et le maintien de divers troubles psychopathologiques.»

 
L’estime de soi

En un sens, le
perfectionnisme est une entité tricéphale. Primo, il peut être orienté vers
soi, l’individu choisissant délibérément de se fixer un niveau d’exigences très
élevé dans la poursuite de certains objectifs. Secundo, il peut être
socialement prescrit. L’individu nourrit alors l’idée que l’on attend de lui la
perfection. Tertio, les exigences peuvent être dirigées vers d’autres
personnes, dont on escompte une performance irréprochable. Les 3 formes de
perfectionnisme sont indépendantes, mais peuvent coexister chez une même
personne, et ce, dans des proportions variables.

Une meilleure
compréhension des mécanismes qui rendent les perfectionnistes plus vulnérables
sur le plan psychologique constitue une étape essentielle dans la perspective
d’interventions psychothérapeutiques. En 2002, le professeur Roz Shafran,
aujourd’hui à l’University College London, proposa avec ses collaborateurs une
nouvelle conceptualisation du perfectionnisme centrée, comme l’écrivent
Bérénice Delor, Céline Douilliez et Pierre Philippot dans un article récent,
«sur les processus psychologiques qui le maintiennent, qui en font un facteur
de risque et/ou de maintien de nombreux troubles psychopathologiques ainsi que
d’une faible estime de soi (1)».
Roz Shafran et ses collaborateurs mirent
en évidence le concept de standards exigeants et auto-imposés comme élément clé
de ce qu’ils qualifièrent de perfectionnisme clinique. Ils considèrent que ces
standards ne sont jamais atteints en raison d’exigences trop élevées, ce qui
retentit négativement sur la confiance en soi et l’estime de soi.

Pour Shafran, les
standards exigeants et auto-imposés ne deviennent cependant problématiques que
s’ils s’expriment dans au moins un domaine de vie important pour le sujet. Par
exemple, sa profession ou ses relations familiales. Toutefois, certains auteurs
considèrent que la personne perfectionniste ambitionne la perfection à tous les
niveaux. «La prise en charge des troubles psychologiques auxquels le
perfectionnisme est associé se trouve facilitée lorsqu’il reste des îlots
d’activités dans lesquelles les exigences ne sont pas excessives. Ce qui est
parfois le cas d’après mon expérience clinique»,
commente Céline Douilliez.

En adéquation
avec une notion évoquée précédemment, le modèle de Shafran se fonde sur l’idée
que l’élément problématique dans le perfectionnisme clinique tient non à la
fixation de standards exigeants – il y a toutefois des exceptions, comme
dans les troubles des conduites alimentaires -, mais au fait que les
perfectionnistes considèrent que leur valeur personnelle dépend de leur
capacité à atteindre ces standards. Cette approche rejoint celle de Randy
Frost, du Smith College à Northampton, dans le Massachusetts, qui, rappellent
Bérénice Delor, Céline Douilliez et Pierre Philippot, postulait en 1990 que «la
fixation de standards de performance élevés est une caractéristique nécessaire
mais non suffisante pour distinguer les personnes perfectionnistes des personnes
compétentes et efficaces
». Par parenthèse transparaît à nouveau ici le flou
sémantique sur la notion de perfectionnisme, certains auteurs assimilant
perfectionnisme et perfectionnisme inadapté, là où d’autres établissent une
scission entre 2 formes possibles de perfectionnisme.